fond du jardin

L’année de ses douze ans peut-être, loin en arrière, sorte de niche au sortir de l’enfance. En fait il y a plusieurs instants de même nature dont elle pourrait s’emparer et fouiller. L’un avec la grand-tante, l’autre avec le frère, l’autre avec les chiens, tous assemblés en cette même heure, durée d’une visite en ce village où son père a été recueilli à la fin de la guerre. Le village se situe dans l’arrière-pays maritime fait de bocage, champs de pommiers et prés riches en herbe pour les gros animaux. Le père reconnaissant souhaite entretenir le lien avec ceux qui lui avaient proposé leur chambre à patates pour gîte et l’avaient nourri en des circonstances difficiles. Sans doute veut-il aussi donner à voir ses enfants, fille et garçon, qui grandissent si bien. De beaux enfants en somme.  

C’est en hiver, le jardin semble mort, les bâtiments de la ferme tassés et bien alignés le long du chemin. Elle aime les reconnaître dans l’instant où la voiture dépasse l’étang, bifurque à droite et se range sur le terre-plein. Tout de suite les chiens alertés se précipitent, leur lèchent les mains sitôt qu’ils descendent. Les enfants n’ont que faire des adultes qui échangent des nouvelles un moment au jardin puis s’installent dans la cuisine pour partager une cerise à l’eau-de-vie ou un blanc sec — elle a déjà évoqué ces conversations autour de la table au bois noir griffé par l’usage et a déjà décrit les objets posés sur le buffet devant le miroir déformant. Venez donc par ici, je vais vous donner un gâteau. La tante qui vivra bien au-delà des cent ans, a la voix bourrue. Gentille. Sa face grimace, lèvres fendillées, poils au menton. Franchement elle n’aime pas trop l’embrasser, cette tante-là, elle n’aime pas l’odeur de son sarrau pas lavé. Mais ce regard affûté qu’elle a, comme l’œil noir d’une poule qui secoue la tête d’un bord sur l’autre. Mais cette pogne aussi qu’elle a, solide et intraitable pareille à un vérin de pressoir. Mais oui vous pouvez en prendre deux. Allez mes petits ! Un dans la bouche, un dans la poche. Ils se servent et repartent en courant vers le fond du jardin avec les chiens. Là, un drôle d’appentis entouré de broussailles. Porte déglinguée qui ne tient qu’avec un pauvre crochet. Curieux qu’ils ne l’aient jamais remarqué. Ils entrent, la porte se referme brusquement derrière eux à cause d’une rafale de vent, c’est sombre et sale et encombré. Dehors les chiens gémissent. Elle retient le bras de son frère. On ne devrait pas, on va se faire gronder. Pourtant elle ouvre grand les yeux, s’accroupit, il y a des craquements de planches et de tôle, pas de fenêtres sinon un trou dans le mur du fond, il fait froid, elle pose les mains sur les formes autour d’elle pour essayer de les reconnaître, cageots, meubles remisés, toiles d’araignée, vieux sacs de jute, elle ne sait plus où est son frère, ça sent le vieux, la fumée, le cafard, la pomme pourrie, le légume fermenté, toute la pénombre chargée d’histoires effrayantes. Un des chiens aboie dehors. Elle voudrait savoir pourquoi, elle voudrait les rejoindre. Hiver. Une forme a bougé dans le recoin contre le mur. Elle recule, porte la main vers sa poche où elle a rangé le biscuit.

confidence

Vous livrer ici un fragment de mon travail en chantier. Une sorte de dialogue sans mots entre guillemets, mais dialogue quand même.

Alors que Waralin le survivant et Riks le jeune fomentent un projet important pour l’avenir des clans, l’enfant Doria les surprend et les observe.

L’enfant Doria — fille de Mermel — a franchi les remparts, elle cherche des petites choses à enfiler pour faire des colliers, elle pense que sur le talus là-bas en marchant vers la forêt la neige sera moins épaisse et qu’elle y trouvera des graines enfouies, elle avance et soudain elle les voit, elle les reconnaît tout de suite même s’ils sont loin, Waralin le survivant et le jeune Riks, et comme elle a enfreint la règle imposée aux enfants de ne pas quitter seuls le camp, elle se cache, les observe, observe la silhouette de Waralin installée dans le traîneau — d’habitude si tassée renfrognée, contrainte par l’infirmité — qui s’agite, danse des mains et des bras en même temps que le torse participe aux courants de l’air et que les épaules se tournent comme pour indiquer une direction, elle se dit que s’il bouge de cette façon désordonnée c’est qu’il est en train de parler et c’est forcément qu’il a quelque chose d’important à dire pour déployer les bras, les mettre en branle à ce point, elle le sait, elle le comprend, elle ne l’a jamais vu dans cet état ou alors en transe lorsqu’il racontait sa chute à flanc de glacier alors que tous étaient réunis dans la grande hutte en rondins de bouleau — elle n’a pas oublié le bleu cinglant presque surnaturel de ses yeux —, donc Waralin a quelque chose d’important à dire à Riks et ça concerne la survie et l’avenir des tribus, la possibilité d’un nouveau printemps avec la floraison des épineux, la prolifération des lapins et le retour des grands mammifères, elle imagine tout cela, le suce comme un petit fruit de prunelier, Riks plus jeune que Waralin est dressé de toute sa hauteur près du traîneau, il a l’air d’un géant mais ce qui frappe l’enfant Doria c’est le fait qu’il soit légèrement penché vers l’avant, et aussi son extrême immobilité, on dirait qu’il est entièrement concentré sur le visage de Waralin et qu’il se laisse uniquement toucher par l’air brassé par les mains — une sorte d’inversion des rôles dans ce moment de conversation, indice supplémentaire pour penser que les mots prononcés sont importants et de l’ordre de la confidence —, elle s’est rapprochée de la scène pour en être sûre, c’est alors que Riks prend les mains de Waralin dans les siennes, son visage paraît changé, un long moment ils se regardent comme partageant un même projet, un rêve de voyage, une pensée audacieuse et clandestine avec le temps qui s’accroche aux brumes et l’oiseau noir qui décrit des cercles au-dessus de leurs têtes et lance des cris scandant leur pacte, entre eux il se trame quelque chose, maintenant elle en est tout à fait sûre, ils échangent encore des mots en se tenant par le coude — des mots qu’elle n’entend pas — et tandis qu’ils lèvent d’un même mouvement leurs visages vers le ciel, l’enfant Doria quitte sa cachette et se met à courir comme une folle en direction des remparts. 

Tu cherches l’amour dans ses yeux

Une proposition d'atelier m'a reconduite vers cette enfant née six ans avant moi, qui est donc ma sœur et que je n'ai que peu connue... peut-être là les prémices de ce texte-récit-roman que je veux lui consacrer depuis longtemps...

Tu es seule, assise par terre dans le jardin. Tu sembles manipuler un petit objet. Tes doigts sont un peu courts, maladroits, tu ne parviens pas à faire ce que tu voudrais mais tu ne t’énerves pas. Tu caresses l’objet, tu le lèches, tu le suces. Le temps n’existe pas pour toi en cet instant. Un monde familier t’entoure dans lequel tu as tes repères. Quand tu veux te redresser, tu pousses un cri rauque. Peut-être qu’on se demande où tu t’es cachée, alors ton cri rassure.

Tu as quelques jouets bien à toi, une espèce de poussette pour promener tes deux poupées. De récupération certainement. L’armature est rouillée par endroits et le tissu déchiré mais tes poupées sont contentes. Et tu vas ainsi avec ta poussette et tu sillonnes les allées du jardin. Tu leur montres les arbres et les herbes en émettant des sons joyeux qui ressemblent à des mots.

Tu n’as pas encore de vocabulaire et tu as du mal dans la prononciation de certaines syllabes. Tu comprends certainement tous les mots qu’on t’adresse mais toi tu ne peux pas les prononcer. Dans ton regard cette impuissance que tu reconnais et ressens comme part de toi, cette tristesse infinie.

Tu es prisonnière de ton corps incomplet, ou plutôt déformé, hors normes à cause d’une malformation congénitale — une chose qu’on n’a pas envisagée tout de suite. À un moment donné de ton développement, tu sais que tu es différente des autres et tu en souffres. Tu vois les enfants qui s’amusent et participent à la joie du groupe. Tu te sens seule dans ta peau trop blanche et tes yeux trop plissés. Tu te réfugies dans les parages de ta mère qui veille beaucoup sur toi.

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récit de l’ouest sauvage

à chaque retour au bord de la mer dans la maison d’enfance, je trouve le moyen de grimper au grenier —  quand nous étions enfants c’était un vrai grenier, transformé depuis, du moins en partie — et je revisionne des phases de vie, des événements qui avaient marqué la famille, des moments d’adolescence, des jours de solitude et même certaines heures de jeu avec mes cousines, je retrouve des courriers ficelés avec des écritures connues, je m’empare de livres écornés et fouille le fond des placards comme si j’allais y dénicher quelque objet insolite, vêtement ou jeu de sept familles s’attachant à d’insoupçonnables souvenirs, et cette fois c’est un coffret en bois au décor bien modeste qui retient mon attention : modeste mais quand même, joli format carré, teinte sombre, dessin gravé sur le couvercle puis peint de façon élégante si bien qu’il paraît presque presque fondu dans le bois sauf le col blanc du personnage qui contraste avec le fond, et aussi le mot de six lettres inscrit en bas et un peu en travers apposé telle une signature et venant préciser le nom du port de pêche de Loire-Atlantique où je suis née et où s’est déroulée mon enfance, objet proposé au tourisme balbutiant dans l’immédiat après-guerre dans les boutiques à souvenirs installées sur le môle

le personnage : homme jeune croqué en plan américain avec costume et chapeau qu’on identifie tout de suite comme bretons en dépit du croquis plutôt rustique, joli port de tête, sourire doux, regard tourné sur le côté comme s’il regardait quelque chose d’agréable, quant à la veste elle est vert sombre et propose plusieurs revers avec, juste en-dessous, un plastron en tissu rouge

le coffret a été acheté en 1946, ma petite mère avait alors dix-sept ans

elle me le dit sans même prendre un instant pour rechercher la date exacte quand je lui montre l’objet, elle s’en souvient très bien, c’était lors d’un voyage de jeunes filles organisé par une commune de l’arrière-pays où elle passait sa première année en tant que maîtresse d’école et toutes étaient allées à la mer pour une joyeuse partie de pêche, ce qui ne lui avait pas spécialement plu à elle, enfin le fait d’être entre jeunes filles oui peut-être, mais le fait de marcher dans l’eau froide et de fouiller la vase avec la main ou un outil, ça pas tellement — non franchement la pêche ne serait pas quelque chose dont elle pourrait raffoler un jour –, en fait elle ne se doutait pas que de proches événements allaient la ramener en ce lieu de mer et qu’elle y passerait une très large part de sa vie, y aurait des enfants, y vivrait des bonheurs et des chagrins, y résiderait encore en son grand âge et visiterait ses morts enterrés de plus en plus nombreux dans le grand champ de sable ceinturé de vieux murs, enfin voilà ce qu’elle me dit maintenant que je suis devant elle, coffret entre les mains, affirmant que si elle n’avait pas eu de goût pour la pêche ou la baignade — il est vrai qu’elle ne possédait pas de costume pour cela –, elle avait apprécié en revanche la balade sur le port, les oiseaux qui criaient, les bateaux amarrés où s’affairaient des hommes aux mains puissantes, et c’est en cette occasion qu’elle avait acheté la boîte en bois, boîte à trésors que j’ai tout de suite rangée dans mon bagage, elle m’a affirmé que je pouvais, qu’elle serait mieux chez moi que dans un placard du grenier et en plus si ça me faisait plaisir, alors c’était parfait, cette même boîte désormais posée à ma droite sur le bureau où je travaille, me rappelant au fait qu’une grande part de mémoire est forcément perdue, effacée, à un moment donné inaccessible

 

Photographies : Côte de Jade  – Françoise Renaud

en mon for intérieur – jour #44

L’image s’impose à moi — à cause du manque sans doute —, image de la vague qui s’annonce à bonne distance de la côte et vient se briser sur la plage, et aussi le bruit, parce que ça fait un bruit terrible une vague qui court jusqu’à l’épuisement, souffle et rage, fracas, roulement, chacune ressemblant à une boursouflure puis à une faille qui se déplace à travers le bleu ou le vert bardé d’écume, à une tranchée. On a accès au ventre de la mer. On voit combien ça bouscule et rugit en dedans, combien ça brasse et fracasse. Un corps d’homme y serait irrésistiblement aspiré, emporté, chamboulé, avant d’être rejeté à demi-mort sur le sable.

Et ça court glisse comme sur une peau. On observe les petites langues levées par le vent puissant.
La ligne de rencontre entre ciel et mer est dure et précise, sans nuages.
Comme soulignée à la plume violette.

Quand nous étions jeunes, nous enfants de la côte, nous adorions les tempêtes. Elles soulevaient des vagues énormes qui à marée haute remplissaient les criques jusqu’à la goule, refoulant la marmaille estivante sur les bancs qui bordaient la corniche. Nous les espérions avec les orages d’août. Ces jours-là nous enfourchions nos bicyclettes pour gagner les rivages sauvages à l’écart du bourg,  réputés dangereux, on ne disait rien à personne, on y allait, on abandonnait nos engins à travers les genêts et on se jetait dans la bataille. Plusieurs heures. Inégalable ivresse à éprouver la force démente de l’eau,
corps broyé,
membres écartelés, chevelure mêlée de sable et de sel.

Ce matin, dans le silence de la maison, je revois les murs déferlants qui nous avalaient, j’entends les cris que nous poussions et que nul ne pouvait saisir dans le fracas monumental. Nous n’avions aucune peur ni aucune idée du danger. Parfois une vague plus vicieuse que les autres nous déportait vers la barrière noire des rochers. Nous sortions roués de coups, éraflés, ensanglantés. Nos mères nous demandaient où donc nous étions allés nous fourrer et nous répétions que ça n’était rien, ces bobos, rien du tout. De toute façon nous nous en moquions, le paysage et le vacarme étaient nôtres, l’océan nous possédait, nous ne désirions rien d’autre qu’appartenir à ce monde qui nous avait vus naître et qui nous poussait vers l’avant avec en germe la conscience de la phosphorescence et de l’extrême beauté. Ce matin l’océan me manque et je me soucie de l’avenir du monde.

Photographie : Leo Roomets -Unsplash

en mon for intérieur – jour #16

pour quelqu’un qui s’en va…

je reste dans le souvenir d’elle partie il y a peu de jours et je pose ces mots simples — comme une chanson — et puis j’attends pour voir s’il va se passer quelque chose
je ne veux pas céder à la tristesse ni me soumettre à la facilité d’une lamentation stérile, je veux accéder à un profond souvenir d’elle
je veux me remplir de joie à l’idée que oui, elle a tout de même eu une belle vie, elle a habité une maison à la campagne et son jardin était rempli de roses, au fond un carré de poireaux et de choux pour la soupe d’hiver, elle a eu un mari gentil et des enfants, plusieurs, ils ont fait leur vie à leur tour, l’un d’eux sur un autre continent, le hameau près de la rivière n’a pas tellement changé, on en reconnaît bien l’entrée sur la gauche en allant vers Saint Père, ensuite la petite montée jusqu’à atteindre la cour avec tracteur devant le hangar

mon père faisait souvent le détour par chez eux quand son mari vivait, un copain de régiment et de jeunesse (mon père n’en avait pas cinquante, par conséquent il y tenait, et eux l’appréciaient en dépit de son caractère grognon), sans doute que les étrangers à notre famille le supportaient mieux que nous, reconnaissaient et aimaient les traits majeurs de son tempérament : ténacité, courage, curiosité (bien des connaissances acquises sur le tas), mais aujourd’hui je ne veux pas parler de lui — le bougre vient toujours s’entortiller dans mes histoires comme un liseron résistant prêt à toutes les escalades, aussi pour une fois je l’invite à rester à sa place de visiteur dans la maison de Rolande, assis à la table de la cuisine devant une tasse de café ou un verre de blanc  — car je veux évoquer sa voix à elle, sa bonne humeur à elle, brave petite femme dans les tempêtes emportée par la puissante marée du temps, ses yeux fermés sur le lit et son corps froid, elle a abandonné la partie et je la comprends (comment trouver de l’intérêt à poursuivre dans ces conditions, privée du sourire de son fils cadet dans la dernière longueur de sa vie ? mieux vaut descendre du train), alors son cœur s’est arrêté de battre, et de cet arrêt pareil au jet d’un caillou dans un lac s’est propagée une onde ample et magnifique qui a fini par atteindre les rives et toucher ceux qui vivaient là, marchaient dans la forêt ou arpentaient de long en large leur appartement, résistant à une période difficile — disette, isolement, maladie —

je regarde l’onde progresser à la surface du lac où se reflètent les nuages mêlés à son visage, et je l’imagine petite fille, ses yeux clairs, son petit visage mutin

Illustration : Autoportrait du 6ème anniversaire de mariage, Paula Modersohn-Becker, 1906

pousser la langue #06 | corps vents fenêtres

Une proposition de naviguer de fenêtre en fenêtre jusqu’à entremêler différentes époques de notre vie, à les révéler… et sans ponctuation… Le Tiers livre ici

 

Elle levait les yeux pour la voir elle le faisait souvent pour attraper la lumière du dehors et les nuages qui semblaient faire partie du verre elle pensait à la suite très loin dans le futur elle pensait à d’autres lieux qu’elle habiterait d’autres fenêtres comme celle de la cuisine de la rue Pouget grande avec volets verts donnant sur des jardins de faubourg celui d’en face reconnaissable au bananier qui revenait chaque année toujours aussi dépenaillé à cause des vents forts ou celle encore qu’elle avait contemplée trente ans plus tard allongée dans un lit blanc de chambre aseptisée genre de fenêtre-mur à volet roulant bruyant à manipuler en fait c’était il n’y a pas longtemps nuit sans dormir avec douleur intense canicule sur la ville et traces de sable sur la paroi rappelant des coulures de larmes sur un visage tout ça intimement imbriqué avec irisations de lumière électrique et sirènes d’ambulance rêves pensées reflets fusionnés le matin très tôt avec le soleil émergeant au-dessus des petites montagnes tout change si vite dans la minuscule ouverture de la vieille maison bordée de toiles d’araignée cadre en bois et verre datant de quelques décennies sans doute car épais et légèrement trouble ce qui la reconduit à ce haut vitrage vers lequel elle levait souvent les yeux composé d’éléments 30 x 30 ce doit être à peu près ça mais ça n’a pas d’importance cahier d’enfance posé sous le coude et encrier avec le printemps chassant l’hiver et toutes les odeurs de poêle à mesure que le soleil gagnait du terrain et grimpait contre l’épaulement de la fenêtre parfois pluies intenses à cause de la proximité de la mer et violentes bourrasques qui faisaient vibrer aussi les carreaux de la cuisine avec rideau en dentelle blanche largement repoussé afin d’observer les mouvements à l’entour elle fenêtres maisons habitées par les corps les vents les arbres et les villes elle pensait rêvait de la haute fenêtre de la salle de classe regardait les lumières regarde les reflets des différents mondes traversés absorbés par les épaules les cheveux elle ne sait rien du temps qui prend la peau surprenant parfois dans le cadre quelque reflet de sa propre silhouette.

Photo Hans Eiskonen

 

en 4000 mots #3 | quand Kafka s’amuse

Atelier Tiers Livre – hiver 2018 / 2019
recherches sur la nouvelle

Le Tiers Livre – atelier d’hiver #3,  renversements et variations sur un thème (inspiré du « Prométhée » de Kafka)

Qui s’inquiète aujourd’hui de l’enfant de Marie-Jeanne Louërat, fille de notables durement mise à l’écart et même reniée pour s’être laissée tenter par le diable ? Différentes versions ont traversé des années de guerre où l’ordre des familles était bouleversé par l’absence des hommes, les esprits affectés par le manque et les annonces de décès.

La première nous est proposée dans un mot griffonné par le frère aîné combattant sur le front de l’Est en réponse à une lettre d’Yvonne, la troisième des sœurs. Il semblait répéter la nouvelle : l’enfant n’avait même pas crié, bleu au sortir du ventre, ainsi l’affaire était réglée (et il avait souligné ces trois mots). Il semblait satisfait. On comprend là que cette grossesse était une honte pour la famille. Continue reading →

tout un été d’écriture #22 | première cuisine

Sans doute que l’entrée dans la pièce depuis le jardin se faisait par un petit escalier mal fichu – modifié par la suite. Une pièce où tout aurait dû être pensé pour ce soit pratique, en fait seulement conçue au fur et à mesure de l’évolution des besoins et de l’agrandissement de la famille, en quelque sorte bricolée. Contre le mur de gauche, évier blanc à deux bacs avec bouchon séparé de son cordon métallique traînant à côté de l’éponge bonne à jeter, du tampon Gex à décrasser le cul des marmites et d’un pain de savon à tout faire. Mais sans doute qu’en ce début des années soixante, il ne s’agissait que d’une cuvette en pierre sans eau chaude avec évacuation directe vers la buanderie située niveau jardin (l’image est assez floue, incertaine). Et sans doute que le plan de travail carrelé en 12 x 12 blanc (tout ce qu’il y a de plus basique avec joints en ciment) n’était qu’un rajout en bois — étagère ou petit meuble de récupération — inséré entre l’évier sommaire et la cuisinière à charbon (dite à feu continu) qui servait à chauffer la maison et à cuire la soupe. Aussi à conserver les briques chaudes à emporter le soir dans une feuille de papier journal pour réchauffer le lit quand l’hiver était rude. Table au milieu toute simple, en bois, sans tiroirs avec nappe en toile cirée (à carreaux écossais). Suffisante pour rassembler quatre personnes et un bébé sur la chaise haute avec boulier pour qu’il s’amuse tandis qu’on le fait manger, un peu plus tard pour quatre personnes seulement — dont le bébé. Une chaise était retirée contre le mur toujours à la même place (marque horizontale sur le mur à hauteur du dossier comme si la surface du mur avait été grattée), une place spéciale pour une personne spéciale — sûrement le chef de famille. Donc chaise en bois, avec assise ornée comme les autres de petits trous organisés en deux cercles concentriques. Contre le mur de droite : placards en enfilade, calendrier des Postes accroché à un clou, tablette avec récepteur radio (plutôt neuf), quelques courriers empilés, des journaux du coin à titrages rouges, un fatras de clés, deux cachets d’Aspro dans leur emballage rose, une maquette en métal du paquebot Normandie, une photo d’enfants jeunes assis devant la maison et un portrait du général De Gaulle découpé dans la presse. Tout en-dessous, une chemise en carton gris avec des articles relatifs à la libération de la poche de Saint-Nazaire. Le sol : propre, récemment carrelé. Formats 10 x 10 (petits comparés à ceux d’aujourd’hui), de trois ou quatre motifs différents : crème uni, rouge brun uni, gris granité et jaune granité — ce qui donnait un effet mosaïque pas vilain et les enfants pouvaient jouer par terre (mieux que la terre battue des cuisines de ferme ou le ciment brut). Une statue de vierge quelque part, c’est sûr, à côté de la radio, et un crucifix avec brin de romarin consacré aux derniers Rameaux.

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #22 : absolument nécessaire avoir fait la 21 avant celle-ci : ce qu’on a fait au présent, et sur le réel qui vous environne immédiatement, on applique le même principe de construction et détail discontinu pioché dans la mémoire : votre première cuisine… ou votre première table à écrire ?…

Photographie Françoise Renaud, 2018

un an déjà

Il y a tout juste un an, les choses avaient basculé,
brusquement les choses avaient basculé, je veux dire que plus rien n’avait été tout à fait pareil, un changement d’un jour à l’autre, et presque d’une seconde à l’autre, un corps qu’on connaissait depuis longtemps avait perdu la possibilité de crier ou de murmurer, un corps s’était absenté, vidé de son souffle, d’une seconde à l’autre un corps était passé sur l’autre versant, derrière cette frontière lumineuse d’où l’on ne revient jamais,
et ce corps était celui de mon père.

Son ombre est restée dans la maison de Bretagne — encore aujourd’hui — du côté du fauteuil où il s’asseyait, du lit où il dormait, de la place à table qu’il occupait, une ombre géante et puissante qu’aucune personne étrangère n’aurait pu percevoir, invisible mais toute puissante, et aussi l’odeur de son bleu de travail imprégnée dans le coussin et le dossier du siège qui lui était réservé — terre, paille, cendre, sève d’osier, limaille, sciure de bois, laine mouillée —, odeur à laquelle s’était mêlée celle du chien dont il s’était épris et occupé comme un tout petit enfant, et le chien le lui avait rendu comme nulle autre créature, odeur que j’ai bien connue dans sa 2CV les lundis avant l’aube quand il me conduisait à l’arrêt du car pour gagner l’internat à la ville, une sorte de souvenir sensuel parfait qui me reliait durant toute la semaine à la famille et à la maison, même si j’avais un peu honte de venir de la campagne et de porter des chaussettes tricotées (détail qui ne passait pas inaperçu dans cet établissement fréquenté par des filles de la haute qui m’avaient reléguée d’emblée au rang d’élève de peu d’intérêt mais je m’étais durci le cœur pour ne pas en souffrir).
Je me revois d’ailleurs à cette époque, si jeune et volontaire, pleurant mon père et ma mère le soir en secret dans mon oreiller, alors que les lumières du dortoir avaient été éteintes et que la solitude étreignait ma poitrine.

 

L’ombre de mon père plane sur ce territoire insondable et ombreux de ma mémoire à cause du temps qui terrasse, à cause de tout ce qui s’est échangé des regards et de ce qui s’est accumulé des non-dits pendant des décennies — il a tout de même vécu très vieux et on aurait pu espérer un relâchement de la tension, un aveu, un signe d’amour de mortel, quelque chose. La certitude de savoir que tout avait été entrepris de mon côté (et aussi du côté de mon frère) pour infiltrer suffisamment de tendresse dans le lien qui nous unissait, m’étreint alors que son image pâlit sous l’assaut de l’hiver tout comme les fleurs déposées sur la pierre dans le cimetière de Sainte Marie. Au fond cet homme était bien meilleur qu’il ne l’avait laissé paraître mais il avait refusé d’avancer en pays inconnu et il s’était contenté d’assommer ceux qui acceptaient de l’écouter, avec le récit réchauffé de ses actes soi-disant héroïques. Sans doute qu’il avait commencé à mourir au moment où il avait rétréci son regard à son seul espace et à sa seule souffrance, lentement, s’étouffant sans que personne ne pût lui venir en aide sous son masque de douleur.

Quelques jours, quelques heures, une seconde encore puis une autre, le souffle s’était arrêté. C’était pleine nuit. Alors son corps physique en voie de refroidir dans la chambre funéraire était devenu pour la première fois accessible à mes mains et à mon chagrin suite à mon dernier long voyage vers lui. Ainsi l’aimer encore aujourd’hui, un an plus tard, malgré lui, malgré tout, en dépit de la décomposition de la chair.

Photographie : Françoise Renaud, 2016

viens donc là, tout près

Viens donc, là, tout près. Approche. Viens te blottir dans ce coin sous mon aile, contre mon flanc tiède. Viens, approche, ne crains rien. Tu pourras y pleurer, renifler tout ton compte, y demeurer le temps que tu voudras. Tu sentiras se mêler les palpitations de mon cœur et du tien, tes sanglots et tous les intervalles de silence qui résonneront entre les spasmes, occupant progressivement toute la place. Tu recevras mes caresses sur le rond de ta tête. Mes doigts voudront t’enlever le gros du chagrin venu t’envahir , chagrin surgi on ne sait d’où ni pourquoi, à ce moment-là justement alors que tu étais en train d’évoquer un moment pénible, oui c’est vrai, assez pénible mais finalement pas tant que ça puisqu’il semblait avoir glissé dans ta vie sans faire trop de vagues, douleur provisoire suite à ce passage inattendu sur le billard dont tu semblais t’être remise, douleur pour une part éloignée. Et puis soudain les larmes.

Douces, par petites saccades.

Expression d’un regret, d’une angoisse, d’une culpabilité ? Impossible de le savoir comme ça, sur le moment, parce que ça arrivait sans le moindre signe avant-coureur et ça prenait au dépourvu celui qui était là — en l’occurrence moi — en train d’écouter le récit que tu faisais de ton expérience récente, Continue reading →

la douceur des morts

Je rentre d’un voyage en Bretagne, le premier depuis le décès de mon père. Impressions, survivances qui rejoignent d’autres expériences…

Lors de ce dernier voyage, j’ai revu l’escalier
un escalier de rien du tout, quelques marches comme je l’ai récemment décrit, faciles à franchir, franchement pas de quoi tomber — sans doute que le sol s’était subitement dérobé sous mes pieds —
et j’ai revu son visage de cendres
nettement

ce visage des derniers jours avant l’enfouissement sous la terre alors qu’il était couché sur le lit de glace dans la petite pièce sombre prévue pour les visites, avec de quoi s’assoir confortablement mais pas trop, une tablette au chevet pour poser une bougie et une fleur dans un vase, un parfum de santal couvrant l’odeur de dégradation des chairs qui déjà avait commencé et ne ferait que se poursuivre au cours des quelques jours d’attente dans ce bâtiment prévu pour les morts et pour les vivants qui  avaient l’habitude de les côtoyer et ne pouvaient se détacher d’eux aussi vite
donc peu de lumière, l’exacte quantité qu’on s’accorde pour la prière et le recueillement
pourtant bien souvent les gens dérogeaient à la règle et parlaient assez fort, échangeant des nouvelles en dehors de ce qui venait d’arriver et au-delà même du personnage qui les réunissait en ce lieu, des nouvelles du voisinage ou de la famille du côté de ma mère, des souvenirs aussi, pas mal de souvenirs

son visage à lui indifférent désormais à ces affaires et ces rumeurs, apaisé finalement, tendu, grisâtre un peu comme un galet

à  présent je l’aperçois souvent Continue reading →

lieux occupés

Certains lieux comptent plus que d’autres au cours d’une vie d’homme. La maison d’enfance par exemple. Peu importe son aspect ou la nature de son jardin. Avec ou sans cabanon. Borné de grillage ou de haies. C’est là qu’une certaine géographie du paysage a commencé à s’inscrire dans le corps et dans la mémoire.
Une nourriture qui serait venue par le dehors.
Par la nature de l’air.
Par la pierre des murets, les arbres au voisinage, le ciel dans tous ses états par-dessus les toitures. Par les herbes poussées au hasard des recoins dans une once de terreau gorgée de graines en sommeil. Par la nature des lumières diffusées à travers les rideaux. Les coloris, les transparences, les sons provenant de la rue, les vents faufilés par la cheminée en hiver, les orages d’août. Rien ne se serait construit pareillement de nous sans ces éléments nécessaires pour grandir, sans ces gris ces bleus, sans ces palettes de couleurs, ces murmures et fracas qu’on mémorise avec une surprenante précision quand on est haut comme trois pommes, que tout semble crier fort autour de nous et qu’on parcourt indéfiniment le jardin, en courant ou rampant. Jardin pareil à un espace immense, à un alpage. Aussi forcément les odeurs attachées aux saisons, aux activités de la famille et aux périodes de fête.

Ainsi les lieux occupés s’inscrivent dans l’itinéraire personnel. Appartements, maisons. Ils laissent empreinte quels que soient la durée d’occupation, la forme des fenêtres, la tapisserie, la lumière, l’ambiance, les bruits divers. Tels différents tableaux de notre galerie intime.

Extrait du roman de Françoise Renaud ‘ Retrouver le goût des fleurs’, à paraître en 2017
Photographie ©Sylvia Bahri

lettre à mon père

Cher petit papa,

Voici la dernière lettre que je t’écris pour t’accompagner dans ton voyage au-delà des frontières. Les souvenirs affluent en moi, déjà. Ils me poignardent, en même temps secouent la vie et l’amour que j’ai toujours eu pour toi.

Je me souviens.

Je me souviens de la fête au village.
Nous glissions en auto tamponneuse sur la piste lustrée et ton bras enlaçait mes épaules  pour me protéger des chocs violents.
Je me souviens que tu jouais certains airs à la trompette : La mer qu’on voit danser ou Petite fleur de Java, partitions en lambeaux juchées sur le pupitre métallique auprès du radiateur.
Je me souviens que tu me présentais aux gens en disant : la fille, ce qui laissait entendre qu’il avait également un fils. Je me souviens du mot épissure que tu m’avais appris alors que tu réparais une corde. D’un pique-nique dans la pinède de Saint-Brévin. D’une partie de pêche à Préfailles. Et si je ne peux citer tous ces menus moments ranimés à force de fouille, je peux dire à quel point ils ont compté pour moi – pour toi aussi sans doute, une chose que je ne saurais jamais. Ils sont comme des parapets auxquels aujourd’hui je m’appuie, des soleils auxquels je me chauffe, et leur assemblage pourrait finir par constituer une sorte de halo étincelant autour de ta figure de père.

Toi et moi, nous avons toujours partagé un goût certain pour le jardin, pour le vent d’ouest et la mer dans tous ses états. À jamais nous partagerons le même port d’attache.

Mais l’histoire s’écrit à partir du présent.

Au revoir, mon papa.

Texte lu lors de ses funérailles en l’église de Sainte Marie sur/mer le samedi 4 février 2017
Photographie : Françoise Renaud

 

Tirer de l’oubli

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J’ai tiré du silence des images.

Vieilles.
En noir et blanc. Parfois couleurs passées très douces. Des roses, des sépias. Un peu floues.
En ouvrant l’album de famille à même sur mes genoux.
Sa couverture en cuir rouge. Odorant.
J’entendais les voix venir, tout doucement se mêler. Des voix à l’accent de la campagne. Aussi des mots, des appels. Des cris encore. Des pleurs. Et des chansons connues par cœur depuis longtemps.

J’ai tiré de l’oubli des visages. À chaque page.
Des gens quand ils étaient enfants. Des gens tout proches — parents, sœur, frère, cousins. Je les reconnaissais. Et plus loin encore, au-delà de ma naissance. Des fragments intacts tirés de l’histoire de notre tribu comme des tisons encore vivants hors du feu. Tous ces sentiments que l’existence leur avait procurés en bon comme en mauvais. Je pouvais les lire à travers les photos, je pouvais les sentir rien qu’en tournant les pages. Ô chers visages incrustés dans ces bouts de carton glacé dentelé. […]

Texte complet à paraître dans un recueil de textes sur l’enfance
Illustration : photothèque de l’auteur

Vases communicants d’août, avec Marie-Noëlle Bertrand

Premier vendredi d’août. Je reçois Marie-Noëlle Bertrand sur Terrain fragile. Avec joie. Les Vases Communicants ont suscité notre rencontre.

Marie-Noëlle est blogueuse depuis 2010. Son blog : La Dilettante
Elle se définit comme passeuse de l’écriture des autres. Elle sème des fragments de textes, isolés ou combinés. Aussi des sons et des photographies. Elle partage sa récolte avec ceux qui lui rendent visite. Elle dit aussi : « Je ne « travaille » pas beaucoup. Éclectique et dilettante, je suis… ».  Ajouter qu’elle côtoie beaucoup les livres, travaillant en bibliothèque.
Nous avons décidé d’écrire chacune sur une photographie de l’autre et je la remercie pour ce partage.
Voici son texte : Dérisoire. Vous trouverez le mien
chez elle ici : Existence soudain fragmentée.

 

S’ouvrent les vannes du plaisir

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Pour bricoler, il n’était pas à son affaire mais il aimait bien y mettre son grain de sel quand quelqu’un d’autre s’y collait. Dans ces moments-là, nous le surnommions « la mouche du coche ».

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Mais le jardin, là c’était autre chose. Ne sait si on doit parler de passion ou de lien à la terre. Lui qui, jusqu’à son retour du service militaire, s’était occupé à divers travaux agricoles, descendait chaque jour dans les entrailles de la terre — il était mineur de fond. Il consacrait son temps libre aux jardins potagers agrémentés de quelques fruits et fleurs.
Dans mon souvenir, il en a toujours fait au moins deux et là il ne me viendrait pas à l’idée de remplacer faire par un autre verbe comme l’on nous y incitait dans les exercices scolaires. Faire le jardin, c’est tout à la fois l’agencer et en prendre soin.

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Les outils n’étaient pas aussi bien rangés qu’ils le sont là. Leur place était contre la paroi du garage et ils étaient chargés sur la brouette ou dans le coffre de la voiture en fonction des travaux qu’il projetait.
Des verbes fusent : biner, désherber, bêcher, piocher, ratisser,  sarcler, planter, fumer, repiquer, labourer, faucher… presque tous corrélés à des outils que je serais incapable de reconnaître.
La pelote, la grosse ficelle qu’on déroule, on la tend entre les deux piquets pour que le rang soit droit ; un jeu d’enfant auquel nous affectionnions de nous prêter. Suivre le fil avec la pioche,  creuser un léger sillon pour accueillir les graines. Les recouvrir, arroser légèrement, voir naître une rivière dérisoire dans la terre sèche.

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Deux verbes nous faisaient prendre la poudre d’escampette : cueillir et ramasser. Les cornichons d’abord, il les récoltait aux aurores afin qu’ils ne forcissent pas sous la chaleur du soleil  — c’est vrai que chez nous les cornichons nous les adorons quand ils sont petits. Il fallait les brosser avant de les immerger dans la marinade que nous préparions avec ma mère.
Le pire, notre cauchemar d’enfants : les haricots verts que nous devions équeuter et effiler. Par bonheur, il les plantaient habituellement dans le jardin de mon oncle qui vivait avec mes grands-parents. Ils étaient toujours prêts, en le voyant passer avec les seaux remplis de ces maudits légumes, à nous délivrer de cette corvée.

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Mon frère, à qui il a transmis cette inclination, a pris le relais. Il m’arrive de me régaler de ses exquises productions légumières. S’ouvrent alors les vannes du plaisir des mots, des gestes et des goûts retrouvés.

 

Photographie ©Françoise Renaud, Dans l’atelier de mon père, 2016

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Les Vases communicants se déroulent le premier vendredi du mois depuis juillet 2009, à l’initiative de François Bon et Jérôme Denis. Marie-Noëlle Bertrand coordonne les publications et inscrit les futurs échanges sur le blog associé le rendez-vous des vases. Il existe aussi une page Facebook. Aux blogueurs de se définir un thème, d’associer des images ou du son à leur texte, l’idée étant d’aller écrire sur le blog de l’autre.

hors de portée du chagrin

Lichen, pays de Retz, 2015, photographie de Françoise Renaud

écrire au gré d’un voyage vers l’Ouest avec la peur de me répéter…
L’impression d’entailler à peine la chair, d’effleurer le sujet. Dans ces textes brefs écrits à la volée, je sens dès la première ligne que se tient là toute une matière gisante, disponible. Offerte. Ici pourtant, rien qu’un embryon qui pourrait devenir plus solide, plus universel… plus tard, sans doute…

 

Chaque fois, il me fait pleurer des larmes de sang.

Lui. Raide, bouffi. Toujours silencieux — mon père. Muré dans sa pénombre. Blindé. Fermé aux propositions de la vie.

Parler, il ne sait pas. L’a-t-il jamais su ? (quelque chose que j’ai déjà écrit) Nous avions passé notre jeunesse à réclamer son attention, ses mots de tendresse, son affection. Rien. Et c’est fini maintenant, il n’y aura rien. Rien de plus, rien de moins. Juste son corps terriblement vieilli depuis ma dernière visite. Pas courbé, non. Plutôt affaissé, accablé de fardeaux invisibles. Son visage désormais n’est que ruine. Comme il ne porte plus ses lunettes, on voit plusieurs cernes concentriques et grisâtres lui manger les joues. Sa respiration est oppressante. Sa voix, quand elle se manifeste pour des choses vitales — réclamer du pain, dire qu’il a assez de soupe, demander où diable est rangée sa casquette — est mal assurée, déraille même, cherchant recours dans le cri. Fines lèvres pincées à se fendre. C’est un fait, l’homme est prêt à crier pour un rien alors qu’il devrait lâcher prise. Il est à cran.
Peut-être qu’il  ne supporte plus de vivre. Bientôt quatre-vingt treize ans. Trop long peut-être, trop douloureux, le corps aux articulations usées.
Peut-être qu’à force de souffrir, il est devenu indifférent. Ou qu’il ne veut plus.

Jeune, il portait déjà les stigmates d’une certaine fermeture, dureté dans les yeux et sécheresse des mains. Jamais méchant, ça non, mais agaçant avec sa perpétuelle quête de reconnaissance, jouant des coudes dans la marée humaine pour se faire voir plus que les autres. Continue reading →