confidence

Vous livrer ici un fragment de mon travail en chantier. Une sorte de dialogue sans mots entre guillemets, mais dialogue quand même.

Alors que Waralin le survivant et Riks le jeune fomentent un projet important pour l’avenir des clans, l’enfant Doria les surprend et les observe.

L’enfant Doria — fille de Mermel — a franchi les remparts, elle cherche des petites choses à enfiler pour faire des colliers, elle pense que sur le talus là-bas en marchant vers la forêt la neige sera moins épaisse et qu’elle y trouvera des graines enfouies, elle avance et soudain elle les voit, elle les reconnaît tout de suite même s’ils sont loin, Waralin le survivant et le jeune Riks, et comme elle a enfreint la règle imposée aux enfants de ne pas quitter seuls le camp, elle se cache, les observe, observe la silhouette de Waralin installée dans le traîneau — d’habitude si tassée renfrognée, contrainte par l’infirmité — qui s’agite, danse des mains et des bras en même temps que le torse participe aux courants de l’air et que les épaules se tournent comme pour indiquer une direction, elle se dit que s’il bouge de cette façon désordonnée c’est qu’il est en train de parler et c’est forcément qu’il a quelque chose d’important à dire pour déployer les bras, les mettre en branle à ce point, elle le sait, elle le comprend, elle ne l’a jamais vu dans cet état ou alors en transe lorsqu’il racontait sa chute à flanc de glacier alors que tous étaient réunis dans la grande hutte en rondins de bouleau — elle n’a pas oublié le bleu cinglant presque surnaturel de ses yeux —, donc Waralin a quelque chose d’important à dire à Riks et ça concerne la survie et l’avenir des tribus, la possibilité d’un nouveau printemps avec la floraison des épineux, la prolifération des lapins et le retour des grands mammifères, elle imagine tout cela, le suce comme un petit fruit de prunelier, Riks plus jeune que Waralin est dressé de toute sa hauteur près du traîneau, il a l’air d’un géant mais ce qui frappe l’enfant Doria c’est le fait qu’il soit légèrement penché vers l’avant, et aussi son extrême immobilité, on dirait qu’il est entièrement concentré sur le visage de Waralin et qu’il se laisse uniquement toucher par l’air brassé par les mains — une sorte d’inversion des rôles dans ce moment de conversation, indice supplémentaire pour penser que les mots prononcés sont importants et de l’ordre de la confidence —, elle s’est rapprochée de la scène pour en être sûre, c’est alors que Riks prend les mains de Waralin dans les siennes, son visage paraît changé, un long moment ils se regardent comme partageant un même projet, un rêve de voyage, une pensée audacieuse et clandestine avec le temps qui s’accroche aux brumes et l’oiseau noir qui décrit des cercles au-dessus de leurs têtes et lance des cris scandant leur pacte, entre eux il se trame quelque chose, maintenant elle en est tout à fait sûre, ils échangent encore des mots en se tenant par le coude — des mots qu’elle n’entend pas — et tandis qu’ils lèvent d’un même mouvement leurs visages vers le ciel, l’enfant Doria quitte sa cachette et se met à courir comme une folle en direction des remparts. 

champ de bataille

extraits d’un texte écrit pour l’atelier d’été 2020 Tiers livre sur le thème Outils du roman
consigne : écrire le début d’un roman en rendant perceptible l’omniscience de l’auteur pour rentrer dans les pensées des personnages (un seul bloc), accueillir tout ce qu’il va naître

 

observer cette esplanade pareille à un champ de bataille, recueillir les impressions de mouvements croisés et de circulations aléatoires, écouter les bruits que font les pas des gens, les conversations et le souffle des gens, ça produit une sorte de gémissement à peine audible, une rumeur sourde qui inonde la surface peuplée et s’étend en cercles concentriques jusqu’aux bâtiments qui bordent la place, et c’est dans les limites de ce champ que les silhouettes se déplacent, dispersées ou soudainement regroupées par on ne sait quel jeu d’attraction-répulsion comme enclenché par un aimant souterrain capable d’influencer les trajectoires — tel un vaste jeu de flipper, l’espace au sol, lisse, donc glissant et en légère déclivité induisant probablement cette comparaison —, appuyer sur la touche vidéo et jongler comme d’un curseur avec les temps d’exposition, vitesse d’obturation et nombre d’images par seconde pour ralentir ou accélérer le flux de ce monde en affaires, corps en tous genres hommes femmes enfants, jeunes et vieux, avec course des nuages et modifications de la lumière par-dessus de la mêlée, enfin où vont-ils tous ? qu’ont-ils à faire de si urgent ? quelle dose de douleur ou de joie transportent-ils dans leurs besaces et quelles histoires dans leurs cerveaux ? Ils ne savent pas qu’ils sont observés depuis le haut du grand escalier du théâtre, ils sont juste vivants en cet instant-là, bien réels, le sang circule comme il faut dans le circuit de leurs veines, ils vont et viennent, traversent la place tout droit ou en diagonale, regardent leur montre, se hâtent vers le serpent bleu du tram qui émerge du tunnel pour aborder la rampe d’accès aux voyageurs. Impossible de distinguer les visages, encore moins leurs expressions, même en usant du zoom (l’appareil est simple de manipulation, juste bon à prendre des scènes ordinaires, anniversaires ou réunions de famille). Seulement discernables la taille, la corpulence, le port de tête, l’aisance, la jeunesse en se référant à la vitesse de déplacement — encore que beaucoup de jeunes flânent et beaucoup de plus âgés sont drôlement agiles —, l’allure vestimentaire, les bagages à porter sur l’épaule ou à rouler, les animaux en laisse. À un moment donné fermer les yeux et ne plus les rouvrir pour mieux se laisser pénétrer par les attitudes longuement observées, ressentir les pensées… femme qui porte un sac (lourd le sac), cheveux blancs, dos voûté tête penchée pour mieux voir où elle pose les pieds, traître ce pavé, on glisse si facilement sur un papier, une feuille d’arbre… homme grand de taille qui toise ceux qu’il dépasse… fille en robe blanche, autre fille brune plus ronde et bavarde qui traîne les pieds…. jeune type en vélo qui fend la foule au risque de percuter quelqu’un, sac à dos rempli de livres ou de victuailles, plutôt des livres —  étudiant, ne pense qu’aux filles, s’appelle Jonathan, habite dans une rue proche de la cathédrale, enfin pas sûr, on verra ça plus tard  —, de toute façon roule trop vite sur cette esplanade interdite aux deux-roues (il va se faire coxer, c’est sûr, ou il va y avoir un pépin)… [aussi colosse barbu portant un étui de guitare, femmes la soixantaine en train de faire les magasins pour ne rien acheter, bande d’ados en jogging à bandes blanches sur le côté et sweater à capuche prêts à faire un mauvais coup, garçon en fauteuil atteint d’une maladie génétique, fillette aux yeux bleu glacier tenant la main de sa grand-mère et la tirant l’air de rien vers le stand de bonbons, trois hommes costard cravate sortant d’un bâtiment cossu se pressant vers un restaurant ça n’en finissait pas, cette réunion, intarissable le mec]. Ressentir alors qu’il n’y a aucune certitude sur l’avenir mais nourrir l’idée que c’est à cause de l’étudiant qu’il va arriver quelque chose, qu’il doit exister un lien entre lui et les deux filles qui traînent souvent en ville, par exemple l’une d’elles en romance avec lui, raison pour laquelle il cherche à les distinguer dans la foule pour les rejoindre en se dressant sur les pédales de son engin tout en parlant dans son iPhone, ou alors projetant simplement d’aller à la mer le lendemain ou au cinéma pour draguer l’une d’entre elles (de préférence celle en robe). Descendre la rampe d’escalier tout en zoomant au maximum (gagner en proximité tout en perdant de la hauteur). Et puis ça y est, la vague nous prend, comme un vertige à débouler sur le flipper et à envisager de l’intérieur la scène habitée de conversations et sillonnée de parcours incertains. Continuer à prendre des notes visuelles. Suivre la dame au sac qui se dirige vers la gare en respirant fort, le vieil homme qui parle à son caniche allons, presse-toi un peu mon petit pote, le groupe d’enfants qui braillent, les routards avinés non mais qu’est-ce qu’elle a celle-là à me regarder comme ça ?, le type à peau noire très beau qui porte un tee-shirt noir avec une tête de lion (magnifique, le lion) et qui chantonne My Lady Sunshine : tu es née sur une île sauvage, j’ai cherché là-bas ton visage, je te rejoindrai dans la nuit, si beau que les gens se retournent sur lui après son passage, se faufiler dans son sillage un moment avec le blues dans la gorge et se laisser imprégner (et même influencer) par la chanson d’amour, entendre soudain tout un tapage et même des cris, aussitôt penser qu’une personne a eu un malaise (pas étonnant avec la chaleur), à moins qu’il ne s’agisse d’une attaque terroriste, ou alors non c’est bien l’étudiant qui a fini par renverser un vieillard ou un infirme, avancer tout en filmant alors foule s’ouvrant et se refermant, agitations, rumeurs, zones d’ombre, ondes de chaleur, vélo comme un couteau dans le flot des gens, caméra de même finalement

Illustration : L’entrée du Christ à Bruxelles, James Ensor, 1888

en mon for intérieur – jour #49

sourdes contrées

En revenir à la lecture pour éviter de piaffer, roussiner, barjoter, pinailler, torturer les chiffres de la pandémie, affabuler, tourner chèvre ou maboule.
En revenir à la base.
Corps, peau, papier, espace, mots.
Reprendre mon livre en cours (Sourdes contrées de Jean-Paul Goux, Champ Vallon, 2018) qu’une amie chère m’a offert, me replonger dans cet univers clos avec elle et lui qui s’observent et se cherchent. Pénétrer leur friche. Effeuiller leur monde sensible avec doutes et souvenirs — réels ou imaginés. Ça pourrait être un roman de confinement, ces deux-là isolés dans une maison entourée d’un jardin, se parlant et se promenant, évoquant des projets du passé — réalisés ou demeurés dans le néant ou juste construits en rêve. Avec ça évidemment, le temps qui ronge, les souvenirs qui se déforment, certains inaccessibles. Le trouble installé entre eux peu à peu les sépare, on le sent, parce qu’on sait bien ce qui arrive pour nous-mêmes, cet essoufflement de l’amour, ce délitement du sentiment, ce délabrement annoncé du corps, cet abîme.

Une phrase retient mon souffle.

Le sentiment de l’espace que tu découvrais dans l’air matinal de ta chambre entièrement nue, ce sentiment que l’espace rayonne dans les limites de son enveloppe, ce sentiment d’euphorie qu’engendre la pure sensation du volume, toutes ces impressions, tu ne savais pas encore qu’elles n’étaient pas tout à fait étrangères à celles qui naissent parfois dans les gestes de l’amour et qui ne sont pas celles du plaisir mais qui donnent au plaisir une profondeur peu oubliable lorsque le corps aimé et longuement caressé, son propre corps amoureusement caressé, cessent tout à fait d’être des épidermes parce qu’ils se répandent maintenant et dans les limites infiniment agrandies de leur enveloppe frémissante rayonnent enfin comme les corps glorieux qu’ils sont devenus.

Tant de vrai et de mélancolie. Même si l’euphorie peut élargir un instant l’horizon de notre perception, le temps ronge en maître, les murs se désagrègent à force d’hivers — juste l’évidence —, les constructions s’affaissent à force d’années. Pourtant ce regard infiniment doux qu’il porte sur elle quand elle parle avec ce petit chuintement de rien du tout dans la voix qui lui est resté de l’enfance. Tout ce qui demeure du lointain. Toute cette lumière qui inonde au point d’aveugler, révèle les nuances infinies de la roche et du sous-bois, aussi de l’âme de ceux que nous voyons vivre.

Photographie : Lyle Cesmat (unsplash)

 

un hiver personnages #4 | croquis

Cycle d’ateliers hiver 2019/2020 avec Tiers Livre et François Bon intitulé « Un hiver personnages ».
Proposition 4 : « prendre le temps, dans la vie quotidienne, d’être attentif à cette pulsion qu’on a d’imaginer la vie de telles personnes inconnues ou anonymes qu’on croise, même le plus bref instant… On ne développe pas, on ébauche ces bulles de vie, on revient à l’observation. »
En savoir plus ici.

me souvenir de son nom

Je les croise en allant à la mairie ou à la poste. Je les vois furtivement, les surprends dans une posture ou une autre. En train de sortir de leur maison, de parler à quelqu’un ou simplement de marcher dans la rue en portant des paquets. D’eux je ne sais rien. Je ne sais que ce que l’un ou l’autre voisin a bien voulu me dire de ce qu’il savait lui-même, donc matériau récolté au hasard de petites conversations conduites ci et là. Je ne sais pas si c’est du réel ou du transformé. Je choisis de penser qu’il y a forcément du vrai dans ces bribes restituées, forcément quelque chose de ce que ces gens sont ou ont été. J’ajoute ces informations à mes observations et les rassemble dans un coin de cerveau. J’en dessine une sorte de tableau. Peu à peu ça devient une vaste histoire. Ça ressemble à une carte de géographie, sauf que ce ne sont pas des lieux qui y sont inscrits ou des routes qui y sont tracées, mais des événements, des notations (corporelles ou vestimentaires ou sentimentales), des  détails intimes, des paroles volées auxquels s’ajoutent — je m’en rends bien compte — des scènes imaginées. Continue reading →

tout un été d’écriture #01 / numéro 9

Revenir dans ce faubourg pas bien loin de la fac, dans cette rue où elle louait une piaule il y a combien d’années déjà — de quoi donner le vertige —, cette rue désormais en sens unique, comme resserrée, étouffée par les bâtiments poussés à la faveur des derniers jardins. Ici il y avait des palmiers, elle s’en souvient. Aussi un bananier dépenaillé qui reprenait vie chaque été, quelques rosiers grimpants. Là, un atelier d’encadrement tenu par un italien toujours tiré à quatre épingles (il lui avait mis sous verre une affiche de kabuki et un cheval birman brodé, tableaux toujours en sa possession). De l’autre côté le garage de Marco, un travailleur celui-là qui restait le soir jusqu’à pas d’heure. Elle se demande s’il vit encore, ne reconnaît plus rien. Tout transformé, lissé, neuf, moderne. Plus d’âme, plus de fleurs, plus de jardins.

C’était pourtant un quartier préservé de la ville avec une réelle liberté d’aller et venir, de bavarder avec les voisins, de se garer au hasard du trottoir. Pour accéder à son deux-pièces, elle traversait un garage rempli d’un effarant bric-à-brac, contournait un parterre dont elle était seule à prendre soin, attrapait l’escalier qui s’élançait le long d’une treille jusqu’à atteindre quelques mètres carrés de terrasse.

Voilà qu’elle se tient devant la façade.

Oui c’est ça. Numéro 9. Elle fait un effort pour reconnaître les deux grandes fenêtres, à l’époque équipées de volets qui jointaient mal. Crépi refait, porte d’entrée en bois peint devenue métallique avec boîte à lettres intégrée. Plus rien à voir. L’italien a fermé boutique depuis longtemps, le garage de Marco est devenu un immeuble comme ils font maintenant, bien propret avec entrée vitrée dotée d’un digicode. Places de parking bien dessinées au sol. Revenir sur ses pas, quelle drôle d’idée. Sans doute pour voir ce que ça fait au cœur. Pour constater la vitesse à laquelle vont les choses. Pour se souvenir de certaines amours et prendre une sacrée claque. C’est idiot, se mettre dans une posture pareille. Elle n’aurait jamais dû faire le détour. Revenir. Revoir le visage d’un amant ou deux qui honoraient alors son corps jeune. Saisir l’ancien parfum des roses au croisement des ruelles et très vite tourner les talons.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé : Revenir dans un lieu quitté il y a longtemps (très limité le nombre de lieux susceptibles de provoquer cette sensation) impérativement à la 3ème personne .

Photographie : Françoise Renaud, 2017

vers un écrire-film #04 | quand Modiano mène l’enquête

Un attachement particulier

Je ne sais pas pourquoi ce visage m’était apparu cette nuit-là dans les interstices du sommeil. L’homme semblait jeune, d’une autre époque. Il portait un costume militaire. Il souriait, en même temps ses lèvres semblaient remuer comme dans un film muet. Au matin j’avais gardé l’impression qu’une fenêtre venait de s’ouvrir sur une immensité jamais fréquentée. Et puis bien des choses étaient passées dessus. J’avais oublié jusqu’au jour où j’avais découvert son nom.

***

Nous étions en hiver et j’étais en visite chez ma mère. Elle m’avait demandé de monter au grenier une caisse de documents.
Tout ça encombre mon secrétaire, avait-elle déclaré. Il est temps de faire le vide.
C’était suite au décès de mon père. Elle triait, ne voulait pas laisser tout ce bazar à ses enfants, ça l’obsédait. Une façon aussi d’alléger sa respiration, de faire table rase d’une époque pénible.
Tu es sûre ? Tu ne pourras plus les consulter si je les monte au grenier.
Elle avait hoché la tête sans rien dire.

Les documents étaient rangés dans un coffre en bois ancien — à l’origine un coffre à couture. Je l’ai porté au grenier et je l’ai ouvert. Courriers attachés avec des ficelles de couleur, cahiers d’école, registre de compte, quelques agendas à couverture en cuir, un peigne. Et puis des photographies noir et blanc, petits formats à bord dentelé comme on faisait avant.
J’ai soulevé les premières et je suis tombée sur lui. C’était frappant. Son nom était écrit derrière. Eugène Mornay.
Dans son costume en drap vert il était vraiment beau, regard soyeux, fin duvet sur les joues contrastant avec le col rude.

***

J’ai questionné ma mère. Ce nom ne lui disait rien.
Je me suis concentrée sur le costume. Mon père avait porté le même et plus j’y pensais, plus les deux hommes se confondaient, leurs visages se superposaient, se brouillaient, les dates, les époques. J’ai sorti l’album de famille pour y retrouver mon père en habit militaire. J’avais bien fait. Deux indications précieuses étaient inscrites au crayon sous la photo : Ropetti, Pau.

Engagé volontaire en 1944, mon père s’était trouvé en garnison à Pau. Il avait souvent parlé du cirque de Gavarnie. Le Pic du Marboré, c’était son Annapurna à lui. Après le repas, ma mère avait déposé devant moi un album noir.
Tiens. Tu devrais regarder là-dedans. Il faisait déjà des photos avant qu’on se marie.
Jamais eu connaissance avant de cet album. Pourquoi l’avoir tenu au secret ?
La couverture était usée. En verso, deux publicités : LUI… ELLE… toujours Dubonnet et Grand Vin de Champagne Morlat (de la Marne) pétillant breuvage des anniversaires.
À l’intérieur étaient rassemblées des chemises bleues censées recevoir des partitions musicales — on pouvait lire la liste des instruments d’orchestre en allemand sur chacune d’elles. Des fentes y avaient été ménagées avec soin pour insérer les coins des photos. Chaque planche présentait huit clichés de 8 centimètres sur 5.

***

J’ai feuilleté. Lentement.
Soldats marchant dans la neige, vues de haute montagne, côte sauvage de Biarritz. Plus loin, au milieu d’une page, deux hommes debout sur une passerelle. En arrière, les murmures d’une forêt. J’ai reconnu Eugène Mornay en compagnie de mon père.

Léger sourire sur les lèvres d’Eugène. Coude appuyé sur le parapet, il se déhanche légèrement. Leurs corps se frôlent.
Ils sont proches. Ils semblent échapper au malheur.

Planche suivante. Mars 1945. On les retrouve à La Baule avec d’autres soldats, assis sur la balustrade de l’Hôtel Adriana.
Je connais bien ce boulevard qui borde la baie, nous nous y sommes souvent promenés quand j’étais enfant.
Les pensions le long de la plage avaient été réquisitionnées pour loger les troupes, m’a expliqué ma mère. Je ne t’apprends rien. Saint-Nazaire en état de siège ne serait libéré que le 11 mai, trois jours après la capitulation allemande.
Silence. Puis elle a continué.
Elle a évoqué les patrouilles ennemies dans l’estuaire — les passeurs enveloppaient leurs rames avec des chiffons pour ne pas faire de bruit —, les accès à la ville minés, la faim, la tension insoutenable au cours des derniers mois de guerre. Elle a dit que les rafles étaient fréquentes. Qu’ils fusillaient pour un oui pour un non.
Sans doute comme ça qu’Eugène y était passé. Pour avoir refusé de donner son vélo ou son morceau de pain, ou simplement de baisser la tête. Enfin, c’était une hypothèse qu’elle n’était pas obligée de confirmer. Si elle l’avait fait, elle aurait du même coup reconnu l’affection que son mari avait portée à un inconnu, compagnon de combat. En dehors d’elle.
Elle n’avait rien dit. De moi elle s’était détournée.
J’ai imaginé un instant qu’il avait gardé une photo de son camarade dans son portefeuille toute sa vie, ou alors dans sa table de nuit. Et c’était là qu’un jour j’avais aperçu son beau visage.

***

Bien sûr il m’aurait fallu vérifier, déchiffrer ses agendas, retourner ses tiroirs, fouiller la cave et le garage, consulter les listes de disparus dans la région de Saint-Nazaire entre mars et juin 1945, visiter les mémoriaux, arpenter les cimetières militaires, rechercher des membres de la famille Mornay. Plus tard peut-être si la question de cet attachement particulier — si étrangement escamoté — me tenait à la peau.
Avant mon départ, ma mère m’avait confié d’une voix rauque qu’après-guerre, mon père lui avait fait cadeau d’un lot de serviettes de table. Elles étaient toutes brodées des deux mots : Hôtel Adriana. Elle avait eu honte parce que ce linge avait été en quelque sorte volé, une chose qu’elle ne pouvait supporter. Elle avait retiré un à un les fils en coton rouge jusqu’à rendre les lettres méconnaissables. Jusqu’à effacer l’histoire. Oublier.

    

Photographies personnelles de l’auteure, 2018

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’hiver 2018 proposé par François Bon
  vers un écrire-film #04 | quand Modiano mène l’enquête
Ce que j’ai retenu de la proposition : … démarches, recherches, souvenirs, lieux, documentation : la marche qui doit solidifier notre chemin vers le récit va devenir ce récit lui-même.

fantôme de soi écrivain

Il est rapporté qu’Eva Rafelson aimait se tenir à l’écart du monde et qu’elle s’occupait de peinture le matin, une tasse de café ne suffisant pas à la réconcilier avec le réel. Sitôt réveillée, elle se réfugiait dans un cabanon transformé en atelier à la lisière des saules et s’emparait de ses pinceaux. Il lui semblait qu’il était alors nul besoin de réfléchir, que la crispation qui résidait à l’intérieur de sa poitrine de façon permanente s’amoindrissait, en tout cas lui laissait plus de champ.
Elle n’aurait pas su définir ce qui lui arrivait exactement, mais quand la nuit s’incorporait au jour ça la griffait dedans et peindre était la seule activité qui la calmait. Plusieurs fois elle avait décrit ce phénomène dans ses lettres à Paula Grund, amie d’enfance qui, mariée à un notaire, vivait désormais dans une province du sud. Sans doute que Paula ou d’autres parmi ceux qui l’avaient côtoyée auraient pu témoigner de cette difficulté qui ombrageait son front et tassait brusquement sa silhouette comme sous l’effet d’une bourrasque de vent, mais aucun enquêteur n’avait réussi à approcher ces personnes-là. De toute façon elles seraient restées muettes sur le sujet. Ce qui en revanche a été plus commode à établir est le nombre de ses maris. Le premier avait péri dans un naufrage, le second s’était révélé trop cavaleur pour répondre à son besoin de consolation et s’était éclipsé à peine paru. Quant au troisième, il était d’un tempérament discret et l’avait encouragé à posséder un espace à elle dans cette maison avec jardin qu’il avait acquise quelques mois avant leur mariage.

Il s’appelait Josef et son visage était tranquille et doux.

Il avait accepté le fait qu’Eva passait le plus clair de son temps à trafiquer dans sa cabane plutôt qu’à s’occuper de ménage ou de cuisine. Sans doute respectait-il même cette lubie, l’interprétant comme un besoin sauvage qui la conduisait depuis l’adolescence surgi on ne savait d’où — les parents d’Eva n’étaient que des gens de commerce assez peu éduqués et ils n’avaient guère influencé son parcours —, comme une urgence qui avait semblé diriger son existence et que certains auraient pu prendre pour une maladie. Continue reading →

lieux occupés

Certains lieux comptent plus que d’autres au cours d’une vie d’homme. La maison d’enfance par exemple. Peu importe son aspect ou la nature de son jardin. Avec ou sans cabanon. Borné de grillage ou de haies. C’est là qu’une certaine géographie du paysage a commencé à s’inscrire dans le corps et dans la mémoire.
Une nourriture qui serait venue par le dehors.
Par la nature de l’air.
Par la pierre des murets, les arbres au voisinage, le ciel dans tous ses états par-dessus les toitures. Par les herbes poussées au hasard des recoins dans une once de terreau gorgée de graines en sommeil. Par la nature des lumières diffusées à travers les rideaux. Les coloris, les transparences, les sons provenant de la rue, les vents faufilés par la cheminée en hiver, les orages d’août. Rien ne se serait construit pareillement de nous sans ces éléments nécessaires pour grandir, sans ces gris ces bleus, sans ces palettes de couleurs, ces murmures et fracas qu’on mémorise avec une surprenante précision quand on est haut comme trois pommes, que tout semble crier fort autour de nous et qu’on parcourt indéfiniment le jardin, en courant ou rampant. Jardin pareil à un espace immense, à un alpage. Aussi forcément les odeurs attachées aux saisons, aux activités de la famille et aux périodes de fête.

Ainsi les lieux occupés s’inscrivent dans l’itinéraire personnel. Appartements, maisons. Ils laissent empreinte quels que soient la durée d’occupation, la forme des fenêtres, la tapisserie, la lumière, l’ambiance, les bruits divers. Tels différents tableaux de notre galerie intime.

Extrait du roman de Françoise Renaud ‘ Retrouver le goût des fleurs’, à paraître en 2017
Photographie ©Sylvia Bahri

Libre et paisible

Eau vive, photographie de Françoise Renaud, 2014

« L’art de création exige la liberté et la paix. Aucune roue ne doit grincer, aucune lumière vaciller. Les rideaux doivent être bien tirés. L’écrivain, pensais-je, une fois que son expérience est terminée, doit pouvoir s’abandonner et laisser son esprit célébrer ses noces dans l’obscurité. Il ne faut pas qu’il regarde ce qui se passe ou qu’il pose des questions concernant ce qu’il fait. Il doit bien plutôt arracher les pétales d’une rose ou regarder les cygnes doucement se laisser emporter par le fleuve. »

 

Voilà que je m’en retourne vers Virginia Woolf qui prônait une chambre à soi, quelques livres sterling de rente et suffisamment de solitude pour avoir accès à la lumière blanche de la vérité. Et je m’en retourne aussi vers l’écriture, cette expression incessante de l’être qui se réveille, respire tout le jour et s’endort avec difficulté parce que rien n’est encore accompli de l’œuvre − cette inquiétude de ne jamais atteindre le seuil, de ne pas travailler avec assez de force, de ne pas s’enfoncer suffisamment profond dans la matière du fleuve. Virginia l’avait fait. Pour en finir. Elle l’avait choisi. Elle était entrée dans la rivière Ouse, résolue.

Je suis née bien après elle et je n’ai pas besoin de cacher mes manuscrits des yeux fureteurs d’un père ou d’un mari, ou de mettre sous cloche mon esprit. Je peux exprimer ce qui me tourmente et ce qui me réjouit, m’émerveiller ou m’apitoyer, et c’est là une chose inestimable. Je peux inventer des personnages de roman, hommes et femmes, les faire se rencontrer, se détester, puiser dans la société qui s’agite pour restituer des émotions et des histoires. Je peux m’aventurer dans les forêts, au milieu des lacs et des mers. Je peux ouvrir des passages secrets, ensanglanter des visages, dépeindre des visions d’enfer ou de paradis. Je peux aussi m’adonner à la contemplation et à la poésie, griffonner des chroniques, des textes brefs pour mon blog sur la toile. En bref, je peux écrire. Créer.
En liberté.
Ou presque.

Il est arrivé que certains de mes textes touchent si justement − si durement − que j’ai été mise en demeure de les retirer du domaine public, par soit-disant respect pour les défunts ou autres arguments du même genre. Vaines menaces. Ces textes disaient seulement la vérité.
Les textes vivent de toute façon, ils sont publiés quelque part, sont lus, sont appréciés, aimés ou détestés, diffusés. L’écriture se glisse dans les interstices de l’espace-temps quels que soient ses forme et support. Je ne veux pas me résigner. Je veux continuer jusqu’à saigner. Ma liberté crie entre les mots comme le flot jaillit entre les rochers.

Extrait de A Room of One’s Own, de Virginia Woolf,1929
Photographie de Françoise Renaud, ©2014

de l’autre côté de la vitre

Enfant devant une vitrine, Edouard Boubat, 19481948

Enfin un bruit de moteur avait couru jusqu’à eux, couvrant le pépiement des oiseaux nichés dans les haies. Alors que le moment de la séparation approchait à vive allure, elle avait senti le sol se dérober sous elle. Quitter la ferme avait été chose pénible, embrasser la mère serait pire encore. Pourtant c’était bien de sa délivrance qu’il s’agissait.
Ensuite tout s’était passé comme elle l’avait supposé. Elle avait eu le cœur serré au point de devenir douloureux. Quand il s’était relâché elle n’avait pu s’empêcher de verser quelques larmes.
Pas la mère.
Son visage à elle était resté fermé, impassible, pareil à celui d’une très vieille femme à qui l’on annonce la mort d’un fils.

 

Pendant ce temps le plus jeune des frères, le plus gai, avait installé le vélo sur la galerie de l’autocar. Déjà des mains s’agitaient. Des mouchoirs aussi. Le père retenait son chapeau, les chevelures cinglaient les joues. Le vent avait dû forcir. Elle se souvient les avoir regardés de l’autre côté de la vitre sans réussir à fabriquer d’expression sur son visage, suspendue au carreau, interdite, le sang subitement refoulé jusqu’au cœur comme sous l’effet d’un poison ou d’un grand effroi. Avec difficulté elle avait réussi à remuer les lèvres pour un adieu tandis que ses doigts glissaient lentement le long du verre sans trouver de prise, les premières phalanges blanchies par la pression. Ensuite les bouches s’étaient déformées d’une étrange façon. Décidément elle ne comprenait plus ce qu’on lui criait. Tel un poisson pris dans une nasse elle aurait voulu se débattre, hurler elle aussi toutes ces choses qu’elle avait enfermées en elle depuis le commencement. Elle aurait voulu croire que la scène qu’elle vivait là n’était qu’une illusion.
Elle avait dû abandonner rapidement cet espoir. Les champs bordés de fossés s’étaient mis à défiler derrière les fenêtres de l’autocar. Quant aux créatures articulées, bouches béantes, bras dressés au-dessus des têtes, elles s’étaient si rapidement éloignées qu’elle ne pouvait plus les reconnaître.
Bientôt elle les perdit de vue.
Ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’il l’avait attirée vers lui pour la sortir de sa torpeur. Elle s’était laissée faire, mais elle avait conservé sur ses genoux tout au long du voyage sa mallette en carton et son paletot de laine ainsi que des trésors.

 

extrait de ‘L’enfant de ma mère‘, roman de Françoise Renaud, CLC éditions 2004
‘L’enfant derrière la vitre’, photographie d’Édouard Boubat, Paris 1948