lieux occupés

Certains lieux comptent plus que d’autres au cours d’une vie d’homme. La maison d’enfance par exemple. Peu importe son aspect ou la nature de son jardin. Avec ou sans cabanon. Borné de grillage ou de haies. C’est là qu’une certaine géographie du paysage a commencé à s’inscrire dans le corps et dans la mémoire.
Une nourriture qui serait venue par le dehors.
Par la nature de l’air.
Par la pierre des murets, les arbres au voisinage, le ciel dans tous ses états par-dessus les toitures. Par les herbes poussées au hasard des recoins dans une once de terreau gorgée de graines en sommeil. Par la nature des lumières diffusées à travers les rideaux. Les coloris, les transparences, les sons provenant de la rue, les vents faufilés par la cheminée en hiver, les orages d’août. Rien ne se serait construit pareillement de nous sans ces éléments nécessaires pour grandir, sans ces gris ces bleus, sans ces palettes de couleurs, ces murmures et fracas qu’on mémorise avec une surprenante précision quand on est haut comme trois pommes, que tout semble crier fort autour de nous et qu’on parcourt indéfiniment le jardin, en courant ou rampant. Jardin pareil à un espace immense, à un alpage. Aussi forcément les odeurs attachées aux saisons, aux activités de la famille et aux périodes de fête.

Ainsi les lieux occupés s’inscrivent dans l’itinéraire personnel. Appartements, maisons. Ils laissent empreinte quels que soient la durée d’occupation, la forme des fenêtres, la tapisserie, la lumière, l’ambiance, les bruits divers. Tels différents tableaux de notre galerie intime.

Extrait du roman de Françoise Renaud ‘ Retrouver le goût des fleurs’, à paraître en 2017
Photographie ©Sylvia Bahri

Tirer de l’oubli

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J’ai tiré du silence des images.

Vieilles.
En noir et blanc. Parfois couleurs passées très douces. Des roses, des sépias. Un peu floues.
En ouvrant l’album de famille à même sur mes genoux.
Sa couverture en cuir rouge. Odorant.
J’entendais les voix venir, tout doucement se mêler. Des voix à l’accent de la campagne. Aussi des mots, des appels. Des cris encore. Des pleurs. Et des chansons connues par cœur depuis longtemps.

J’ai tiré de l’oubli des visages. À chaque page.
Des gens quand ils étaient enfants. Des gens tout proches — parents, sœur, frère, cousins. Je les reconnaissais. Et plus loin encore, au-delà de ma naissance. Des fragments intacts tirés de l’histoire de notre tribu comme des tisons encore vivants hors du feu. Tous ces sentiments que l’existence leur avait procurés en bon comme en mauvais. Je pouvais les lire à travers les photos, je pouvais les sentir rien qu’en tournant les pages. Ô chers visages incrustés dans ces bouts de carton glacé dentelé. […]

Texte complet à paraître dans un recueil de textes sur l’enfance
Illustration : photothèque de l’auteur

de l’océan 1/2

Ce te texte a été publié le premier vendredi de septembre 2016 sur le blog de Marie-Christine Grimard dans le cadre des Vases Communicants.

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À la surface, ça court ça glisse comme sur une peau. On voit les petites langues levées par le vent puissant.
La ligne de rencontre entre ciel et mer est dure et précise, sans nuages.
Comme soulignée à la plume violette.

Les vagues s’annoncent au loin, à bonne distance de la côte. Chacune ressemble à une boursoufflure. Puis à une faille à travers le bleu brossé d’écume, à une tranchée. On y voit l’intérieur du ventre de la mer. On voit combien dedans ça bouscule et rugit, ça brasse et fracasse. Un corps d’homme serait irrésistiblement aspiré, emporté, chamboulé, avant d’être rejeté à demi-mort sur le sable.

Quand nous étions jeunes, nous enfants de la côte, nous adorions les tempêtes. Elles soulevaient des vagues énormes et remplissaient les criques jusqu’à la goule à marée haute, refoulant la marmaille estivante sur les bancs qui bordaient la corniche. Nous espérions l’orage qui ne manquait pas d’arriver autour du 15 août, accompagné d’un bref coup de vent. Ce jour-là nous enfourchions nos vélos pour gagner des rivages plus sauvages à l’écart du bourg. Plages réputées dangereuses. On ne disait rien à personne. On y allait, on déposait nos vélos à travers les genêts et on se jetait dans la bataille. Pendant plusieurs heures.
Cette ivresse à éprouver la force démente de l’eau,
le corps broyé,
les membres écartelés, la chevelure mêlée de sable et de sel.
Jusqu’à épuisement.
Chaque mur déferlant nous avalait, proposant quelque chose d’effrayant, et nous poussions des cris que nul n’entendait à cause du fracas monumental. Nous n’avions jamais peur, nous n’avions aucune mesure du danger. Parfois une vague plus vicieuse que les autres nous déportait vers la barrière noire des rochers. Nous sortions roués de coups, éraflés, ensanglantés. Nos mères nous demanderaient où donc nous étions encore allés nous fourrer. Nous dirions que ce n’était rien, ces bobos. Rien du tout. De toute façon nous nous en moquions, le paysage et le vacarme étaient nôtres, l’océan nous possédait, nous ne voulions rien d’autre qu’appartenir à ce monde qui nous avait vus naître et qui nous poussait vers l’avant avec en germe la conscience de la phosphorescence et de l’extrême beauté.

Photographie : Port Bourgenay, Vendée – ©Marie-Christine Grimard, 2014