repli dans un temps qui viendra

carnet d’installation | 28 mai 2023

peu de temps pour lire, rien qu’une poignée d’ouvrages dressés au chevet et sur la table de travail, les autres au repos dans des cartons entreposés dans le hangar, comme il me tarde de les sortir, oui mais il faut attendre encore, ce n’est pas le moment, chantier dans ces parties de la maison qui accueilleront mon quartier d’écriture et mes petites bibliothèques — mot qui me donne à imaginer les rayonnages avec les livres aimés des auteurs qui comptent plus que d’autres, les coquillages, les petits objets issus de voyages et les photographies –, pour le moment me contenter de quelques livres et de cette connivence inattendue qui s’est installée avec eux parce que je les prends dans mes mains, les parcours le matin au réveil avec le chant du monde dans la fenêtre, il n’y a guère de villes par ici, je suis entrée dans une zone de terres et de forêts où les livres n’existent pas sinon ceux greffés dans ma mémoire comme épitaphes sur des stèles ou signes gravés sur des murailles dressées témoignant de certaines vies d’homme, de leurs voix grêles ou puissantes, de leurs visages, de leurs mains rudes

et leurs voix contenues dans les livres habitées de syllabe en syllabe

murmures morsures

à cette saison les sillons de la terre sont cachés par les herbes longues et secouées de vent, au hasard de loin en loin des groupes de bâtiments d’aspect inébranlable aux portes closes, il y a des sources, il y a des talus où la roche érodée paraît, des creux avec des étangs investis d’oiseaux, il n’y a guère de villes mais des routes sinueuses aux courbes gracieuses au ras des bosquets qui conduisent d’un bourg à l’autre, toujours un rapace ou deux qui planent au-dessus des genêts, il y a des routes sans fin où presque personne ne passe, elles mènent pourtant quelque part, vers une ferme, un château ancien doté de remparts-lisières rongés de clématite et de lierre — vestiges d’une vie plus intense sans doute –, il y a des champs broutés par les troupeaux de bêtes heureuses fauves et lourdes, il y a des filons aurifères, il y a des arbres aux feuillages vernissés, oui décidément peu de villes, une étrange respiration saisit à la gorge et au ventre et il se dessine comme des replis dans le jour,

des vastitudes dans un temps incertain

des pauses au secret du rocher

on s’adosse au muret pour accueillir les lueurs entre nuages infusées

UN PLI DANS LE TEMPS A VENIR

un pli dans le temps et il faut y entrer

Photographie Françoise Renaud© – route des Fougères, mai 2023

motifs luzerne

carnet d’installation | 21 mai 2023

| rien vu rien entendu, soudain le soir le champ d’en face s’était retrouvé changé, l’herbe fourragère par terre | toute coupée | et on n’avait rien entendu rien remarqué | tu as vu ? le champ de l’autre côté, il a été fauché, l’ami de la Grande Faye a dû passer | le lendemain le tracteur jaune et vert est revenu au milieu de l’après-midi, drôlement nerveux, rapide, avec à la manœuvre une petite silhouette bondissante à l’intérieur de la cabine — a priori une femme, sans doute la femme de la Grande Faye | de loin elle a fait un signe de la main, visiblement pressée, pas le loisir de discuter, la course après le temps la météo, surtout couper remuer balloter avant que la pluie vienne | et c’est vrai qu’elle en a mis du cœur à sillonner toute la surface, retournant avec son attelage-râteau la matière de luzerne si légère déjà jaunie en peu d’heures, alors dessinant des motifs éphémères sur le coteau | alternance vert séché jaune grillé, vert séché jaune grillé | et ça lui allait drôlement bien à elle, la femme en pull jaune de la Grande Faye qui en fait habite le Grand Neyrat, bondissante et menue, de dessiner comme ça le plancher du paysage avec son engin à la façon d’un pinceau-gomme sur un écran d’ordinateur |

| vent favorable, lumière douce sur les îlots d’herbe odorante désormais privée des murmures du vent |

| en fait tout est allé bien vite dans la saison, la croissance de la luzerne, le fauchage, l’aération, l’emballage en rouleaux prêts à embarquer sur remorque pour attendre la prochaine saison d’hiver à l’abri, plus tard être mangée par les bêtes limousines à l’étable | je n’aurais pas cru | plus rapide que la croissance des fruits ou celle des roses trémières que je guette au fil d’un vieux mur |

Photographie Françoise Renaud©, mai 2023

une rencontre délicate

carnet d’installation | 17 mai 2023

évoquer cette rencontre de dimanche lors d’une fête de printemps où je signais quelques livres près de Limoges, rencontre qui a laissé des traces, comme un léger désordre…

il y avait des fleurs, des cabanes à oiseaux, des pâtisseries, du miel et des fromages, il y avait du soleil et une belle nature alentours sous un ciel débarrassé des orages de la veille, elle est venue vers moi simple et souriante — on venait de lui offrir l’un de mes romans — et elle voulait parler : parler des mots, de l’économie des mots, de la forme du texte, des personnages, du mode de narration, bien des choses, car étudiante en lettres et poursuivant un master de langues elle avait soif d’explications littéraires mais aussi d’attention, et même d’affection sans doute, car au fil de nos conversations se sont dévoilées fragilité, cicatrices et vague-à-l’âme, de ceux qui nous tiennent à l’adolescence et font naître certains espoirs édulcorés et désirs irraisonnables, la vie étrange étalée devant soi, effrayante finalement (mais où aller ? comment se diriger ? comment faire pour réussir ?), et la peur oui, la peur de ne pas être à la hauteur, la peur d’avoir trop mal, d’être déçu trahi bafoué, de rater le chemin opportun, elle avait des yeux très bleus, un beau sourire, des larmes pas loin dans la gorge dans l’intensité de l’échange, moi au plus doux si possible pour cette jeune fille qui n’était pas sans me rappeler la personne que j’étais à vingt ans, et puis comme un souffle frais entre nous, ce lien d’évidence si vite noué, comme une promesse d’amitié à accueillir en ce territoire neuf pour moi

hier elle m’a écrit, elle dit qu’elle a pleuré le soir sur le chemin du retour, que « la journée pour elle avait chanté la vie et les étoiles »

Photographie Françoise Renaud© – En mon nouveau jardin, mai 2023

mois de l’agnelage

carnet d’installation | 16 mai 2023

J’ai été visité les agneaux à la ferme voisine. Presque chaque nuit de nouvelles naissances, l’ami D. levé à pas d’heure pour assister les mères.

Il m’a vue arriver par la petite route bordée de genêts et il m’a fait signe. Viens, c’est par là — il savait que je voulais les voir — et on a marché ensemble jusqu’à la bergerie par le chemin détrempé. J’entendais le claquement de ses bottes dans les flaques boueuses alors que j’empruntais le bas-côté herbeux.

Les bêtes étaient là dans l’enclos en arrière du hangar, mères et petits déjà hardis à leur entour. Tout de suite je me laisse surprendre par la taille imposante du corps des brebis à peine délivrées de leur fardeau. L’une d’elles semble avoir du mal à se déplacer, encombrée par son pis rouge et gonflé. D. m’assure que tout va bien même si je la sens un peu à la peine. Intrigués par ma présence, quelques agneaux assez peu farouches s’approchent de la barrière et bêlent comme réclamant quelque chose. Ils sont déjà solides sur leurs pattes longues, le museau tendre et rose. Les derniers-nés, ceux de la nuit précédente, sont installés à part dans le parc au fond. On les devine couchés dans la paille. D. m’indique qu’ils se lèvent, qu’ils sont déjà bien éveillés. Les plus fragiles ont droit au biberon toutes les quatre heures, me dit-il. Je me risque à répondre : Pourtant les mères ont du lait. Oui, mais un complément conforte leur croissance. Sûr qu’ils seraient mieux à gambader déjà dans les pâtures abondamment fleuries, mais pour le moment le ciel est trop frais et même venteux. D. connaît la date de naissance de chacun, énonce leur numéro d’identification inscrit sur les petits clips en couleur qu’ils portent à l’oreille. L’an dernier c’était bleu, cette année c’est le rose. Il me désigne deux frères âgés de quelques semaines qui ont de belles oreilles, d’après lui indice de fertilité. Ceux-là, il les gardera pour le troupeau. Je n’ose penser à ce que les autres deviendront. Agneaux « élevés sous la mère », dit-on, donnant une viande parfumée et délicate. Je laisse filer la pensée pour éviter qu’elle ne creuse son sillon trop profond pour toutes sortes de raisons — ça fait partie du roman, ça fait partie de la vie. En attendant je me contente regarder leurs petites têtes d’agneaux, caresser leurs museaux, assister à leur ronde incessante et heureuse autour de leurs mères, bien nourris, au sec et à l’abri des tempêtes.

Photographies Françoise Renaud©, 12 mai 2023

dans le champ de la terre

carnet d’installation | 7 mai 2023

Il a plu légèrement cette nuit et le ciel reste chargé. La terre à nu dévoile sa nature brune et riche, chargée des secrétions du temps et de l’histoire. Je suis allée marcher au bord de la parcelle préparée dans le champ de l’autre côté du potager. Pommes de terre et oignons s’y montrent déjà et je me demande s’il est possible en arpentant ces sillons d’hériter du savoir de ceux qui ont travaillé là sur ces terres depuis la naissance de cette ferme toute construite de granite — bien plus d’un siècle. Sûr qu’ils s’étaient ruiné les mains brisé les reins, connaisseurs du ciel et des orages, acharnés à suivre les cycles de la lune et à épier les jours propices à planter. Bien des épis et arpents de luzerne avaient poussé fleuri, bien des bêtes en troupeaux avaient pâturé longé les clôtures, bien des agneaux étaient nés et bien des renards les avaient convoités sans compter les autours des palombes toujours à l’affût qui avaient enlevé bien des poules de ces mêmes bruns rougeoyants qu’on retrouve dans les arbres d’automne, tout ce qui a bel et bien existé et se ressent encore telle substance odorante accumulée à l’intérieur de la terre, en voie cependant de s’épuiser. Car on sent bien que quelque chose a changé. Le lien immédiat au vivant est devenu plus fragile, plus ténu, les eaux ne circulent plus de la même façon et le soleil peut se faire décidément cruel. On sent bien que quelque chose a changé, un quelque chose qui ne reviendra pas.

Le gars venu de la Grande Faye avec son tracteur il y a quelques semaines pour labourer la parcelle, avait lancé d’un ton amer alors que nous parlions des sources : Ils ne savent pas ce qu’ils font là-haut, ils ne savent rien d’ici, ils pondent des lois en veux-tu en voilà, en dépit du bon sens…

Nous sommes sans doute des fous à vouloir retenir le suc des temps révolus mais bien inspirés de persister dans la culture d’espèces potagères aux semences non répertoriées par les multinationales. Les chants des multiples oiseaux du monde s’entrecroisent le soir autour de moi au point de me remplir de larmes. Que puis-je sauver de cela sinon ces heures paisibles avant la nuit, ces merveilles de mélodies que je n’identifie pas encore et le goût des feuilles et légumes qui, bientôt récoltés, nourriront le corps maintenu en santé par l’ouvrage au jardin.

Photographie Françoise Renaud©, 7 mai 2023

écrire depuis la racine des prairies

carnet d’installation | 28 avril 2023

| vivre avec le dehors permet d’écrire autrement |

| vivre avec le dehors permet d’écrire depuis des zones non explorées de soi | d’écrire depuis la racine des jardins, depuis les fleurs de pissenlit et les nids tapis dans les hortensias, depuis le pré fleuri qui existe bel et bien, ce pré qui couvre le coteau au-delà de la maison et révèle ces jours-ci sa richesse en graines progressivement poussées attisées épanouies, et même des petits bulbes, et des orchis et des renoncules et des hampes de plantain et des salades amères | écrire depuis le sol jusqu’au ciel en perpétuelle agitation et recomposition | écrire depuis chaque tige élevée par on ne sait quel prodige d’eau et de soleil, sans engrais, juste feuilles mortes, déjections d’oiseaux et poudres de pollen transportées dans l’atmosphère | vivre le dehors avec intensité, ressortir juste avant la nuit pour mieux voir au ras de la prairie avec la lumière horizontale les teintes rouges plus vivaces, le dessin impeccable des feuilles typique de chaque espèce, la cohabitation des genres, la colonisation des espaces, et par-dessus tout ce monde affolant, la couronne des arbres en train de s’épaissir de jour en jour sous la force des sèves |

| écrire depuis le coin des yeux, depuis la racine des cheveux après l’observation minutieuse et le travail obscur du rêve |

| écrire comme on prie comme on supplie pour s’emplir de cette force du pré en métamorphose, la route est encore longue, cette nuit une petite pluie est venue graisser la terre du potager en pleine naissance, l’air est calme et comblé de chants, les bêtes sont à l’œuvre | la prairie bruisse de ses habitants invisibles |

Photographies Françoise Renaud©, Prairie variations, 29 avril 2023

nouvelles pensionnaires

carnet d’installation | 20 avril 2023

Elles sont trois, nouvellement installées aux Fougères. Une des petites dépendances a été vidée de son bazar et aménagée pour elles, 4 ou 5 m2 avec de quoi se poser comme sur une branche, deux longs pondoirs avec nids dans la paille, une mangeoire en métal rouge et une autre à petits casiers trouvée dans le clapier, de l’eau aussi. Elles sont trois et elles vont de conserve à travers le pré. Belles à voir. A leur arrivée j’étais inquiète, restées longtemps dans l’ombre de la cabane, réfugiées terrées apeurées. Enfin la plus gaillarde a décidé de s’aventurer dehors, les autres l’ont suivie, jour après jour elles oublient la crainte et découvrent leur nouveau monde, une vaste portion de prairie protégée des renards et autres prédateurs. Elles sont trois, si belles à voir, vives et vaillantes. Vite elles ont compris que j’étais porteuse de bonnes choses à picorer. Sitôt qu’elles m’aperçoivent, les voilà se précipitant cahin-caha et à toute allure en direction du coin où je répands les épluchures. Elles fouillent pour dénicher ce qu’elles préfèrent : gras de jambon ou croutes de fromage coupées menu. Elles sont trois et elles ne manquent de rien. Je veille à ce que chacune ait sa part de meilleur. Elles sont rousses à queue noire. L’une d’elles m’attend le soir devant la porte, je la prends entre mes mains, caresse son cou, la dépose auprès des autres au bord du grand pondoir. Je les ai nommées artistiquement bien sûr, mais je garderai leurs noms secrets, nul n’est besoin de les savoir.

Photographie Françoise Renaud© – avril 2023

organique et sombre

carnet d’installation | 9 avril 2023

Terre assoupie depuis plusieurs années, toute en herbe, hérissée de jaune pissenlit. Terre abandonnée. Terre en attente. Terre réclamant qu’on la bêche pour retrouver son aspect organique et sombre, révéler les lombriciens qui s’y tortillent en nombre, garants de sa texture et de sa qualité. Terre pressée qu’on l’entreprenne, qu’on la bouscule, qu’on la fouille, qu’on lui restitue son beau grain avant de lui confier arbustes bulbes plantules et graines de fleurs, toutes choses prêtes à raciner et à croître au soleil montant. Tout de même elle résiste au mouvement de l’outil, lourde à soulever, mottes innombrables à piétiner ou émietter à la main jusqu’à la rendre lisse et noire, prête à semer ou planter. Une bonne surprise : peu de cailloux vite rassemblés au fond de bacs à fleurs pour servir de drainage. Chaque parcelle ratissée se voit dotée d’une barrière rustique en bois de châtaignier récolté dans le taillis sur l’autre bord du coteau.

Le travail est long mais le plaisir est grand.

Je suis loin des villes mais je suis proche de la terre qui donne. Je suis loin des foules mais j’observe le peuple des oiseaux affairé à ses ouvrages de printemps. Je suis loin des grandes bibliothèques et des lieux de conférence mais j’ai sous la main tout ce qu’il faut pour apprendre et affûter mes perceptions de vivante. Je suis sans amis proches mais pour toutes sortes de raisons je me sens entourée et sais qu’on veille sur moi. Je suis loin de l’aspiration des grandes capitales mais je détiens de grands espaces simples et bruts comme avant, quand l’homme s’occupait lui-même de ce qu’il mangeait. Je suis loin des musées et des cabinets de philosophie mais je dispose de toutes les prairies et de toutes les clameurs du ciel. Je demeure sans fioritures et sans manières. Ici les fantaisies sont inutiles, ciel bleu grand lavé, champs ouverts et forêts mystérieuses à portée de pas. Il est temps de se satisfaire du présent à l’heure des plantations miraculeuses. Oignons échalotes salades rouges framboisiers petits pois et pommes de terre précoces sont en terre. Ils profiteront d’une surveillance quotidienne et composeront d’ici peu quelques assiettes croquantes.

Photographies Françoise Renaud©, avril 2023

chaque jour

carnet d’installation | 2 avril 2023

chaque jour envisager une mise à jour | chaque jour penser que ce pourrait être le dernier, le dernier d’une longue série finalement | chaque jour se réjouir pour presque rien | chaque jour constater que l’air a changé, ça se ressent tout de suite à lever le volet et à ouvrir le battant de la fenêtre |

Bien qu’une tempête traverse le pays, apportant nuages noirs et averses fortes, on sent on ne sait quoi de nouveau, d’adouci, d’éclairci, on espère voir apparaître la raison de marcher plus loin dans le temps, d’explorer une nouvelle portion d’espace, d’apercevoir la saison qui fait pousser fleurs et légumes. J’ai déniché une pépinière nichée dans un vallon près d’ici. Elle ressemble à la femme qui l’a créée il y a cinq ans, elle est pleine de richesses. J’ai rempli la voiture de fraisiers framboisiers cassissiers plnates aromatiques mesclun chinois et petites salades rouges sans oublier pommes de terre oignons échalotes. J’ai choisi un bel hydrangea, une graminée rebelle, quelques rampantes à courir sous les arbustes, d’autres encore — j’ai oublié, il y en a beaucoup. Plaisir de les contempler rassemblées dans leurs caisses en attendant que la pluie ait cessé et que la terre ait retrouvé suffisamment de mollesse pour planter.

chaque jour aimer | chaque jour aimer ce qu’on est en train de faire | chaque jour se contenter de pain et de thé |

Je ne savais pas encore que ma voisine faisait du pain. Le jeudi elle pétrit, le vendredi elle cuit. Le trésor venait de sortir du four, elle l’avait enveloppé dans un linge. Je l’ai pris dans les mains, j’ai mis mon nez dessus. Aux céréales m’a-t-elle dit, une farine spéciale, j’y ajoute des graines de lin. Chaud, beau et bon, se garde toute la semaine. Chaque vendredi il y en aura un pour moi.

chaque jour poursuivre la même pensée, insaisissable, qui demeure sur le bout de la langue comme un mot qu’on cherche en vain |

Ce début de printemps révèle le jardin. Visité pour la première fois en octobre dernier, il m’avait paru sec, de peu de ressources, à l’abandon. Je me trompais. Flambée des jaunes dans la petite haie derrière les clapiers, magnolia bienheureux dans cette terre légèrement acide, rosiers sauvages revigorés de jeunes feuilles rouges, lilas en ringuette vert tendre, mais je reviendrai sur le sujet.

chaque jour dire ou écrire quelque chose qui compte | chaque jour frissonner se souvenir oublier |

Photographie FR©, printemps 2023

soleil et pluie

carnet d’installation | 25 mars 2023

Beaucoup me disent regarder la carte météo comme s’ils déployaient une carte IGN à la recherche de certains lieux, non pas pour trouver le meilleur trajet pour les rejoindre, simplement parce que ces lieux sont fréquentés par des personnes aimées. Avoir une idée de la couleur du ciel au-dessus de la tête d’un ami peut renseigner sur son humeur du jour et son état d’esprit.

Aujourd’hui C. m’écrit : « je constate qu’il pleut beaucoup dans ta région, alors je t’imagine en écriture à  ton bureau en attendant le prochain rayon de soleil…« . En fait la carte des prévisions du journal télévisé est trop générale pour donner suffisamment de précision sur la quantité de pluie ou la nature du vent ou la pression de l’air, des éléments qui de tout façon ne suffisent pas à dire ce qui peut définir l’atmosphère d’une journée. La dose de poésie ne fait pas partie du programme. Elle est là pourtant, manifestée au cœur des fougères-aigles en attente de jeunes pousses, entre le mauve soutenu du muscari et le jaune fort des arbustes en bordure du muret, dans l’élégance des premières tulipes, plus tardives que dans mon pays d’avant. Alors non mon amie, il ne pleut pas autant que l’annonce la carte météo, j’ose dire hélas, car la pluie manque, les étangs n’ont pas atteint leur niveau de printemps à ce qu’on dit. Aussi je goûte chaque pluie pour ce qu’elle apporte de bon, de frais dans l’air et dans l’herbe, de bourgeons lents dans les arbres, de brume au matin, brume qui adoucit les contours et la courbure du temps. Je crois que je n’aurais pas supporté davantage le soleil du sud, en cette saison déjà trop ardent. Je voudrais simplement être un animal, m’ébrouer ou paresser comme lui dans le pré, laisser mon cœur perdre peu en peu de sa férocité et de son impatience, et guérir. La pluie suave m’accompagne dans le chemin.

Photographie Françoise Renaud© – 2023

clarté

carnet d’installation | 17 mars 2023

Écrire, un travail si long dans le temps et jamais achevé, un travail qui puise dans le fond du fond, un travail ingrat rarement récompensé. Autant dire trimer quêter fouailler pour justifier son existence sans attendre de retour, et quand ce retour vient, l’accueillir comme une grâce.

Il y a quelques jours quelqu’un de proche me parlait de mon travail, disait « qu’il répandait de la clarté sur ce qui nous entoure et nous advient ». Je retiens le mot clarté, aimerais tellement que ce soit vrai. Épurer la langue jusqu’à ce que survivent le sens et la lumière, voilà ce qui me préoccupe le plus. J’essaie aussi de mieux savoir où et dans quelle posture je me tiens, ce qui se livre de la solitude, de la matière qui gronde dans le ravin, matière noire de la chair, indéfinissable.

écriture balbutiante, éparpillée, interrompue, dont les jambages plient devant un accident minuscule, une pierre disjointe, un remous de l’eau du torrent

il répond ou récrit comme on transplante dans un sol ancien

(Le corps clairvoyant, Jacques Dupin 1963-1982)

La neige tombée en février a laissé trace dans la mémoire de son extrême beauté. L’écriture pourrait se rapprocher de cette trace.

Photographie Françoise Renaud© – 2023

corridor de vent

carnet d’installation | 11 mars 2023

Il n’aurait manqué plus que ça, que la déveine nous poursuive jusqu’ici s’acharne, une déveine sans pitié ni discernement. J’ai tout de même eu mon lot de drames (toujours vif le souvenir de l’inondation qui a marqué mon installation cévenole un certain 17 septembre), et c’est vrai que c’est arrivé pas loin, un autre genre de catastrophe, un phénomène local disent-ils de plus en plus fréquent dans les zones d’orages, un corridor de vent violent tourbillonnant, une spirale qui broute et dévaste . Pontarion pas bien loin sur la carte. J’ai fui les images de dévastation, trop difficile, ça me troue, rien que débris, je pense aux gens, à la destruction autour d’eux. Je sais un peu ce que ça fait. On dirait la guerre.

L’information a été diffusée dans la soirée. Au matin les messages ont débarqué sous toutes les formes, amis inquiets qui n’ont pas bien entendu la localisation. Est-ce que ça va ? Où es-tu maintenant ? Des dégâts ? Oh la la… Tout le monde prend peur sur le moment mais oublie vite. Le paysage est un labyrinthe où se faufilent des colonnes de vent sauvage, où l’eau peut jaillir en trombes du ciel et détruire les villages, où la terre peut se fendre de sécheresse ou s’effondrer sous l’effet de séismes imprévisibles. On oublie, on ne peut pas vivre avec des hantises. On ouvre la porte qui donne sur le jardin. Le monde est toujours là, scintillant. On observe la fragilité des bourgeons, la peau mouillée d’une salamandre, on caresse le chat qui offre son dos, on reconstitue une façon de bonheur entre les brumes et les débris comme si une part de paradis se situait là, nichée au seuil de l’herbe entre les fougères, en équilibre parfait, là à nous attendre.

Photographie Françoise Renaud© – Grand Neyrat, mars 2023

dessiner le domaine

carnet d’installation | 28 février 2023

Je m’en suis déjà retournée vers mes champs et mes petites forêts — si je m’autorise l’usage du possessif, c’est bien qu’une part d’eux m’appartient déjà un tout petit peu, du moins à mon imaginaire — et ce matin après le lever du volet, la lumière est apparue très progressivement, on aurait dit que quelqu’un l’activait délicatement à partir d’un bouton de console. Ensuite il y a eu de longues bandes de nuages blancs en couches superposées jusqu’en haut du ciel, répandant une douce incandescence. J’observe encore le mouvement quasi reptilien des nuées depuis la chambre, toute occupée par la lumière, avant de redessiner le domaine à partir du grand châtaignier, impressionnante silhouette dépouillée dont j’attends le repeuplement en bourgeons et en oiseaux. À son pied, ce vieux clapier délabré qui servira de range-outils une fois retapé — suis bien incapable d’élever des lapins pour les tuer quand bien même la famine se serait développée sur nos terres, je préférerais manger des racines, m’accrochant à mon insatiable volonté d’exister autrement. Le futur potager est encore en herbe jusqu’à la maison, l’hiver n’est pas fini, et la butte où gambadait la biche il y a une poignée de jours est dure de gel. Depuis le châtaignier, je rejoins en pensée les bâtiments par derrière, visualise le fil à linge et les petits monticules de terre brune éjectée en fin d’été par des taupes en transit, accomplis une boucle du côté des genêts poussés en désordre, jette un œil à la ferme voisine derrière le rideau d’arbres avant de redescendre par le chemin aux hortensias brûlés jusqu’à la terrasse déserte. Sans doute ai-je réajusté intérieurement mon appréhension des surfaces, car désormais quelques hectares me paraissent bien nécessaires autour d’un lieu de vie pour se sentir en accord avec quelque chose de l’ordre de la nature, accéder à son grand labyrinthe sitôt franchi le porche de la demeure.

Photographie Françoise Renaud© – 2023

escapade voyage

carnet d’installation | 20 février 2023

j’ai suivi simplement les nuages bas et la brume qui m’indiquaient la direction de l’ouest | pour la première fois j’ai quitté ces forêts et me suis rapprochée de la mer, genre d’escapade au cœur des semaines d’hiver dans un pays qui me reste inconnu

pour la première fois j’ai fait le voyage | seule | ai beaucoup aimé le faire | les routes sinueuses m’ont ramenée vers le Poitou, vers la route nationale blindée de camions, poignées d’heures dans l’habitacle à me rapprocher du bord de la terre | et puis j’ai retrouvé mes îles de solitude et les plages m’ont paru éternellement belles après la marée haute | j’ai embrassé plusieurs fois par jour maman fraîche et coquette à bientôt 94 ans | j’ai séjourné dans une pêcherie restaurée par des amis du coin, on entendait la mer se ruer dessous contre les piliers et résonner entre les parois de bois, on éprouvait un fort sentiment d’être à l’abri | je me suis sentie toute proche de mes petits morts dans le grand cimetière sans cesse réaménagé, j’ai osé leur parler | j’ai visité mes vieilles tantes, ai mesuré le temps passé sur mon enfance, ai raconté ma nouvelle vie, parlé d’un autre commencement, quelque chose d’élastique et de joyeux dans cette idée de recommencer

et je viens de rentrer en mes terres humides et fertiles, je vois les nuages doux et lents, je surprends une biche en promenade sous les arbres au-dessus de la maison, je me demande si elle s’est perdue ou si elle veut me faire un signe

Photographies Françoise Renaud© – Pays de Retz, 18 février 2023

plumage d’une tourterelle

carnet d’installation | 13 février 2023

L’année a avancé l’air de rien et a déjà fait bouger la saison. Les matins sont moins blancs et les pousses d’iris pointent le nez dans la mousse mais la masse de choses à accomplir est lente à remuer. Tout nécessite du temps. Du temps pour déchiffrer la lumière qui filtre sous le volet le matin et indique l’heure qu’il est. Du temps pour repérer les lattes du plancher qui craquent fort. Du temps pour percevoir l’apaisement des arbres quand le vent chute, trouver le réglage idéal du four, dénicher le bon artisan pour avancer une part de chantier, affiner les parcours quotidiens. On ne s’accoutume pas si facilement après un tel bouleversement et on peut vite sentir l’emprise des difficultés se resserrer autour de soi. S’accoutumer, s’acclimater, s’accommoder, apprivoiser les éléments du moment et reprendre sa respiration tout en fermant les yeux, visage comme enfoui dans le plumage d’une tourterelle. Quelque chose comme un floconnement de molécules d’une infinité de gris très doux comme le décrit Claudie Hunzinger dans son très beau Un chien à ma table. Ainsi qu’un rituel de réconciliation je pense au ventre doux de l’oiseau, retourne au lit, reprends le livre pour un moment tranquille loin des nécessités et à l’écoute de la palpitation du jour montant.

Photographie Françoise Renaud© – février 2023

la question du ciel

carnet d’installation | 08 février 2023

au bout d’un moment il est forcément question du ciel, large ou restreint, profond ou brumeux, parfois tourmenté parfois presque immobile, parce qu’il y a toujours un ciel au-dessus de nos têtes qui préside à la lumière et décide des humeurs de l’air qu’on respire, et en ce pays aucun jour n’est pareil, ça s’annonce le matin sur un mode et puis ça change sans qu’on s’en rende compte, dans l’ensemble il s’agit de ciels doux et tranquilles, nuages organisés en vagues successives en cents nuances, elles ressemblent de loin à des superpositions précises de nappes épaisses dans des camaïeux du noir au blanc en passant par tous les gris les nacrés les bleutés, et quand d’une déchirure jaillit un bout de soleil il fait flamboyer les bois jonchés de feuilles rousses, le soir il y a des grandes lueurs habitées en arrière des collines arrondies, il y a eu aussi des ciels chargés de brouillard ou de neige, une neige humide qui semblait venir de tout près et qui collait aux cheveux, oui forcément au bout d’un moment le ciel prend plus de place que la terre, il force à la contemplation afin d’adoucir le passage des heures jusqu’à devenir part du poème

Photographie Françoise Renaud©Au bout du chemin, 7 février 2023

les gens

carnet d’installation | 30 janvier 2023

hier ou avant-hier j’ai vu des gens, ils étaient rassemblés dans la salle du village, ils étaient de tous les âges, un bébé pleurait du côté de l’entrée, ils étaient réunis pour les vœux du maire, ce n’était là encore pour moi qu’un pan de monde inconnu, eux tous vêtus d’hiver, tous arrivés sous l’averse neigeuse devenue plus pressante dans l’heure du rassemblement, la plupart des visages chaleureux et curieux, et dans cet instant-là ça m’a fait du bien du chaud à couler dans le corps, l’impression que l’isolement n’était pas si définitif que ça dans un territoire annoncé comme dépeuplé, la certitude que les hommes avaient toujours su se retrouver autour des feux pour partager un ragoût, une poignée de champignons ou de noisettes, en bref partager la nourriture et la chaleur, alors les regards en coin des uns et des autres s’étaient mués en autant de petits signes à l’entour pareils à des écritures inventées, à des élans spontanés capables de toucher le bras la chair du bras et la peau du visage, alors des incantations émanant des étangs gelés et des hameaux avaient pénétré le seuil de la pièce éclairée, m’avaient éveillé les oreilles, sans doute invitées à la fête elles aussi, naturellement mêlées aux discours des élus et aux murmures des gens, personne ne s’en est rendu compte, voués qu’ils étaient au temps des discours et dans l’attente d’une brioche et d’un verre réconfortant

je disais : du bien du chaud, cette joie inattendue qui prouvait que rien ne s’arrête de ce qui a déjà été construit, que le tissage se poursuit dans l’instant de la vie, de la respiration et de l’écriture

Photographie Françoise Renaud© – Les Fougères, janvier 2023

pelisse rase et froide

carnet d’installation | 27 janvier 2023

qu’est ce qui trotte dans la tête avec cette neige persistant au dehors parant le paysage d’une pelisse bien rase et froide par-dessus l’herbe, avec le peu de lumière qui découpe ce matin la fenêtre dans le mur, avec le bruit de la découpeuse à carrelage au rez-de-chaussée un peu plus loin qui troue le silence, qu’est ce qui remue dans la tête pour ouvrir les yeux, modifier le regard, contempler différemment la nature des choses et des êtres qui habitent ces domaines de prés et forêts, je regarde autour de moi les toits les arbres la route avec traces de pneus dans la neige fondante, je ressens une grande liberté capable d’avaler le temps, contemple l’ouverture du ciel juste en face, frotte le carreau pour chasser les cristaux égarés en train de fondre imperceptiblement

tout est ouvert au vent de sud-ouest et aux odeurs de bois

Photographie Françoise Renaud© – 27 janvier 2023

début de chantier

carnet d’installation | 22 janvier 2023

le mot chantier ravive des sensations déjà connues, je parle de confrontation avec le bâti, avec des matières lourdes et rugueuses, le ciment qui durcit les mains, les outils qui blessent, la fatigue dans les muscles à force de répéter la même tâche | le mot chantier évoque une remise en cause de l’existant, un remaniement parfois profond des structures, et donc une part à détruire, une mise à bas de pans entiers de mur s’il le faut | j’utilise aussi le mot chantier pour un livre en cours d’écriture, une prise de conscience de ce qui fait tenir les choses entre elles et délivre le récit, et il faut donner de soi physiquement, se mettre en action pour que ça advienne grâce aux informations transmises par le corps, puiser loin, se risquer dans des contrées inhospitalières, dépasser les frontières | alors c’est parti, une nouvelle fois en chantier à peine le cocon installé, casser pour reconstruire, transporter des tas de matériaux — sacs, carrelages de pierre, lames de bois –, faire des tournées de déchèterie, comme un pas de côté par rapport à l’ordinaire, une relance de la vie pour ne pas se satisfaire

trop de permanence anesthésie, l’impression d’acquis, dos tassé, gestes ralentis, petit à petit endormis sur notre passé

PETIT À PETIT ENDORMIS SUR NOTRE PASSÉ

le chantier fait se redresser des reins jusqu’à la racine du crâne, se remettre aux aguets, observer, faire des plans, réfléchir, trouver des solutions à tout, bonifier ce qui existe, se dire qu’on s’aime infiniment et se souvenir de tout ce qu’on a fait ensemble jusque là, battre une nouvelle fois les cartes, continuer au proche de la ligne jusqu’au prochain virage | le chantier réactive les sens et secoue la conscience de la volupté comme soudain lancés à la recherche de la beauté, comme soudain en quête de fleurs parmi les espèces les plus sauvages et les plus magnifiques pour animer notre décor même si on sait qu’elles finiront sur le tas de compost pour nourrir les suivantes

assise sur le muret encore mouillé de neige, je contemple les bâtiments en pierre de granit, je me dis que c’était une bonne idée de se relancer à ce stade d’existence dans un projet d’ampleur comme enfants indisciplinés, comme frondaisons en voie de se rejoindre

Photographies Françoise Renaud©20 janvier 2023

petite neige

carnet d’installation | 18 janvier 2023

la neige s’est invitée sans qu’on n’y prenne garde, ça s’est passé pendant la nuit si bien que tout était silence avant que le jour se lève, ça ressemblait à un souffle au cœur inaudible, un silence animal d’un genre qui n’a plus cours nulle part ailleurs que dans les forêts à cause de l’élargissement des villes, silence vibrant des arbres fouettés brossés tissés de poussières sauvages, cris de bêtes, attente aussi, et tout ce blanc niché dans les parties intimes de la terre des mousses des fruits

la neige s’est invitée comme cadeau de janvier, parenthèse entre deux journées, elle a habillé mon nouveau paysage, redessiné les écorces et les herbes, créé une nouvelle géométrie

je l’ai saluée et j’ai prié pour qu’elle dure le temps de mes images volées

Photographie Françoise Renaud© – 18 janvier 2023

imprévus

carnet d’installation | 16 janvier 2023

Il n’y a guère d’imprévu tout au long des journées en dehors de l’arrêt de la voiture des Postes pour déposer des lettres ou livrer un paquet, je la reconnais de loin à la couleur de sa carrosserie, je la guette. En général rien qu’une poignée de courriers acheminés depuis l’ancienne adresse, rien que de l’administratif. A vrai dire je n’attends rien de particulier, il y a eu assez de décès ces derniers temps et je perçois comme un suspens, un décrochage dans le déroulement habituel du temps. Je me dis que ça ne va pas durer, qu’une ère neuve vient de commencer, qu’elle me délivrera elle aussi son lot de surprises de malheurs et de joies. Tout de même j’oublie des cadeaux de fin d’année dont l’envoi a été retardé à cause du déménagement. Ils sont venus me ravir. Parmi eux, un roman Un chien à ma table envoyé par une camarade d’écriture attentive, un autre d’un auteur islandais Une fenêtre au sud posté depuis la Maurienne accompagné d’un recueil de portraits photographiques. Ces livres ont pris place tout près de moi, proposant à ma solitude leur présence neuve. Aussi deux tasses à thé ornées de larges fleurs rouges à la O’Keeffe. Ces objets me font penser aux personnes que j’aime.

Et puis une autre surprise aujourd’hui. Un paquet lourd qui rentrait tout juste dans la boîte. J’ai regardé l’expéditeur. J’ai compris qu’il s’agissait du coffret consacré à la peintre Richarme édité chez Deuxième époque, ouvrage qui a réclamé cinq années de travail. Je ne l’attendais pas. J’y ai écrit quelques articles et il me plaît de le voir enfin réalisé. Il pèse un sacré poids, il me faut le prendre à deux mains.

Aucun jour ne se ressemble. Cieux mouvants, inconstants, mais je reviendrai sur la description des ciels. Le garagiste m’a dit qu’il ne pleuvait pas assez, qu’il faudrait plus. Encore les stigmates du dernier été caniculaire. Le garagiste est du coin, il a sûrement raison.

Photographie Françoise Renaud©24 janvier 2023

ici c’est déjà un ailleurs

carnet d’installation | 13 janvier 2023

ici c’est déjà un ailleurs quand bien même identique en langue au pays où je demeurais il y a encore trois semaines, quand bien même pas très éloigné en géographie, quand bien même composé de forêts aux essences plus ou moins semblables, du moins pour une part, et habité de ces mêmes animaux sauvages que l’homme préfère chasser plutôt que connaître | ici c’est déjà un ailleurs pour moi née en bord de mer et accoutumée aux rumeurs de marée, d’un jour à l’autre perdue au cœur de ces terres ténébreuses sillonnées de petites routes habiles à serpenter au long des champs et des étangs

moi qui ai bourlingué en bien des coins du monde, je n’avais jamais imaginé un tel voyage

moi qui ai toujours recherché l’ivresse du grand lointain, adoré fréquenter les paradis artificiels, pénétré le touffu des forêts tropicales et visité les volcans en rut

VOYAGES FASCINANTS QUI ONT LAISSÉ DES TRACES

ÉPICES MENDIANTS YEUX DES ENFANTS

et je ne sais pas ce qui se passe en faisant ainsi basculer les choses à cet endroit de ma vie, en découvrant dans ces prairies ces grosses bêtes à robe froment vif, celles-là dont je caressais la tête entre les cornes quand j’étais petite fille, j’ignore s’il s’agit d’un manque, d’un besoin, d’une blessure ancienne, d’un lien inexpliqué avec ce genre de lieux demeurés en arrière hors des villes, des lieux saisis d’odeurs qui interrogent l’enfance et nous poussent vers des rives mystérieuses, ce que je sais c’est qu’il est nécessaire de se confronter à ce qui se cache à l’intérieur et nous avait échappé jusque là, car c’est là que la fouille commence, et avec elle l’intérêt accru de traverser le temps de notre existence au-delà du manger marcher dormir, du vivre élémentaire, et je suppose que les jours qui vont suivre m’apprendront à voir mille détails qui vibrent à chaque seconde dans l’air dans l’herbe, les scintillements de la pierre, la laitance au ciel le matin, l’élégance des aigrettes blanches comme irréelles dans leur marche lente vers l’eau, les lichens incrustés dans les murs pareils à des écritures, les haies aux fruits desséchés, les taillis impénétrables

ici c’est déjà un ailleurs qui touche le corps dans ses parties fragiles et attise le désir de respirer autant que la cage du corps en est capable, de respirer l’humide sous les arbres et de photographier écorces et mousses comme des éléments inhérents au paysage

LUMIÈRE SPLENDIDE INONDANT LE DÉCOR

LE VERT DEVIENT MORDORÉ SOUS CETTE LUMIÈRE

UN CHIEN ABOIE DANS LE LOINTAIN

il aurait eu 100 ans

carnet d’installation | 11 janvier 2023

hier mon père aurait eu 100 ans | son visage très présent en moi, traits durs renfrognés, bouche réduite à un fil, sa silhouette à peine estompée sans couleur devenue presque étrange | il est parti pendant l’hiver 2017 mais son visage ne me quitte guère, je ne regarde pourtant pas vers le passé, il est simplement là et j’imagine ce qu’il aurait marmonné apprenant mon départ vers une contrée perdue, « dame qu’est ce que tu vas aller faire là-bas ? pourquoi changer ? », aucun motif capable de nuancer sa façon catégorique d’envisager les choses, lui demeuré tout son temps à peu de distance du village de sa naissance

il est parti

il est entré dans mon rêve

je lui raconte ce nouveau lieu même s’il ne veut pas m’écouter

tu verrais ces étendues paisibles dignes d’être peintes ou croquées, l’herbe en pelouse comme taillée au ciseau, tu verrais ces grands animaux à robe fauve, plus blonde sous le ventre et autour du mufle, une race rustique déjà décrite en traits de sang séché sur des parois de grotte, tu verrais les arbres aux ramures immenses et dépouillées qui contrastent fort contre les nuages, tu verrais ces averses de pluie fine juste ce qu’il faut pour attiser le vert et rendre l’air plus transparent, tu verrais ces fermes en pierre de granit posées sur les coteaux au cœur de territoires définis par des lisières de bois et des bordures d’étang, tu verrais la couleur de la terre au jardin fortifiée par quantité de feuilles mortes, tu verrais le corps qui se fait rebelle à force de se confronter au nouveau, de se bousculer dans ses habitudes, de se pousser vers d’autres contemplations et d’autres crépuscules, tu verrais le bonheur qu’on peut avoir si on s’en donne la peine | tu verrais tant d’autres choses encore, tu verrais tu verrais

Photographie FR, 8 janvier2022

objets délivrés

carnet d’installation | 7 janvier 2023

Un par un les objets sortent de leur gangue en papier journal ou papier bulle, indemnes après le voyage, ils ne sont changés en rien, ils m’enchantent.

Loin de moi l’idée d’inventaire, j’expérimente seulement cette joie d’ouvrir les caisses et de les retrouver, lent rituel réjouissant après un temps d’absence. Je me suis préparée à ce moment comme à une cérémonie. Les délivrer, poser la main sur eux, leur accorder une place même provisoire me procure un certain apaisement : lampes, poteries, têtes en pierre, oiseaux en bois, bols colorés, plateaux et tasses à thé, peintures roulées, petites huiles sur toile achetées en brocante, paniers tressés, pots népalais. Il me revient l’image des malles chinoises de la mère de Richarme longtemps restées secrètes qui détenaient quelques trésors. Beaucoup vont cependant rester en sommeil et attendre la rénovation des pièces qui leur seront destinés. Pour la chambre devenue bureau, j’ai démailloté trois statues en bois sombre (figures du Nagaland, pays insoumis au Nord-Est de l’Inde) : un homme accroupi imposant — près d’un mètre de haut — et un couple de la forêt, des personnages taillés d’une pièce dans un bloc d’arbre. Corps nus, humbles, bruts, émouvants. A peine quelques ornements. Insolites dans cet environnement de campagne, oui sans doute aux yeux du visiteur, mais il y a si longtemps qu’ils vivent à mon côté qu’ils s’intègrent déjà dans ma pièce de travail et résonnent avec l’instant qui advient dans les fenêtres et les lambeaux de brume mystérieuse qui s’effilochent à travers les jardins abandonnés. Comme deux pans de vie qui se rejoignent et délivrent soudain une nouvelle lecture du monde.

Photographie FR 03/01/2023

peu de rêves

carnet d’installation | 3 janvier 2023

peu de rêves ces temps-ci

trop de fatigue sans doute, une fatigue qui aspire le corps dans un sommeil sans fond et le laisse en errance quelque part en bordure de terres inhabitées, réveil abrupt aux premières lueurs grises et laiteuses, yeux plissés encore emplis du mucus de la nuit, conscience perdue dans des espaces d’il y a un milliard d’années, avec ou sans vent — au fait j’ai hâte d’apprendre les vents qui circulent dans ce paysage, d’où ils viennent, ce qu’ils transportent, quelle est leur façon de brasser les atmosphères et de raser le toit des fermes, les bosquets, les champs d’herbe —

peu de rêves mais des ombres qui deviennent étrangement proches, floues et fluides, vivantes, elles me frôlent et je peux entendre leurs respirations, peut-être mes anges qui m’ont suivie jusqu’ici, mes petits morts, mes présences d’amour, mes attachements, mes liaisons à la terre du passé, je ne leur ai pas accordé suffisamment d’attention quand ils étaient là ou alors c’est qu’ils sont partis trop tôt, tout ce qui est caché mais demeuré à fleur de vie survivant au chaos, et ce matin je ressens davantage leur présence alors que je pèle une à une mes écorces

peu de rêves mais des grandes clameurs à traverser le pré entre le haut châtaignier derrière les clapiers et le hangar délabré de l’autre côté, je ne peux m’empêcher d »imaginer ce pré au printemps tout ragaillardi, espèces délicates ou rustiques, aériennes ou taciturnes poussant subitement des bouquets dans l’entêtement à recouvrir le sol d’une pelisse odorante, dans l’entêtement du renouvellement permanent de la vie sauvage

Photographie FR 02/01/2023

tas de bois

carnet d’installation | 31 décembre 2022

première visite d’une partie des terres vastes répandues au gré du coteau

la maison n’est pas loin

en fait on n’aurait pas cru si grand, et encore, on ne s’est risqués que sur cette première parcelle à proximité de l’habitation toute bordée d’arbres — chênes et châtaigniers à ce que je vois et peux reconnaître — et redescendant vers la bordure ouest on découvre un tas de bûches qu’on avait pris de loin pour un mur | chacune presque un mètre de long juste bonne à scier en deux ou trois pour mettre au feu | elles ont été accumulées en cet endroit il y a assez longtemps car les genêts à balai ont poussé tout autour comme pour les maintenir en équilibre et le bois a viré au gris cendre, écorces craquantes encore déposées sur le cœur plus orangé | à vue de nez entre quinze et vingt stères, une ressource inespérée dans les conditions qu’on connaît, une merveille de matière fibreuse juste belle à voir et prometteuse de chaleur douce

je m’attarde, tâte la texture, manipule les écorces belles comme des plaquettes de chocolat, tourne autour plusieurs fois, fais des images avant d’achever ma promenade par le versant Nord | déjà le soleil baisse, nuages effilochés sur l’horizon

Photographies FR 01/01/2023

des jours en transit

carnet d’installation | 30 décembre 2022

des jours à se réveiller trop tôt à cause de l’impatience

des jours à se réveiller à cause de l’urgence à accomplir ce projet dessiné en arrière-plan depuis plusieurs mois, projet comme jailli hors de la pensée, piste ouverte, chantier, bifurcation capable de propulser les corps loin des lisières du pays connu comme au dehors d’une tombe et d’enclencher une faim de loup à croquer les perles de rosée, à fendre les rideaux de pluie adorée après tant de sécheresse, des jours à se préparer à bondir hors de la cage qu’on avait pourtant choisie et qui jusque-là convenait à toutes sortes de fantaisie, brusquement devenue trop étroite, et même étouffante, insatisfaisante, toutes les causes venant s’inscrire devant soi comme autant d’évidences qu’on avait soigneusement repoussées telles poussières sous le tapis, et j’avais bien vu tout ça qui se développait et broyait petit à petit la vie à l’intérieur pareil à des inscriptions irrévélées datant de trois mille ans, encore fallait-il l’étincelle pour leur donner vérité et éveiller ce désir d’explorer de nouvelles provinces

des jours à vivre dans un dernier automne, à préparer ce moment où les objets rangés dans leurs caisses allaient être portés à bras d’homme en chariot en brouette puis entassés dans un camion puis conduits sur plusieurs centaines de kilomètres dans un lieu pointé du doigt sur la carte, un lieu riche en forêts et en bêtes libres d’aller où bon leur semble

ce matin la fenêtre est ouverte sur le jour au sud-est

des bâtiments au loin, corps de ferme magnifiques ayant abrité des générations d’hommes et des troupeaux et des chiens de troupeaux

pas de voisins

l’herbe frémit sous le vent dans le grand pré et aussi dans le potager abandonné, je sens que mes yeux sont brillants et que ma peau est devenu surface à écrire de nouvelles histoires, à questionner l’essence de ces bois couronnés de fougères qui ont donné son nom à cette place où s’étend désormais la maison

Photographies FR 30/12/2022