bientôt planter

Le monde est à nouveau réduit, son souffle affecté, le franchissement de ses frontières contrôlées. Alors l’essentiel de ta vie se déroule dans le périmètre de ces  vieux murs en pierre grise dont tu ne connais pas vraiment l’histoire. Ils dessinent avec précision le territoire, sorte de petit pays blotti au flanc du versant balayé par les vents et les brumes, pays qui est devenu le tien il y a quelques années et dont tu as la garde. Et tu sais combien la terre réclame d’être bêchée bousculée engraissée, chaque année transformée en humus propice à la germination. Tu sais que les fraisiers aiment ranimer leurs touffes après l’hiver — déjà ils poussent des fleurs à travers le paillage. Tu te concentres sur la tâche jour après jour, tu ne penses pas au monde qui grince, juste aux gelées qui peuvent survenir, aux plantules encore fragiles qui attendent dans la serre. Tu chasses les escargots à la main après la pluie. Tu nettoies les allées, même si aucune herbe n’est maudite, chacune digne d’observation, de considération. Tu installes des pierres prises au lit de rivière et des petites barrières pour dessiner les parcelles. C’est un véritable dessin que tu réalises à la surface de la terre. Oui, le jardin est un dessin à ton échelle, invisible d’en-haut sans doute, région miniature façonnée selon ta manière et ton cœur, fragments d’une mosaïque plus vaste capable de t’apporter de la plénitude et de te relier au ciel.

 

Photographies Françoise Renaud,  jardin cévenol, 15 avril 2021

 

 

rêverie de septembre

Matinée d’errance au jardin.

Les pluies violentes d’il y a quelques jours ont frappé puis embaumé l’espace — aster dahlia sauge sédum véronique anémone hydrangea graminée —, partout floraisons tardives fragiles bouleversantes en alternance avec le désordre des touffes herbeuses et des hampes desséchées lourdes en graines et encore courtisées d’insectes. Je prends tout, vais à leur rencontre, observe dans le détail espèces et variations — chacune me tient durablement sous sa coupe —, me nourris d’un massif puis de l’autre, et aussi du corps en son entier exposé là dans les parcelles de ce champ pareil à une planche botanique, corps divers et complexe que j’ai contribué à composer ces dernières années au hasard de mes trouvailles, qui désormais vit en dehors de mes soins et de mes désirs telle une entité n’appartenant qu’à la nature.
Je m’interroge sur ce qui préside à un développement si prodigieux entre deux solstices malgré l’agression des canicules, l’incessante compétition entre les espèces, l’instabilité grandissante des saisons. Le hasard — en partie sans doute —, la recherche innée d’équilibre des architectures végétales, l’improvisation propre aux vivaces. En tout cas cette puissance du vivant a tendance à me donner confiance. J’en prends bonne mesure, associant l’orée de cet étrange automne et l’insistante beauté du monde.

Il y a aussi en cet endroit une multitude de signes infimes et très anciens que je porte en moi, indices appris il y a longtemps dans le jardin de mon père (petites poires brunissantes, feuilles brossées par une rafale de vent, porte de la serre à la peinture écaillée, arrosoir abandonné, outils usés bien rangés), autant de signes qui se manifestent et se superposent au réel, dessinant une sorte de mosaïque tout à fait personnelle composée de couleurs vives, d’éclats de lumière, de corolles, de mousses spongieuses, de fragments de carapaces et de brindilles, le tout organisé dans mes mémoires — ou plutôt désorganisé — pareil à une rêverie, soudain stimulé par les surprenants jaillissements de l’automne.

 

Photographies Françoise Renaud – En mon jardin cévenol, 26 septembre 2020

 

 

mes petits paysages

chaque jour mes petits paysages changent… les détails, les floraisons, les organisations, les alternances de mauve et d’orangé, petits riens qui font reconnaître le vivant, pulsant de seconde en seconde au rythme de l’univers infini…
faut il vraiment des mots pour les accompagner ? ils sont tout à la fois : fragilité, rappel à l’éphémère, leçon de vie, beauté
bien pour cela que je les admire et les partage

Photographies Françoise Renaud,  26 juin 2020

en mon for intérieur – jour #19

 

admirer cette terre qui se relève (dévastée par l’eau  il y a cinq ans)

approcher, planter, apprivoiser chaque saison un peu plus, conjuguer couleurs et vibrations, développer d’improbables combinaisons en bordure ou le long des murailles ou entre pierres tels des serpents de lumière

partager sa beauté avec ceux qui œuvrent à nous tenir debout vivants
parce que moi je ne fais pas grand chose pour aider sinon demeurer sage

têtes graciles

entrevues ces jours-ci
surgies au cœur des feuilles mortes en décomposition
palpitations fragiles, irréelles
(indices de printemps)
mais comment donc se fabrique la matière dans un ordre chronologique à jamais inchangé ? tellement fascinant de les voir revenir chaque année comme si elles n’en pouvaient plus d’attendre : architecture, nombre de pétales, coloris, velouté

les plantes ont leur code, leur mémoire, elles ont des yeux et des antennes, elles excellent dans la précision de leur arrangement et dans la reconnaissance qu’elles ont de l’air et de la lumière

retenir encore ces temps précieux à l’heure des tempêtes qui dévastent

 

Photographies © Françoise Renaud, 11 février 2020, Sud Cévennes

rosée pareille à une sueur

ce matin au jardin
humidité dans l’ombre du versant et ça frémit perle sourd de la matière profonde de la nuit, si beau… sur les feuilles, sur les fins brins de l’herbe, sur le gras des feuilles, ça perle ça sourd une espèce d’eau pure qui se manifeste en molécules si petites qu’elles se faufilent par les pores des cellules et investissent la peau des fleurs, glissent dans le berceau des feuilles, stagnent à la faveur d’un pétale velouté ou d’une écorce cirée capables de conserver la perle au plus long du matin jusqu’à ce que la chaleur l’absorbe

Photographies Françoise Renaud, octobre 2019

 

l’été passé

ce monde propose tant de spectacles, c’est bête à dire, mais quoi inventer d’autre ? tout est là, dans ces feuilles, ces corolles, ces expansions végétales nées de simples graines qui se mettent à vibrer à pousser, j’aime tant cela que je ne cesse de les regarder, d’en louer la démesure, d’en être fascinée, d’en faire des images, d’en faire aussi des salades et des mets savoureux, tout ce qui se mange de cette poésie vivante et passagère pour nourrir l’intérieur du corps de ses résonances et ses délices

Photographies françoise renaud, été 2019

danse du présent

24 mars. Déjà la danse du présent avec la mystérieuse remontée des sèves : couvre-sols revenus du néant soudain refleuris (on ne s’en était pas rendu compte jusque là, c’est arrivé vite) / petites touffes entre les pierres / fleurettes à orner la salade et à manger / jaune ficaire et jaune narcisse / étranges boutons qui s’épanchent en rosace ou en bec de perroquet. L’intime brusquement surgi, visible, l’intime qui rejoint les corps fatigués de l’hiver et les rires des enfants qui courent dans les chemins, l’intime fait de cellules nouvelles rompant franchement avec la pierre qui structure les espaces habités : murs qui retiennent les traversiers / galets / gravats qui composent la route en chantier / tas de sable pour le chantier et tas de gravier aussi / soubassement de la maison / béton du parking. L’intime végétal presque chair au point qu’on en oublie le sable et le béton et le bruit du chantier, en tout cas proche de la chair, une chair saisie de couleurs délicates… beau beau, étonnant même si on a toujours vécu avec ce genre d’événement sur cette planète… applaudir, traquer les renflements sur les rameaux, les bosses, les fentes, et ça n’est que le commencement…

 

Photographies : Françoise Renaud, mars 2019

en ce moment

Au jardin
ça pousse l’air de rien,
partout ça sort,

ces bulbes enfouis en terre à l’automne ont fait émerger des choses fragiles et veloutées. Fraîches. Si fraîches qu’on croit à une illusion d’optique, contours doucement renflés comme de la chair vivante. De même la couleur. Improbable. Accouplement d’une pâleur, d’un rose aurore et d’une teinte plus poudrée qui se serait laissée disperser par la brise, brise qui plonge et redessine sans cesse le fil du ruisseau dans ce paisible et menaçant paysage.
Pourtant ces derniers mois il a gelé neigé venté, terre nue secouée.
Plus rien.
Terre sombre en mottes injectée de cailloux.
Et maintenant que l’air se fait tendre, les sèves s’agitent, des matières naissent. C’est miraculeux, épatant. Les pétales s’ébrouent comme de petits animaux joyeux. Et on ressent cette joie, presque une légère euphorie.
L’aspect éphémère y est sûrement pour quelque chose.

Photographie : Au jardin, Françoise Renaud 2017

 

après la pluie

La pluie d’hier était douce et bienfaisante après des jours de brûlure. Le jardin semblait s’ouvrir.
Envie de saisir l’instant avec les moyens du bord. Au plus simple. Saisir ce qui était là au dehors près de moi. Perles au creux des feuilles, corolles vives, formes multiples. Ne pas se demander comment faire pour renforcer la profondeur ou la couleur. Seulement regarder. Tout pousse et se transforme. Accroupie dans la terre mouillée, je me suis laissée conduire.
La nature et son observation quotidienne me remplissent de force.

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Photographies ©Françoise Renaud, août 2016

comment s’écrit le jardin

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Fleurs, légumes. Je les mêle au jardin. Duo élégant et parfait.
J’aime tellement les cultiver ensemble comme si l’avenir était inscrit entre leurs sillons conjugués, comme s’ils amplifiaient notre utilité et notre fierté de jardinier. Je les entoure de soin. Ils poussent là pas loin de moi, ils semblent à leur place. Les récolter pour les manger me coûte.

Fleurs, légumes. Rien qu’un graine au commencement, un petit cœur de matière qui ne demande qu’à se développer. Rhizome, tubercule, fragment de tige apte à raciner. Il suffit de peu : eau, terre, soleil en suffisance. Chaque fois je m’étonne de réussir. Une tige pointe. Puis plus vite. L’existence s’exprime dans la diversité des organes en croissance, dans la fougue des feuillages s’épaississant en liberté — que parfois je dois guider sous peine de voir mon territoire envahi. Aussi dans ces formes douces et colorées, corolles destinées à orner les allées ou se muer en légumes.

J’envie le temps dont disposent les végétaux. J’admire leur irréductibilité. Fleurs, légumes, combinaisons subtiles. Dans le jardin ou dans l’assiette. Le gracieux et l’intime de la terre.

Photographies ©Françoise Renaud, juillet 2016

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changement de saison

Photograhie de Sylvia Bahri

écrire au jour le jour entre contrainte et désir, faire ses gammes, chercher les mots pour dire au mieux ce qui arrive devant soi, autour de soi, ce qui arrive au ciel, ce que la terre suinte et raconte d’histoires animales et végétales, gémir aussi parce que c’est incroyable de vivre comme ça, là, aujourd’hui, d’observer les choses, les paysages, les gens, d’écrire, tout ça plus vrai encore avec les mots qui pénètrent le papier ou la toile…

 

Insensiblement.
Le soleil baisse.
Il n’émerge plus au même point de l’est derrière la colline et il ne se hisse plus suffisamment à midi pour frapper la fenêtre de toit au-dessus de mon lit. Le soir, l’air tourne frais sitôt que la lumière bascule. Moins d’oiseaux, certains partis vers le sud pour l’autre saison.
Déjà. Oui.
À deux reprises ces derniers jours, j’ai vu un grand échassier. Un héron cendré, enfin je crois. Il planait à remonter le ruisseau, pattes tendues à l’extrême comme un danseur volant. Il avait dû voir quelque chose d’intéressant pour glisser comme ça le long de la fracture d’eau bruissante, quelque chose à attraper et manger − musaraigne, crapaud, poisson, lézard fuyant au milieu du fouillis de pierres. On aurait dit qu’il dessinait d’un trait une ligne de vent.

Avec la saison qui avance, on ne vit plus le paysage de la même façon.

Ce morceau de pays se transforme au rythme des saisons depuis le fond des âges. Les gens d’ici en savent les détails. Ce n’est que mon deuxième automne, aussi je ne connais pas encore le programme de ces transformations : fleurs survivantes, lente mutation des arbres, perte en densité végétale, palette des rouges jaunes ocres bruns bronzes alternant avec le socle rocheux et les arrachements de terre, le tout dans ma fenêtre comme dans un cadre de télévision. Tableaux à découvrir sans cesse mouvants. Ils se fixent, ordre et rythme, s’incrustent dans un coin du cerveau encore libre pour former une nouvelle géographie. Ou plutôt galerie. Tout sera là, inscrit. Il suffira d’y retourner les années suivantes pour reconnaître les événements répertoriés ainsi que des images virtuelles, les visiter du bout des doigts, du bout des yeux. Une sorte de nouveau langage associé au pays, aux orages et à certaines émotions singulières.
Au jardin, foison de floraisons, ce qui me contente. Pas encore l’endormissement − ce sera plus tard.
Deuxième élan pour les sauges, cosmos largement resemés à travers l’herbe (on me l’avait promis), verveines rampantes à l’odeur divine, bouquets de soucis (il faut que j’en ramasse bientôt les graines), dahlias à tige noire resplendissants (penser aux graines aussi encapsulées), folles capucines. Et puis les poivrons rougissent, les courges fignolent leurs rondeurs au milieu des verveines et les fraisiers produisent en quantité, de quoi me remplir la main chaque matin.
Autant d’étonnements, de délices liés au regain de vie après les pluies violentes, à la douceur de ces journées sans vent, divines, comme sait en délivrer l’automne. Du coup j’ai fait quelques photographies. Elles pourront me reconduire quand je le voudrai vers ces zones de monde qui tranquillement sont en train de devenir miennes − jardin, verger, ruisseau, vieux murs, éboulis, petite montagne − quand l’hiver sera rude, à l’encoignure du soir, blottie contre le feu.

 

Photographie : Sylvia Bahri, 2015

murmurer à la terre

Courgette en fleur, juin 2015, photographie de Françoise Renaud

Premier potager, premières bagarres avec la terre pour y faire pousser des légumes. Des fleurs aussi : soucis, dahlias et capucines.
Après ce qu’elle a connu, il a fallu en effet batailler. La remonter par endroits, la niveler, la remuer, la bousculer, la trier, en extraire des cailloux gros comme le poing en quantité, des bouts de ferraille, des tessons de faïence, des lambeaux de sacs plastiques ou de clôtures saisis dans le flot des limons, enfouis tels des matériaux archéologiques. Et puis la biner, la ratisser pour la rendre belle, juste compromis entre matière et légèreté, pour accueillir les plants et les graines de saison.
Pas commencer trop tôt par ici, on m’avait conseillé. Jusqu’en mai il peut encore geler.

 

Je me revois il y a quelques semaines,
presque à plat ventre.

Si quelqu’un était passé sur le chemin, touriste ou homme du cru, Continue reading →