instant brûlant

Jean-Philippe Toussaint vient de faire paraître, chez Minuit, un livre bref constitué de neuf blocs indépendants, neuf paragraphes d’une page à trois pages, chacun s’appuyant sur le même incipit, qui fait aussi le titre du livre : « Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier… ». Et dans cette inspiration, j’ai recherché Richarme, j’ai emprunté à nouveau le seuil de son atelier au mas Psalmodie, celui que j’ai franchi de nombreuses fois lorsque je travaillais sur sa biographie poétique Au-delà du blanc (CLC éditions, 2010). J’ai essayé de retrouver l’atmosphère, les gestes, les fenêtres et la chaleur dehors, et puis les outils, l’œuvre en cours…

Je veux saisir Richarme là, à cet instant précis où elle grimpe l’escalier qui conduit à son atelier. Une fois les affaires quotidiennes expédiées, elle peut penser à la peinture et elle se hisse en se tenant au métal de la rampe. Son corps est lourd, âgé déjà. Nous sommes en été 1980 en Languedoc. Elle monte lentement comme si elle avançait vers son destin. Elle interrompt parfois le pas, prend une respiration. La canicule fait craquer l’oliveraie autour de la maison et attise les lavandes. Elle aime ce mas, ce lieu, et elle y travaillera tant qu’elle pourra monter l’escalier, tant qu’elle pourra rester debout devant le chevalet orienté à la lumière du nord. Si elle pensait à quelque chose d’autre qu’à la peinture, ce serait à ses filles qui s’inquiètent souvent pour elle.

Je veux saisir Richarme là, à cet instant précis où elle atteint la porte de l’atelier au bout du couloir en ces heures chaudes où tout s’immobilise. Elle connait bien la brûlure des étés dans le Midi. Elle a quitté Paris en 1937 et depuis elle y vit. C’est une de ces journées ardentes qui attaquent la moelle au fond de l’os et extirpe du ventre la violence des couleurs. Elle pense à sa toile en cours installée sur le chevalet. Elle la visualise, remue mille questionnements à propos du dessin et des passages d’une teinte à l’autre. Elle n’est jamais satisfaite, toujours à la recherche de nouveaux équilibres, pourtant elle croit dur comme fer en ce qu’elle fait même si rien n’est directement  mesurable des avantages récoltés à accomplir ce genre de tâche et elle est capable de travailler des heures jusqu’à l’épuisement. Au stade où elle en est arrivée et à ce moment-là de la partie, elle ne pense plus au commencement des choses. Seulement au jour en train de passer, à la toile qui l’attend, au sentiment en train de l’habiter. Tout paraît maillé dans cet instant où elle est au bord de pousser la porte et d’entrer : grain de la toile, grain de la peau, souffle, rythme, couleur. Et puis elle le sait, elle finira par trouver le chemin qui convient au projet qu’elle nourrit. Main posée sur la poignée, elle ressent l’atelier qui respire dans son obscurité. Les volets des fenêtres sont fermés pour garder un peu de fraîcheur jusqu’au soir. Elle ne les ouvre jamais côté sud, préfère la lumière du nord. De toute façon elle craint la poussière qui pourrait se mêler à la pâte et en gâter la finesse. Ou alors les insectes, on ne sait jamais. Le mas est aux abords de la ville, autant dire en pleine campagne en ces temps-là, il n’y avait pas de lotissements ni d’immeubles. Elle perçoit la chaleur qui règne puissante sur le jardin, elle entend des oiseaux ou des chats qui se battent mais elle n’y prête pas d’attention particulière. Elle est heureuse dans cette partie préservée de la maison, pas question de la déranger, une chose que tout le monde sait. Aujourd’hui elle ne souffre pas. La toile est une étendue à explorer, un territoire vierge, un pré à traverser.

Je veux saisir Richarme là, à cet instant précis où elle pousse la porte de l’atelier, franchit le seuil, oublie tout de sa vie ordinaire, oublie son histoire depuis la Chine où elle est née en 1904, la Savoie où elle a grandi et passé son adolescence, les ateliers à Paris pour apprendre l’Huile, plus tard cette installation à Montpellier pour suivre son mari qu’elle a vécue comme un exil. L’atelier est devenu son nid, son antre, sa barque, sa tour d’ivoire, son modeste ermitage. Nul ne s’y risque. Et nul ne saurait préciser quand elle a commencé de vivre comme ça, avec la marche du soleil et le cycle des saisons et la peinture au ventre. Elle entre, bientôt va s’installer devant le chevalet. À portée de main : outils à dessiner et à peindre, couleurs, palettes, cartons pour mélanger les couleurs et chercher des accords, toutes sortes de papiers, carnets, cahiers, bouquets de fleurs séchées, objets en poterie utiles pour la composition des natures mortes. Elle remue ses doigts comme pour les assouplir, concentre son esprit. Quelque chose d’important qu’elle s’est mise à faire dès sa jeunesse sans savoir ni pourquoi ni comment, quelque chose proche de la faim, d’une faim infiltrée dans sa poitrine depuis la nuit des temps capable de stimuler son désir de respirer, capable de modifier sa manière d’avancer de marcher de penser. Non pas une simple faim suscitée par les muscles et les organes en manque de nourriture, non. Une terrible faim capable de débusquer jusqu’aux reflets cachés dans les cellules, aux plis des chromosomes, une faim d’entrailles qui dépasse l’entendement et qui l’aurait probablement effrayée si elle en avait pris la mesure quand elle avait choisi cette voie. Pas le choix, un jour vient où l’on meurt de toute façon.

Je veux saisir Richarme là, à cet instant précis où elle pousse la porte de l’atelier, s’installe au silence du monde, étudie les violines et les orangés, bataille avec les verts trop crus, quête l’harmonie entre le chaud et le froid. Chaque jour elle affûte ses armes et s’affronte à elle-même. Parfois elle est au bord de saisir certains secrets. Alors le temps devient pareil à celui de la prière. Le temps s’échappe. Le temps s’échappe entre jubilation et solitude.

Je veux saisir Richarme là, à cet instant précis où elle entre dans l’atelier, où elle veut oublier le temps, ou plutôt se glisser à l’intérieur de lui pour se battre un jour encore avec les formes et les couleurs de lac et de ciel. Elle aime les lacs et les ciels et la grande mer où elle nage avec délectation. Elle ira jusqu’au bout. Elle tiendra même si chaque toile lui réclame des semaines de lutte avant de se laisser conquérir, même si elle joue des coudes pour se faire une place parmi les hommes du monde de la peinture. Elle s’acharne. De tout son être elle s’acharne. Tout à l’heure elle allumera une cigarette et chantonnera en descendant l’escalier, ce sera vers les cinq heures. Rien qu’à entendre la façon qu’elle aura de descendre et de chanter, ses filles penseront : Tiens, maman est contente de son travail aujourd’hui. Pour le moment elle est seule, inaccessible, et elle peint — sa manière à elle d’habiller l’absence, d’échapper à l’oubli.

Illustration : Orage à Valmont, Richarme, 1984 (huile sur toile 81 x 100)

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un hiver personnages #3 | une foule

Cycle d’ateliers hiver 2019/2020 avec Tiers Livre et François Bon intitulé « Un hiver personnages ». Proposition 3 : « à vous de choisir ce qui sera votre échantillonnage, votre piscine pour immersion avec foule, et la taille de cette foule. Et puis organiser le défilé des masques. Une affaire de mouvement ? Une affaire de mouvement. Et de peinture ? Et de peinture. »  En savoir plus ici

 

réduction de l’espace

Serrés comme des sardines. Corps inconnus, étrangers, corps en vêtements de saison, corps à gifler repousser, corps chargés d’odeur de ville de gasoil de tabac et autres substances à fumer, corps avec barbe et lunettes, corps adossés tant bien que mal avec épaules bras mains qui se frôlent une fois accrochées aux barres métalliques prévues pour éviter de tomber lors des accélérations, corps fatigués énervés plus ou moins propres, ramassés en nombre dans l’espace étroit, infréquentables. Et il faut se retenir de soupirer de crier parce qu’à un moment donné ça devient insupportable de rester là, au contact, alors que d’autres montent encore, réduisant d’autant l’espace respirable — comment font-ils d’ailleurs pour trouver à se caser, récalcitrants à la compression et à l’empilement mais visiblement accoutumés aux mouvances de la multitude ? Lui qui a la mèche folle et le front luisant, il a l’air d’en avoir assez lui aussi, stoïque debout, plutôt bel homme, il porte un foulard de toutes les couleurs qui le rend attirant — tiens c’est vrai je ne l’avais pas remarqué au premier abord, c’est qu’il a dû monter dans la rame après moi. Lui en bonnet tricoté genre rasta affalé dans un angle, moue occupant le bas du visage terne et crispé, conservant entre le pouce et l’index un semblant de cigarette. Lui en manteau élégant — mais qu’est-ce qu’il fait là ? c’est qu’il est obligé. Familles en duos trios forcément disloquées, pas d’interstices suffisamment grands, du coup l’un casé en profondeur dans l’allée, l’autre pressé près d’une vitre, l’autre encore à l’assaut d’un strapontin étrangement libre hissant sur ses genoux le petit — trois ou quatre ans — mais la robe se coince dans l’articulation du siège si bien qu’il faut l’intervention de la voisine pour démêler l’affaire. Merci beaucoup madame. Je suis des yeux, je vois, j’observe, je souffre et respire avec eux, corps inconnus indifférents les uns aux autres, suffisamment éduqués pour demeurer ensemble quelques minutes, pas plus. Et tout ce qui arrive dans ces poignées de temps perdues dans la cohue, touchés par les mêmes oscillations et variations de vitesse entraînant effleurements rapprochements chocs non désirés, tout ce qui arrive s’inscrivant au fur et à mesure dans le cerveau, mémoire composée de petits morceaux de peau surpris dans l’ouverture d’un vêtement ou portions de visage ou expressions ou détails marquants dans l’accoutrement et la silhouette ou encore odeurs de laine mouillée et de sueur, rarement parfum fleuri ou citronné (trop loin la toilette du matin), de scènes brèves, de paroles dérobées. Elle maquillée et pacotille au poignet, cheveux retenus par une sorte de bandeau à paillettes. Elle avec casque audio mâchant du chewing-gum avec l’air de s’en moquer. Les deux là garçons, quinze ans, badant leur téléphone avec l’air complice. Lui aux avant-bras tatoués. Elle serrant son sac sur ses genoux, inquiète du moment où elle va devoir se lever et trouver la sortie. Elle avec un livre, plongée dedans. Ils elles oscillent avec le wagon dans un flou coloré fluctuant, parfois inquiétant. Je les vois. Je me demande de quoi sont faits leurs rêves. Et je les observe dans cet effort à cohabiter, à supporter cette situation, je les applaudis et commence à souffrir avec eux de la promiscuité et de la chaleur qui grimpe bien que le wagon soit climatisé à ce qu’il paraît — fait si chaud dehors ou alors clim en panne —, hautes parois vitrées reflétant les immeubles de la ville avec pans de ciel intercalés, trottoirs, terre-pleins, lumières violentes — zut, j’aurais dû essayer de m’installer de l’autre bord —, rumeurs propulsées à l’intérieur à l’ouverture des portes. Ça brasse, ça roule comme si on était sur la mer, d’un bord à l’autre, d’un corps à l’autre, frôlements dans l’indifférence générale, l’un se retourne, l’autre soupire ou sourit, excusez-moi, mais je vous en prie. Je m’efface. Bientôt mon tour de descendre.

Photographie : Fabrizio Verrecchia (Unplash)

le parc de Sceaux

Ce texte a été écrit récemment pour une lecture autour des œuvres de Raymond Berthelot sur le thème ‘VOYAGES DE L’EAU’,  du 23 au 25 novembre 2018 à Montpellier.

 

Regarder la toile.
Se laisser capter par le mystère, par la symétrie des espaces et par le ruissellement constant de l’eau.
Bientôt l’apercevoir, lui qui marchait dans les parages.

Il avait franchi les grilles, puis il avait dépassé le château et à présent il marchait dans le parc. On aurait dit au hasard. Il aimait cet endroit, les peupliers, les tilleuls, les statues au croisement des sentiers. Il aimait la vue du canal au Nord, depuis la terrasse des Pintades. Il trouvait en ces lieux une sorte d’apaisement dont il avait besoin et donc il y venait souvent. Il franchissait les grilles, dépassait le château et puis il s’avançait en marchant tranquillement dans le parc.
Sans doute que sans le formuler clairement – tout se passait à l’intérieur de lui, dans la touffeur de ces lieux complexes réservés à la pensée et à la méditation –, il appréciait le côté monumental de ces jardins, les perspectives, les massifs boisés traversés par de longues allées, les lignes vertes à l’infini. Il oubliait la ville et le bruit. C’était un peu comme une source nouvelle, juste à sa portée capable de dissiper toute formes de tracas — les siens et ceux de la cité – et d’engendrer comme une vive poésie. Continue reading →