tout un été d’écriture #34 | sud

Été comme hiver, céder à l’attraction de la lumière. S’arracher à la résille urbaine, traverser les quartiers d’immeubles regroupés autour de supermarchés géants, s’engager sous les autoroutes et les voies rapides pour gagner une partie de la plaine, plus basse et plus poreuse, facilement inondée. Filer plein sud. Un moment côtoyer la rivière qui taille son cours entre les digues pour rejoindre les étangs et puis la mer. Quelque chose dans l’air à la fois de doux et de brillant qui pourrait tenir sa promesse à condition de tenir le cap, d’aller jusqu’au bout, là où il n’y a plus que l’eau et la ligne d’horizon. Vent soudain plus présent. L’herbe est sèche partout. Taillis. Roseaux. Il y a des bêtes dans de vastes enclos définis par des haies broussailleuses : chevaux, jeunes taureaux. Quelques hommes vaquent dans leurs parages. Les bêtes courent à la folie ou grondent ou vont se mettre à l’ombre des arbres maigres à toucher les barrières croisillonnées. Toujours une sensation de fouillis dans ces zones de transition malmenées par l’urbanisation, oscillant entre l’envie de campagne et l’attraction du profit (terres peu fécondes, juste bonnes à bâtir ou à y installer des campings). Marge entre deux réalités, deux époques, deux mondes. Il existe encore des chemins d’ornières qui se perdent dans les fourrés et vont rejoindre la bordure fluctuante des étangs. Ils sont allongés contre le littoral, échappent aux circulations habituelles même si on perçoit toujours un tumulte plus ou moins lointain de voitures, un trafic. L’été le ciel est en feu. L’hiver ça souffle dur et ça lève de l’écume sur le vert des étangs. Les échassiers aux ailes roses ont du mal à résister dans les bourrasques. Bientôt le canal et toute une vie organisée en ses rives, anciennes cabanes de pêcheurs faites de bric et de broc parfaitement nichées dans les roselières, la plupart devenues aujourd’hui maisons d’habitation dont la précarité encore bien visible prolonge les charmes d’avant. Comme un repli, une frange indéfinie soumise aux vents et à l’opulente lumière où rôde une population peu encline au partage avec les étrangers. Les canots à l’amarre parlent de liberté, de promenade solitaire. Monde à part opposé à l’idée de ville. Plus au sud encore. Suivre le cordon littoral — désert hors saison — pour accéder à l’horizon qu’elle aime contempler, assise sur la plage de galets. Le passé s’abolit. Les déferlantes rugissent, assaillent le littoral, creusent des sillons jusqu’à la cathédrale blanche et rognent le rempart fragile juste avant les lagunes, sans cesse rongent rongent le continent. Elle vit de cela, de cette démonstration de puissance, de cette perte constante, de ce qui repart de soi dans le tumulte — comme une érosion obligatoire pour profiter du vivre et de la solitude.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture / #34 : une demande extrêmement précise : 4 x 20’, pas plus d’1 texte par jour, sur chacun des points cardinaux de la ville, pour une carte pragmatique, textes autonomes (à partir du texte de Cendrars sur les photos de Doisneau).

Photographie : Françoise Renaud, octobre 2018

tout un été d’écriture #33 | transactions

C’est comme autant de vies secrètes qui se frôlent, parfois se heurtent, réagissent, crient, se faufilent tels des poissons glissants, rebondissent à l’image de bulles de savon sur les trottoirs ou contre les murs secs, empruntent les transports en commun à se toucher le bras ou l’épaule et parfois davantage aux heures bondées, se regardent, se confrontent ou s’évitent, tous en vrac dans la cité captifs du même présent se pressant dans les bus, les halls de gare, les banques, les centres commerciaux, les bâtiments administratifs, les écoles, les cinémas. Vies secrètes qui pourraient se raconter autour d’un feu de camp – il suffirait d’un rien –, se dévoiler lentement autour d’un verre dans un café ou assis sur un banc du parc à regarder les oiseaux : les mêmes maux, les mêmes petites joies, les mêmes passions et interrogations sur la vie la mort la souffrance le bonheur à des degrés divers, car l’air vibre de ces mélanges et croisements possibles dans la ville qui ne cesse de s’étendre jusqu’à rejoindre les collines, et on bien a conscience qu’on pourrait noyer son interlocuteur si toutefois une relation s’établissait et si on prenait les choses depuis le commencement, tonnes de paroles déversées sans préméditation – autour de la naissance, des parents, de l’enfance vécue dans un autre contrée, peut-être un autre pays – et certains mots reviendraient plus fréquemment que d’autres, Continue reading →

tout un été d’écriture #32 | ciels ma ville

À partir du moment où elle a habité cette ville – une ville qui peu à peu deviendrait la sienne même si elle aurait préféré vivre près d’un rivage, mieux encore sur une île pour profiter d’expériences plus naturelles —   elle a épié le ciel, les incendies dans le ciel, les déluges, les poussières, les profusions d’étoiles, les pluies, les pénombres, les soleils couchants, les grandes clartés et les assombrissements subits. Cette ville était très différente de celles qu’elle avait fréquentées et visitées jusque-là (son pays d’avant était constitué de côtes plus ou moins sauvages et de bocage alors que cette nouvelle cité s’était étendue à la faveur de terrains calcaires recouverts de garrigue et avait investi des petites collines et des vallons). Et ce n’était pas seulement la topographie, la nature du sol et des végétaux qui s’y plaisaient qui la rendaient différente, c’était aussi la latitude, le climat, la fluctuation des températures, le régime des vents, la circulation des eaux entre le sol et l’air, la vaporisation, la chaleur, la moiteur. Il faut dire que tout au début, dès son premier automne, il y avait eu des orages qui l’avaient saisie et avaient éveillé sa peur. Continue reading →

tout un été d’écriture #31 | Calvino et les morts

4ème cycle : route des utopies

En marchant dans la ville on ne pense qu’aux vivants, aux autres qui marchent comme soi. On ne voit que la ville des vivants. Et puis un indice : une stèle, une dalle gravée, un nom de rue, une statue, une plaque commémorative, une enceinte en pierre avec des silhouettes d’arbres, un fourgon noir. Des figures confuses surgissent tout à coup, nous étreignent la poitrine en ce jour pourtant où tout va si bien, on se retrouve assis sur un banc de l’esplanade à réfléchir et se souvenir, à suivre une rue au nom d’un musicien disparu. La ville porte trace de tous ceux qui ont crié en naissant, elle brasse les visages et bruit de multiples histoires. La ville est pareille à une entité géologique, Continue reading →

tout un été d’écriture #30 | répéter

Comment y échapper, combien de temps ça durerait – une heure au moins, peut-être deux –, voilà ce qu’elle se disait à chaque fois qu’ils arrivaient au village dans la 2CV grise, tournaient dans l’allée en herbe pour se garer à hauteur du portail grillagé qui ouvrait sur le jardin où couraient les chiens. C’était au cours d’un après-midi de la première semaine de l’année. Son père tenait à visiter une tante à qui il devait beaucoup (elle l’avait recueilli à son adolescence, nourri, habillé durant les années difficiles au début de la guerre) et la présentation des vœux demeurait un rituel obligatoire auquel la famille se trouvait inévitablement associée. Pour les enfants, c’était une séance pénible. D’abord parce qu’elle était imposée, ensuite parce qu’ils avaient l’impression de reculer dans le temps à gagner cet endroit écarté de la petite ville et du bord de mer, à pénétrer ce pan de campagne qui leur rappelait d’où ils venaient vraiment et à rencontrer ces gens qui leur paraissaient des ancêtres. Ils détestaient ce sentiment de régression. Continue reading →

tout un été d’écriture #29 | rencontrer

Il n’est pas d’ici, il ne parle pas la langue, la plupart du temps il se cache. Non pas parce qu’il a honte mais parce qu’il a peur. Elle l’a rencontré une fois dans sa ville, ou peut être une autre ville dans un autre pays. Il ressemble à beaucoup d’autres venus de loin, cette expression perdue sur le visage qui parle de l’origine, de la difficulté, de la peur que tout en lui évoque : la voussure du dos bien qu’il soit jeune, les bras rabattus sur le ventre, le regard qui fuit, se réfugie dans un recoin du sol, fixe un tas de poussière, un carreau de dallage, une poubelle, un papier qui vole à chaque rafale de vent. La peur tue l’envie de révolte. Il s’organise du mieux qu’il peut avec ses menues possessions, elle le voit même si elle ne veut pas montrer trop d’insistance, rester trop longtemps à proximité de l’endroit où il campe. Elle voit combien il prend soin des objets qu’il possède, combien il les protège. Elle sait que le soir il s’associe avec quelques autres comme lui – sans doute viennent-ils du même endroit de la terre –, à plusieurs on assure mieux la surveillance des affaires car s’ils les perdaient, ce serait encore plus difficile à cause de la pluie et du froid ou au contraire de la chaleur. Demain n’existe pas. Ils espèrent. Continue reading →

tout un été d’écriture #28 | se déplacer

Pour atteindre cet endroit — inaccessible en voiture ou en autobus, encore moins en train –, il faut marcher simplement, mettre un pied devant l’autre. Laisser venir le paysage à soi par fragments, éclats, minuscules flottements. Tout dépend de la température et de la force du corps capable de courir peut-être, de pousser ses foulées jusqu’à atteindre une vitesse idéale pour percevoir le vent sur la peau et dans les cheveux ainsi qu’une offrande. De toute façon traverser le bourg. Courir sur le trottoir à longer les maisons, les jardins, dépasser le carrefour en faisant un signe de la main en direction de la voiture qui freine pour laisser le passage, jauger chaque zone de gravillons, dénivelé, creusement dans la terre, fissure ou décalage dans la bordure en béton (le moindre heurt déstructure la course et peut entraîner la chute). En même temps observer la progression des nuages au ciel, Continue reading →

tout un été d’écriture #27 | arriver

Il fallait bien partir pour arriver quelque part, partir d’un lieu pour arriver dans un autre — d’une ville dans une autre — si bien que l’arrivée commençait bien en amont, commençait au cœur même du long voyage qui la ramenait chez elle — comme çà qu’elle nommait son pays d’origine où elle ne vivait plus mais où sa maison d’enfance était toujours habitée par l’un de ses parents — et c’était un voyage qui traversait le pays en travers, du sud au nord-ouest, qui nécessitait plusieurs moyens de transport et un certain nombre d’heures en tenant compte des délais et des aléas. Du coup elle n’en finissait pas d’arriver. À chaque étape du parcours elle y pensait, déjà lorsqu’elle garait sa voiture dans le parking de l’aéroport de la ville du sud, prenait son ticket et marchait en roulant sa petite valise sur les trottoirs verts jusqu’au hall, passait la police, attendait dans la salle d’embarquement. Elle s’était levée bien avant le soleil, avait contourné la ville endormie — elle connaissait par cœur le chemin, l’enfilade des feux pour s’extirper des quartiers construits depuis l’implantation du tramway, les zones commerciales interminables, le vaste carrefour où prenait l’autoroute. Continue reading →

tout un été d’écriture #26 | révélation

Plusieurs scènes reviennent, plusieurs pistes, comment faire. S’embarquer dans l’une vaille que vaille. De toute façon toujours ce même corps de petite fille dégourdie élevée à la campagne, du moins dans un bourg de campagne avec une église (sacrément belle l’église, érigée tout près des falaises) avec office le dimanche matin et chemin de croix le vendredi saint, une certaine pauvreté décelable dans l’allure des vêtements, et plus ou moins au même âge (une douzaine d’années ou un peu plus). Une bonne petite fille qui se débrouillait sans l’aide de personne et marchait de toute la force de ses jambes, bien décidée à en découdre avec la vie qui se proposerait devant. Peu d’endroits qu’elle connaissait alors, peu de zones construites, peu de routes : celle qui dans un sens conduisait au bourg, dans l’autre à la ferme où ils allaient chercher le lait — elle était bordée de fossés où croissait une multitude d’espèces vivaces et embouchait sur une route plus fréquentée qui conduisait à un bourg plus important –, Continue reading →

tout un été d’écriture #25 | mise en questions

Est-ce qu’elle est toujours devant le numéro 9 à se demander si elle va sonner à la porte pour voir ce que c’est devenu ou au contraire a-t-elle renoncé à la visite à la redécouverte de ce quartier qui a été le sien resserré au cours du temps à cause des constructions nouvelles et de la circulation toujours plus dense. A-t-elle renoncé à pénétrer les lieux pour prendre mesure des années constater leur emprise peser les transformations irrémédiables avec technologie incorporée désormais dans les murs les antennes paraboliques les jardins devenus simples terrasses avec chaises longues et plantes en pots qui ne réclament pas trop d’entretien de toute façon pas le temps. Pourquoi ne pas avoir laissé un peu de respiration dans tout ça. Maintenant ça presse ça coince et même sur les placettes cernées de bornes métalliques les carrefours encombrés les boutiques qui ressemblent à des couloirs, les boulangeries qui ne désemplissent pas les enfants énervés qui crient et en font voir de toutes les couleurs aux grandes personnes. Pourquoi Continue reading →

tout un été d’écriture #24 | caméra temporelle

Elle voit les bâtiments et elle pense aux gens, comme un renversement — la pierre et la chair, le dur et le sensible. Elle a vingt ans même pas. Elle a voyagé depuis l’ouest en autostop, il a fallu du temps. Fatigue sans doute. On vient de la déposer au cœur de la ville à l’heure du déjeuner, il a fallu faire vite, voiture prise dans le trafic, les autres s’impatientaient derrière. Elle a attrapé son sac à dos. Salut de la main, merci. Elle ressent l’ambiance chaude et l’espace grouillant de voitures. Au centre de l’espace ovoïde cerné de drapeaux, une fontaine entourée de fleurs rouges. Auvents bleus. À la terrasse d’un café, un homme en train de fumer la regarde. Il a des yeux d’ébène. Elle se détourne, avise le ciel limpide, éprouve un bref sentiment de solitude. Elle a choisi cette ville du sud pour étudier les sciences (première de la famille à le faire, c’est quelque chose). Sa vie est jeune, elle n’a aucune idée de ce qui l’attend et s’enivre de découvrir une cité nouvelle. Façades grandioses, enseignes de cinémas, boutiques luxueuses, théâtre et bars chics. Les gens lui semblent différents de ceux qu’elle connaît : vêtements, langage, nonchalance. Elle ne s’attarde pas, attrape un bus pour gagner les quartiers de l’Université. Continue reading →

tout un été d’écriture #23 | paysages 5 fois

Visions fragmentaires.
D’abord côté couchant depuis la promenade en haut de la ville. L’aqueduc se remarque plus que le reste, rectiligne. Double rangée d’arcades dans sa partie spectaculaire – sur plus de huit-cent mètres — en harmonie avec les escaliers des jardins, puis oblique de 10 degrés vers le sud. On perd sa trace. Elle s’en fiche, met ses mains en œillères, ne regarde que les arcades et note le contraste entre pierres anciennes ruinées et carrosseries brillantes des voitures garées sur le parking juste en bas. Arbres imposants. Elle pense au moment où l’eau avait jailli pour la première fois en abondance sur la place haute – 7 décembre 1765 –, à la joie des gens. Depuis cette eau abreuve les fontaines de la ville.
Elle voit les bâtiments et elle pense aux gens, comme un renversement. Ils marchent dans tous les sens plus ou moins vite, ils entrent et sortent par des portes vitrées, ils roulent à vélo, la place est comme une vaste étoile sans cesse martelée sillonnée dans un sens puis dans l’autre. Carreaux glissant de poussière. En arrière-plan le ruissellement des fontaines.
Gros plan sur le carrefour avec tour construite sur le rempart fortifié qui ceinturait la ville, point d’observation astronomique. Atteindre les étoiles depuis cette corniche à balustres très haut en aplomb, sacrée belle idée. Et puis tellement haute cette passerelle qui réunit deux parties de bâtiment – à quoi sert-elle ? Vertige. Une fois passé la vieille porte, il fait frais dans la cour, presque jardin.
Fuir le soleil dur, atteindre les arbres de l’esplanade après les stands de fleurs. Au-delà des jets d’eau, petits bancs pour manger tranquillement un sandwich ou donner rendez-vous à quelqu’un. Pelouses toutes pelées, gravillons, crottes de chien, papiers perdus. Des types passent avec des mallettes remplies de lunettes et d’étuis à portable. Kiosques avec barnums en couleur abritant des tables, un peu comme des guinguettes mais sans la rivière. Estimer la qualité des sièges pour se faire une idée de la qualité des nourritures proposées. Ici glaces maison. Ici excellent pain bagnat — c’est écrit sur une ardoise.
Plus loin, au-dessus de la mêlée, le bâtiment-paquebot domine la route et la voie ferrée où circulent des rapides. Silencieux – c’est le béton qui fait ça ou alors le granite rose. On ressent l’intérieur en regardant l’extérieur : allure ventrue, longues lignes de fenêtres métalliques, impersonnel. Kyrielle de marches pour atteindre les portes. Elles sont raides comme celles d’une pyramide inca, c’est très mal indiqué, on ne sait pas où est l’entrée. Gens en festival (bien vêtus, par deux ou plus, en retard) et vacanciers qui traînent leurs sandales dans la poussière. On peut contourner par la gauche pour descendre vers les Beaux-Arts. Grues orange dans le quartier de l’autre côté de la voie ferrée.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #23 : du paysage remplaçant la notion d’image, comme incluant l’observateur, et tenant compte de l’organisation de la ville par rapport au point d’usage ou d’observation, cinq notations selon différentes insertions de ce point d’observation…

Photographie Françoise Renaud, 2018

tout un été d’écriture #22 | première cuisine

Sans doute que l’entrée dans la pièce depuis le jardin se faisait par un petit escalier mal fichu – modifié par la suite. Une pièce où tout aurait dû être pensé pour ce soit pratique, en fait seulement conçue au fur et à mesure de l’évolution des besoins et de l’agrandissement de la famille, en quelque sorte bricolée. Contre le mur de gauche, évier blanc à deux bacs avec bouchon séparé de son cordon métallique traînant à côté de l’éponge bonne à jeter, du tampon Gex à décrasser le cul des marmites et d’un pain de savon à tout faire. Mais sans doute qu’en ce début des années soixante, il ne s’agissait que d’une cuvette en pierre sans eau chaude avec évacuation directe vers la buanderie située niveau jardin (l’image est assez floue, incertaine). Et sans doute que le plan de travail carrelé en 12 x 12 blanc (tout ce qu’il y a de plus basique avec joints en ciment) n’était qu’un rajout en bois — étagère ou petit meuble de récupération — inséré entre l’évier sommaire et la cuisinière à charbon (dite à feu continu) qui servait à chauffer la maison et à cuire la soupe. Aussi à conserver les briques chaudes à emporter le soir dans une feuille de papier journal pour réchauffer le lit quand l’hiver était rude. Table au milieu toute simple, en bois, sans tiroirs avec nappe en toile cirée (à carreaux écossais). Suffisante pour rassembler quatre personnes et un bébé sur la chaise haute avec boulier pour qu’il s’amuse tandis qu’on le fait manger, un peu plus tard pour quatre personnes seulement — dont le bébé. Une chaise était retirée contre le mur toujours à la même place (marque horizontale sur le mur à hauteur du dossier comme si la surface du mur avait été grattée), une place spéciale pour une personne spéciale — sûrement le chef de famille. Donc chaise en bois, avec assise ornée comme les autres de petits trous organisés en deux cercles concentriques. Contre le mur de droite : placards en enfilade, calendrier des Postes accroché à un clou, tablette avec récepteur radio (plutôt neuf), quelques courriers empilés, des journaux du coin à titrages rouges, un fatras de clés, deux cachets d’Aspro dans leur emballage rose, une maquette en métal du paquebot Normandie, une photo d’enfants jeunes assis devant la maison et un portrait du général De Gaulle découpé dans la presse. Tout en-dessous, une chemise en carton gris avec des articles relatifs à la libération de la poche de Saint-Nazaire. Le sol : propre, récemment carrelé. Formats 10 x 10 (petits comparés à ceux d’aujourd’hui), de trois ou quatre motifs différents : crème uni, rouge brun uni, gris granité et jaune granité — ce qui donnait un effet mosaïque pas vilain et les enfants pouvaient jouer par terre (mieux que la terre battue des cuisines de ferme ou le ciment brut). Une statue de vierge quelque part, c’est sûr, à côté de la radio, et un crucifix avec brin de romarin consacré aux derniers Rameaux.

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #22 : absolument nécessaire avoir fait la 21 avant celle-ci : ce qu’on a fait au présent, et sur le réel qui vous environne immédiatement, on applique le même principe de construction et détail discontinu pioché dans la mémoire : votre première cuisine… ou votre première table à écrire ?…

Photographie Françoise Renaud, 2018

tout un été d’écriture #21 | lanterne magique

Juste le matin. Espace encore frais, désordre des livres  à droite à gauche. Noter le feuilleté blanc des tranches, parfois jauni et taché, traits de crayon ou de stylo en travers, marque-pages froissés qui dépassent. Glisser d’une couverture à l’autre. Ne retenir que les couleurs : orange Verdier, noir et blanc des feuilles d’acacia sur poche Minuit 2004, fragment de la vague d’Hokusai 1831 illustrant un Bauchau 1992, bleu océan Tiers Livre 2018. Dans l’angle gauche, une théière anglaise (1800 environ) délivre son Earl Grey parfumé. La tasse est japonaise avec calligraphie sur fond émeraude vernissé, d’un vert plus gris et mat comme imprimé dans la terre cuite, estampé, tasse et théière disposées sur un plateau en cuivre de forme ronde (Maroc, années 1970) sculpté à partir d’une étoile centrale s’élargissant en cercles concentriques ornés de motifs géométriques. Observer les taches d’oxydation enracinées comme des moisissures dans le creux des lignes et sur le rebord. En vrac près du plateau : clés USB, stylos d’usage courant et papiers volants pour établir des listes de choses à faire, mots écrits rapidement au crayon gris (peu lisibles). L’un des stylos à encre a roulé à l’écart : observer l’encre qui bouge dans le réservoir et laisse des dépôts noirs sur le plastique, minuscules points alignés formant presqu’une écriture. Des cartes postales ont été glissées au fur et à mesure de leur réception entre la lampe en métal et le pot à crayons trop rempli (crayons qui pour beaucoup ne marchent plus, il faudrait trier). Les cartes : de tailles différentes, certaines écornées. En premier, La botte d’asperges de Manet 1880, têtes violettes et tendres dans l’ombre du pot et la verticale de la règle plantée au milieu des crayons. Au dos, une recette de purin bio à l’ail et au laurier. Les cartes positionnées derrière dépassent un peu. Reconnaître quelques centimètres d’un Vialat, un fragment de fleur sur Canson noir (deux pétales blancs, gris, bleu pâle), autres angles colorés. Imposant, l’écran au cadre noir rigide, tout comme ses accessoires. Rien de spécial si ce n’est que les touches a, e et s du clavier sont effacées. Fil noir rampant de la lampe en métal vieilli, interrupteur bien placé pour être attrapé, posé sur le bois du bureau. Plus intéressant le bois : plancher de quatorze centimètres bien emboîté et peint en rouge cardinal, rayé à force de frottements, empoussiéré. Relever les nœuds du bois bien visibles, les stries, les petits épaississements de peinture. Le sous-main est recouvert de papiers sauf sa bordure en cuir brun genre crocodile. Se rapprocher pour détailler le dessin : petites cellules semblables à des parcelles cultivées vues d’avion, couture bien piquée à deux millimètres du bord, parfaitement régulière. Au mur, tableaux comme autant de voyages. Pots en cuivre, fille dansant dans un garage ouvert sur les arbres, ville indienne au bord d’un fleuve. Le plancher est de la même matière et couleur que le bureau, largement recouvert par des tapis rouge et brun. Noter la présence d’un Kars rouge brun et crème avec des pointes de bleu mauve très doux qui fait penser à certaines fleurs. Se rapprocher encore : les motifs pareils à un plan de ville, de plus en plus abstraits. Bientôt rien que le bleu mauve souligné de noir. Noir. Le matin est déjà bien avancé.

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #21 : fabriquer une petite fenêtre en carton, juste de quoi passer le pouce, et appliquer cette fragmentation du voir à l’environnement immédiat de travail — les détails, les couleurs, les micro-formes et tout rassembler dans un bloc chargé de discontinu… en prélude à la proposition 22 !…

Photographie Françoise Renaud, 2017

tout un été d’écriture #20 | sans vous

Juste la nuit… et personne pour entendre le temps couler, les respirations de la matière, du bitume, de la pierre, des tiges de fer dans le béton, des poutres en place depuis trois siècles, l’espace noir du rez-de-chaussée voûté sous l’appartement, jadis cave à vin et remise pour tracteur et tout ce qu’il fallait pour cultiver les arpents de terre situés aux limites du faubourg (plantés en vigne surtout), devenu progressivement entrepôt de vieilles choses : mobilier au rebut, outils rouillés, arrosoirs troués, vélos déglingués, chaises empilées, objets (pas grand-chose de récupérable) ensevelis sous la poussière au point de se fondre les uns aux autres jusqu’à constituer une masse grise tassée dans le noir (la pauvre ampoule tombant d’une poutre ne suffirait pas à éclairer la scène, encore moins le fond, de toute façon elle a grillé), paquets de journaux, malles, cartons de livres ayant appartenu à l’un des intellectuels de la famille, buffet impossible à déplacer, vaisselle, planches de chantier (faible lueur tout de même procurée par un lampadaire situé dans la rue à proximité du portail au-dessus duquel est scellée une grille par laquelle pénètrent le froid et le vent), l’espace semble curieusement immense bien qu’encombré (la nuit se charge de repousser les limites, de les troubler, et personne ne s’est aventuré là depuis longtemps à part quelques chats : maison vendue en voie d’être vendue puis transformée), sûrement dans les angles des murs une sorte de lèpre, dépôts poudreux constituées de pierre décomposée, de moisissures et d’insectes pris au piège avant d’être morts, au sol débris de bois datant de l’époque où l’on entreposait des bûches, rien de bien reluisant, accumulations inertes aux contours imprécis dans cette obscurité ranimant les âmes des errants qui ont manipulé ces arrosoirs, acheté ces journaux, grimpé sur ces vélos, et toujours des craquements, des bruissements, des impressions de poussière qui colle aux doigts, des murmures de rivières souterraines, les heures qui coulent… parfois le cri rauque d’un chat en rut ou le chant d’un petit-duc logeant dans les soupentes, juste avant l’aube le rugissement du camion-poubelles.

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #20 : Comment est-ce que vivent ces lieux quand personne n’est là pour les décrire ? comment écrire quand y projeter un narrateur est impossible ? on voudrait une proposition libre, dérivante, exploratoire…

Photographie Françoise Renaud, 2018

tout un été d’écriture #19 | lancer de ballon

Cette lumière qui glissait depuis la terrasse jusqu’à la chambre – chambre avec lit sans sommier, posé directement sur le sol, poignée de coquillages et livre au chevet –, cette lumière forte venant du dehors mais atténuée par la présence végétale, elle fait partie d’elle… cette lumière, la même qu’elle avait ressentie dans une cabane au toit de paille qu’elle avait louée quelques jours sur une plage de l’île de Java dont le nom sonnait comme un poème, une musique, sauf que la ville était plus lointaine, malgré tout avait laissé des traces de fatigue, de poussière et de rumeur automobile – traces qu’on transporte avec soi et qui émanent de n’importe quelle ville. Elle avait pris un car déglingué, puis une charrette à bœufs, puis avait marché longtemps à pied pour gagner ce lieu perdu sur les rivages, rien qu’un village de pêcheurs, un grand village où il était possible de se perdre tant il y avait de chemins et venelles qui se faufilaient entre les maisons et une multitude de petits jardins où poussaient des légumes qu’elle ne connaissait pas. Nombreux habitants circulant à pied ou à vélo, portant des paniers ou des nasses, poussant ou tirant des charrettes à bras, c’était comme une petite ville de paille où la vie était forte et douce, et la cabane se trouvait un peu à l’écart de l’axe principal, du coup elle y percevait les bruits des vivants de façon atténuée, de même la lumière qui filtrait à travers les palmes tressées qui servaient de cloisons — bruits en même temps très présents, certains identiques à ceux qu’elle percevait dans l’appartement : oiseaux, bruissements, foulées et voix humaines –, et il y avait des sentes sableuses qui remontaient vers de courtes falaises inhabitées, on pouvait voir en allant vers le sud les barques posées sur le flanc et l’océan vert et blanc.
La chambre oscillait dans un temps suspendu, incertain, elle ressemblait à une petite cage capable d’abriter, de protéger le corps du frais de la nuit et de la brûlure du jour, de rassembler la phosphorescence des écumes proches, les pensées des voyageurs égarés et le murmure des routes enlacées qui s’étaient extirpées de la ville à travers diverses campagnes, traversant d’abord des faubourgs animés avec des constructions rapidement érigées, bricolées les unes contre les autres, puis des bidonvilles, parfois des endroits dégagés avec auvents de boutique — un peu comme le marché du quartier le jeudi ou le vendredi (elle ne sait plus) – pour finalement la conduire jusqu’à ce lieu ouvert aux violences de la mer.
Peut-être bien que ces chambres où s’abriter lire dormir recevant une lumière diffusée à travers des rideaux de feuilles avec paillasse au sol et poignée de coquillages ramassés au cours d’une promenade, se ressemblent. Leur porte donne sur n’importe quel paysage et on sait bien que le livre glissé dans le bagage et posé au chevet a été choisi avec soin, permettant de porter avec soi le goût du réel sublimé et l’envie de poursuivre. La ville n’est jamais loin.

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (en 20 minutes) / #19 : enlever un à un tous les liens du lieu point de départ avec son assignation réelle, plus de toponyme, rien qu’une recréation mentale, légère, irréelle, qui s’ouvre alors en miroirs à tous les miroirs, fantômes, comparaisons…

Photographie Françoise Renaud, 2018

tout un été d’écriture #18 | bégayer

il lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien), ensuite plus rien
c’est terrible, plus rien, le vide le néant… en fait elle n’est plus très sûre, peut-être qu’il lui avait envoyé le bracelet dans un colis avec de l’encens qui avait mis des semaines à arriver
oui c’est ça, il lui avait envoyé un bracelet en argent (d’ailleurs elle l’a toujours), un bracelet magnifique, trois liens souples reliées en trois points par des petites pièces sculptées en forme de fleur sans compter la fermeture plus élaborée en triangle, d’un genre en vogue à l’époque, vraiment magnifique (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui se dévisse, en dépit de quoi elle n’a jamais songer à s’en séparer, à le vendre pour son poids d’argent) ensuite plus rien… sans comprendre encore pourquoi on s’assemble et on se sépare si douloureusement, mais maintenant oui elle comprend, la vie a séché une partie de la rive de ses veines  — pour lui pareil sans doute –, comme une grève stérile et fracturée, seulement remuée par les marées exceptionnelles, hors de portée, intime… elle y pense, elle pense encore au fait qu’il lui avait rapporté ce bijou, c’était tout de même hardi dans son état de partir au Népal avec quelques dollars et le désespoir en poche mais il voulait voir les montagnes blanches…
il lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien)
elle va le chercher dans la boîte tibétaine où elle l’a rangé, parce qu’elle sait exactement où il se trouve, le sort, le regarde, le pose sur son bras… fascinant, il est comme il a toujours été, comme il était le jour où il l’avait repéré sur cet étal crasseux, choisi dans la pensée d’elle (il y a la goupille qui ne tient plus très bien, le pas de vis est faussé, longtemps qu’elle ne le met plus pour ne prendre elle le risque de le perdre)
une chose est sûre, il l’avait acheté rien que pour elle, en argent, pas le moins cher, au contraire l’un des plus beaux de la boutique exposé au milieu des guirlandes de jasmin, des mâlâs à cent-huit grains, des pots en bois et des statues noires (elle l’a toujours gardé, préservé dans un joli coffret en métal orné de cabochons en pierre), elle sait exactement où il se trouve tout comme le visage de Josh en train de fumer une Marlboro avec ses yeux d’enfant et ses mains triturant le paquet : dans une niche de mémoire — comme une expansion d’elle –
il lui avait envoyé un colis de Katmandou : bracelet, chemise colorée, paquets d’encens, ou plutôt non il avait rapporté le bijou à son bras et il lui avait donné de façon très simple, c’était la dernière fois qu’ils s’étaient vus (le bracelet toujours dans son coffret à cabochons avec sa goupille qui ne tient plus très bien, du coup elle évite de le porter mais le garde quand même, impensable de s’en débarrasser ou de le perdre), ensuite plus de nouvelles, plus rien du tout, plus rien

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La propositions d’écriture (en 20 minutes) / #18 : la magie d’un tel atelier, c’est ce qu’il fait advenir de langue — en 17 prises d’écriture, il y a forcément une phrase de vous qui vous a surpris, dérangé, étonné — résistive par sa syncope, sa couleur, voire sa maladresse apparente — alors partir de cette phrase, et elle seule, et la bégayer jusqu’à extraire son grain nu — la singularité même de ce qui émerge de voix, hors de vous et pourtant vous

Photographie Françoise Renaud, 2018

tout un été d’écriture #17 | notion d’obstacle

[attendre de savoir ce qui va revenir de l’arrière, ce qui va remonter de la mémoire qui brûle d’instants graves — obstacles, fissures, échardes, incidents, anicroches qui ont enrayé le mécanisme du présent — avec la curiosité qui pousse à explorer cette masse effrayante de temps pareille à l’océan en tourmente]

par exemple elle avait un amant qui s’appelait Josh, jeune et trop amoureux, il aimait le rock, Pati Smith, Brian Eno, les batteurs de folie, il achetait des disques presque tous les jours et il fumait des Marlboro, il étudiait dans la même branche qu’elle et il ne la quittait pas d’une semelle, venait dormir au numéro 9 toutes les nuits si bien qu’elle lui avait prêté un trousseau de clés, mais au bout d’un moment elle a commencé à étouffer vraiment et elle a ébauché un pas de côté, elle l’a renvoyé dans sa piaule en lui réclamant les clés du numéro 9, il n’a pas supporté, c’était affreux pour lui, sa bouche se tordait de douleur, il a commencé à sillonner la ville pour savoir où elle sortait le soir, avec quels amis, à quel concert elle assistait, il était comme fou, il roulait sur les boulevards à la même vitesse que sur une autoroute, toute la ville était devenue un labyrinthe complexe où elle se cachait et où il courait pour la rattraper, et Josh prenait des substances illicites, tout son corps était rouge et rempli de colère mais elle demeurait intraitable, ne voulait plus de lui, il lui arrivait de rester dans la ruelle à épier sa fenêtre jusqu’à cette nuit terrible où elle s’était réveillée et l’avait découvert debout à côté du lit, il l’insultait, il avait un tesson de bouteille dans la main, il était ivre et noir, il voulait savoir avec qui elle couchait, il était ivre, hors de lui-même (il avait dû faire un double des clés pour rentrer comme ça ou alors s’était introduit par les toits et les courettes), il avait tant de violence en lui qu’il l’avait agressée avec le verre (elle avait failli perdre un œil), une fois rentré à sa piaule il s’était ouvert les veines, une crise de délire avaient dit les médecins qui l’avaient convoquée pour en savoir davantage sur le garçon et mieux le soigner, lui conseillant de ne plus jamais lui ouvrir la porte du numéro 9 (ce qu’elle avait fait), l’été suivant il était parti à Katmandou pour montrer qu’il pouvait se débrouiller sans elle, il lui avait envoyé un aérogramme où il racontait la ville singulière aux mille stupas, disait qu’il se sentait seul dans l’auberge de Freak Street, et lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien), ensuite plus rien

par exemple ce chat qui s’appelait Loup et qui logeait dans un appartement voisin, il était très beau, pelage angora blanc avec des rayures grises, ventre absolument blanc et doux, il venait sur sa terrasse l’après-midi s’étendre, il aimait l’ombre changeante de la treille et le mouvement des insectes mais il demeurait craintif à son égard quand bien même il connaissait bien son pas et ses gestes, du coup elle n’essayait pas trop de l’approcher parce qu’elle voyait qu’il avait tendance à s’effrayer sitôt que quelque chose bougeait rapidement à son voisinage, Loup connaissait par cœur l’enchevêtrement des toits du quartier, les pans inclinés, les antennes, les gouttières, les morceaux de jardin, les recoins de muret, les escaliers, il faisait partie de cette ville qu’il avait amadouée à sa manière, tout de même elle voyait bien qu’il ne ressemblait pas tout à fait aux autres chats, il avait du mal à s’abandonner, à fermer les paupières, sûrement qu’il s’était habitué aux rumeurs de son appartement puisqu’il venait souvent jusqu’au seuil et quand il disparaissait de plusieurs jours il lui manquait jusqu’au moment où il avait vraiment disparu, elle avait dû attendre de croiser son maître, un type rustique qui empruntait une passerelle entre deux escaliers à portée de voix de sa terrasse pour rentrer chez lui, qui lui avait expliqué que Loup s’était fait happé par une voiture parce qu’il était sourd, un chat magnifique qu’elle n’a jamais oublié

par exemple cet accident arrivé dans le gymnase au bout de la rue de la Garenne par une journée d’hiver : entraînement avec l’équipe de filles de volleyball, retombée de smatch, ligaments de cheville rompus (souvenir de l’eau glaciale qui coulait sur son pied gonflé dans le lavabo du vestiaire, bientôt violet, impuissant à bouger), une intervention avait été décidée pour le lendemain, en attendant nuit avec antiinflammatoires au numéro 9, on viendrait la chercher à 8 heures, oui mais il avait neigé une grande partie de la nuit (ce qui est très rare dans cette ville), un fait exprès pour compliquer sa position, si bien qu’il avait fallu sculpter les marches de l’escalier enseveli, une par une, ménager des niches suffisamment confortables pour y poser son pied valide, et elle avait sauté en se tenant ferme à la rampe avec la peur de se ramasser, drôle de périple, douleur froid neige petits jardins blancs

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (en 20 minutes) / #17 : jusqu’ici, le narrateur n’a jamais interagi avec le réel dont il fait récit : et si on retrouvait trois épines, fissures, cassures, événements hors de sa volonté propre, trois fois où ce réel a littéralement fait obstacle au narrateur ? –- une autre manière alors d’enter en rapport avec le fragment de ville à la source du récit

Photographie Françoise Renaud, 2018

tout un été d’écriture #15 | le je qui tu

tu m’as demandé une cigarette, c’est bien ça ? pour partager moi et ma copine, c’est ce que tu as dit… comme s’il ne suffisait pas d’une seule à se ruiner la santé… comme si c’était un argument suffisant pour que je cède — au cas où j’en aurais sur moi, des cigarettes –, parce que tu en as trop envie, tu as dit ? tu ne peux pas attendre, tu flippes trop, et puis tu as ajouté que vous attendiez quelqu’un et ça risquait de ne pas très bien se passer, aussi fumer une cigarette ça vous détendrait et ça permettrait d’attendre tranquillement, tout ça tout ça, et ce serait tellement gentil de ma part, oui j’ai bien compris… mais tu as l’air si jeune… je me demande où tu te niches dans cette apparence de poupée japonaise, je me demande ce que tu manges pour avoir des poignets et des jambes si maigres, surtout lestées de drôles de chaussures (à semelles compensées d’au moins dix centimètres), le moindre billet qui te passes dans les doigts, tu le dépenses en futilités — collier, fard, fringue –, un rien te va, un bout de jupe, un string, tu penses bien, pas de ventre, pas de seins, toute la chair réduite au maximum pour rentrer dans les habits… mais dis donc, tu pourrais être ma fille vu ton âge, Continue reading →

tout un été d’écriture #13 & #14 | en attente ; silhouettes

deux épisodes du cycle 2 :  FLOTTEMENTS, RENVERSES

en attente

Attendre dans les jardins du haut de la ville, ne rien faire, s’assoir, regarder la ville répandue autour. Peut-être qu’on n’a jamais pris le temps de le faire avant. Peut-être qu’on n’a jamais remarqué qu’il était possible d’observer tous les points de l’horizon depuis ces remparts construits par l’un ou l’autre de ces monarques qui ne rêvaient que de grandeur. (La solitude permet de voir, de sentir les choses du dehors qui pèsent peu à peu et rentrent dans les yeux.) Voir l’humanité qui marche, se promène, traverse le parc, voir les oiseaux qui logent dans les parages, les vents qui passent, voir tout autour. Un couple vient de s’assoir sur le banc à côté, ils se tiennent la main. Lui courbe le cou et s’approche d’elle comme un oiseau. On voit qu’elle n’a rien contre mais elle est timide, son premier amour. Ou alors elle n’est pas sûre de son attachement. Ils restent un bon moment puis se lèvent, se dirigent vers le grand portail aux dorures récemment rénovées. Les quitter des yeux, les abandonner une fois sortis du cadre. À partir de ce point, tout ce qui arrive est imprévu, se dessine juste à cause de la lumière ou de l’ombre, à cause du hasard des marches qui se croisent ou non, rapides ou non, des trajectoires qui se rejoignent puis s’écartent. S’approcher du point de vue tout en haut, sorte de Trianon entouré de grilles métalliques. De là voir l’aqueduc qui tranche plein ouest à travers les faubourgs, construction de grande ampleur — l’un des points de repère de la ville. Des touristes viennent jusque-là pour se prendre en photo. Se retirer alors, laisser la place, conduire ses pas vers les grands magnolias, remonter par une enfilade d’escaliers rongés pour longer à nouveau l’épaisse muraille côté nord, voir la ville qui s’étend de ce côté au-delà des flèches de la cathédrale, blocs d’immeubles mêlés de verdure. Tout dépend de la saison. La tramontane peut souffler très fort l’hiver en cet endroit — intenable. En été on pourrait s’attendre à rencontrer du monde puisqu’il y fait plus frais — par conséquent on y respire mieux –, eh bien non. Ce doit être à cause de la lumière justement, moins solide. Ressentir la solitude, le manque des autres, rejoindre alors les bancs sous les sycomores autour de la statue du monarque à cheval, là où on peut s’attarder même sans parler, même seul sans avoir l’air idiot. Revenir le lendemain, ou le samedi suivant. Observer le bal des martinets frôlant le grand bassin avant le coucher du soleil les soirs d’été. Un exercice de haute voltige pour récupérer leurs quelques gorgées d’eau nécessaires. Vers le sud — lumière toujours plus intense qu’au nord — apercevoir la mer, liseré bleu sous le ciel fort. Sentir combien la ville n’est pas loin de la mer, le mesurer. Les gens d’ici s’y rendent pour se dorer la peau et se baigner quand il fait chaud quelle que soit la classe sociale — la présence de la mer à une quinzaine de kilomètres compte pour les habitants de la ville. Mais il faut traverser des quartiers brûlants, immeubles sans caractère en enfilade. Il y a foule sur les périphériques, au touche-touche en pleine canicule, ça brûle dans les voitures, et puis jamais de place pour se garer sur le front de mer sinon tôt le matin. Mieux vaut regarder le liseré bleu depuis les jardins, se le dire à l’intérieur de soi, se dire qu’on est bien dans ce parc avec la ville répandue autour, d’autant qu’on peut y venir autant qu’on veut puisqu’on n’habite pas loin finalement. Observer l’évolution des feuillages, la circulation des nuages, la dégradation progressive des pierres là où les chaussures frottent, la poussée des bourgeons, la chute des feuilles, la poussière soulevée par rafales, l’avancement des travaux de réfection des statues. Se dire qu’un espace aussi dégagé est exceptionnel : terre mer ciel. Avoir le sentiment de rêver à demeurer ainsi au-dessus des zones construites. Souvent des gosses font du vélo, jouent à celui qui va le plus vite. Ils rient. Ne pas parler, regarder, attendre, surveiller les enfants du coin de l’œil au cas où l’un d’eux se ferait mal, suivre la trajectoire du soleil, changer de place en fonction de l’heure, se remémorer le chemin du retour, énumérer les noms des rues à emprunter. Beaucoup passent par le parc, plus pratique pour gagner les quartiers de l’aqueduc depuis le centre ou inversement – un itinéraire pas forcément indiqué sur les cartes, sorte de flux continu entre ceux qui passent, ceux qui attendent quelqu’un, ceux qui lisent, ceux qui ne font rien et regardent autour la ville répandue.

 

silhouettes

Circulations incessantes. Et pas la première fois qu’il passe par là, toujours pressé, toujours affairé. Étrangement habillé et coiffé, maniéré. Il suit une ligne droite entre le bassin et le portail principal, ne déroge pas d’un centimètre. Il est comme ça. Il va au marché, chez quelqu’un, au bureau, à la Poste comme s’il défilait sur un plateau de mode. En tout cas il sait où il va. Ce n’est pas comme celui-là en blouson de cuir qui traîne avec son gros chien qui n’a qu’une envie, courir courir. Il le retient d’une courte laisse, lui parle durement – on n’aime pas trop voir ça. Pour un peu il serait prêt à le lancer, son animal féroce, après cette fille juchée sur des talons, maquillée, l’air complètement ailleurs (elle ressemble à un personnage de manga). Petit sac rose en tissu porté près du corps comme un vêtement. Le même que celui de sa copine — nettement plus petite et moins belle. Les deux filles s’écartent du chien, s’arrêtent près de la statue et sortent leurs téléphones pour se donner un genre. Un vieil homme à chapeau a fait escale sous un arbre, il les regarde en hochant la tête. À ses pieds un cabas avec du pain qui dépasse, un journal. Drôle de monde quand même. Qu’est-ce qu’il attend lui maintenant de sa journée, de sa vie ? Il ne veut pas y penser, se frotte le front, regarde le sable sous le banc, avise un papier de bonbon qu’il ramasse. Un américain en short, une carte dépliée à la main, vient lui demander sa route, mais il ne comprend pas sa langue. Désolé. Finalement nombreux au mètre carré aux heures de grande lumière.

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Les propositions d’écriture (en 20 minutes) / #13  : un point précis de la ville, et laisser faire le temps, ce point livré à son ordinaire… / & #14 : et dans le lieu défini au 1er cycle, faire exister 5 silhouettes juste ébauchées, faire en sorte que la brièveté d’évocation les rende le plus concrètes possible

Illustration : carte de l’état-major (1820-1866) – site Remonter le temps

tout un été d’écriture #12 | intérieurs extérieurs

atelier d’été de François Bon « CONSTRUIRE UNE VILLE AVEC DES MOTS » : cycle 2 FLOTTEMENTS, RENVERSES

Pour remonter vers le haut de la ville, le plus commode est d’emprunter la rue principale – celle qui relie la grande place et les jardins à la française qui couronnent la bordure ouest –, devenue piétonne dans les années 90. On peut choisir de bifurquer vers des ruelles adjacentes pour marcher au frais, sentir l’odeur de pierre calcaire qui se désagrège, entendre les rumeurs provenant des appartements au-dessus avec fenêtre ouverte, se perdre si on aime. On finit toujours par retomber un peu plus haut sur l’artère centrale (qui autrefois s’appelait rue Cardinal). Et puis là, tout de suite, les halles à l’architecture métallique avec portes automatiques. À l’époque il fallait pousser. Maintenant il suffit de s’approcher et ça s’ouvre sur les travées : poisson, huîtres, crevettes, fruits et légumes, olives, fruits secs, pain chaud, volaille de qualité, fromage. Odeurs toutes en vrac mêlées aux chairs humaines dans cette circulation matinale où le monde se préoccupe du manger pour le midi ou le soir. Certains étals très soignés, de luxe, à chaque fruit son cocon. D’autres où on peut se servir sans demander. En hiver il y fait chaud, on peut enlever ses gants. Avant ces halles étaient un grand marché aux fleurs : il ne reste plus qu’une ou deux femmes qui composent de magnifiques bouquets emballés dans du papier Kraft. Mais on peut traverser sans rien acheter, juste pour regarder et accéder de l’autre côté. Juste un passage, un raccourci. On fait un signe à la boulangère, croise quelques visages connus, tourne la tête vers les mareyeurs toujours bruyants en tablier jaune. Deux fois sur trois, elle traverse à la dernière allée, celle des fleurs.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (en 20 minutes) : choisir, quelque part dans la ville, une de ces petites bulles d’intérieur qui sont aussi des espaces publics, et la faire exister telle quelle, comme nous la vivons tous…

Photographie : Françoise Renaud, juin 2018

tout un été d’écriture #10 | compte triple

La ville étrangère – une parmi d’autres — revient au premier plan, solidement attachée à l’appartement, lieu de repli bienheureux après le voyage (plusieurs allers et retours en peu de temps vers l’Orient tant elle était fascinée). Les lieux se superposent et se connectent dans les mémoires : c’est là que la vie se crée, bien réelle, bien ancrée, en même temps que le souvenir. Chaleur, moiteur, grouillement humain, moustiques, bruits toute la nuit, parfums ignorés. Elle cherchait l’important. Elle cherchait, ressentait, pores dilatés. Elle volait les odeurs comme on vole des pommes sur un marché à cause de la faim, une grande faim qui la poussait hors cadre. Les odeurs lui entraient dans le corps par la peau, la bouche, nourritures nouvelles alimentant ses fluides.
Odeurs : épices — clou de girofle en particulier –, fleur de frangipanier, vents salés du détroit de Malacca, voiles repliées des bateaux Bugis, sueurs, ordures, eaux sales, friture (partout ça cuisine, matériel de fortune sur des étals improvisés), carapaces de crevettes en décomposition.
Toucher : sueurs — la sienne et celle des autres –, skaï des banquettes de bus collant aux fesses, coton de son pantalon (elle n’en avait qu’un seul, elle le lavait et le remettait aussitôt), sable blanc des rivages éloignés des villes, paillasse pour dormir, sable encore jusqu’à la mer roulant ses bosses depuis l’Antarctique, sable collé à la peau, lune pleine inondant le paysage.
Bouche : nasi goreng, légumes et piments, sel, cigarette, biscuits secs, amant d’une nuit, morsures, goût de vie et de mort, fumées psychédéliques. Tout ce qu’elle aimait de l’effort à s’émanciper, du risque à pousser certaines portes, de la violence à se perdre – et même pour de bon s’il le fallait.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (en 20 minutes) : explorer la relation de l’écriture aux autres sens que la vue et l’ouïe : l’olfactif, le toucher, le goût, en 1 texte comme en 3…

Photographie : Françoise Renaud

 

tout un été d’écriture #08 | il pleut

Il pleut sur la rue de la Garenne et la rue juste avant et la ruelle, lieu initial brusquement lavé lessivé par des flots torrentiels dont elle n’a pas l’habitude, elle née dans l’Ouest où il crachine plutôt, où la pluie fine et pénétrante humecte et rend beaux les cheveux – un autre type d’expérience. Brutalement le ciel s’est fermé. Il fait presque noir à midi et il gronde, des éclairs traversent le paysage, il pleut fort sans discontinuer. Pendant deux jours au moins. L’eau dans les rues jusqu’aux chevilles et même plus haut en certains points de la ville. Elle a eu peur la première fois bien que réfugiée dans l’appartement au premier étage, depuis la fenêtre aux volets verts elle avait regardé la portion de rue noyée, les bananiers luxuriants après la saison chaude abattus déchiquetés. Elle s’était demandé ce qui était en train d’arriver, on lui avait répondu que c’était comme çà la pluie dans le Sud. Quand elle logeait à la cité U elle n’avait pas remarqué que l’automne était si effrayant, et c’est maintenant toute seule qu’elle mesure l’ampleur des orages venus d’Espagne qui affectent la plaine où s’est construite la ville, transforment la terre en bourbier, les rues en rivières. Et cette année en particulier. Très déroutant et inquiétant, plus de deux jours, bientôt trois, elle n’arrête pas de demander : « Mais quand est-ce que ça va s’arrêter ? ». Une accalmie de quelques heures et puis encore une séquence sans doute plus violente, ils ont prévenu aux infos. Les caniveaux sont devenus invisibles, les gouttières ne suffisent plus à écouler le flot du ciel, la terre gorgée d’eau est impuissante. Elle écrit à une amie sur le petit guéridon près de la fenêtre, elle explique qu’elle n’est pas tranquille, que ces jours-là dans ce pays il vaut mieux rester l’abri, attendre que l’épisode soit passé derrière. Certains lui ont raconté qu’hier la mer est très montée haut au Grand Travers, qu’elle a créé de nouvelles brèches dans la ligne des dunes et bousculé les bateaux dans les ports voisins jusqu’à les briser. Dans des moments pareils il y a toujours des gens pour aller marcher le long des jetées et contempler la puissance de la mer, même sous la pluie forte. À son tour elle découvre le chaos de septembre, le fracas des vents de sud, les déferlantes ravageant les zones sauvages et chassant les oiseaux vers les terres. Il pleut sur la rue de la Garenne et les rues adjacentes, sur tout le quartier, toute la ville établie à dix kilomètres de la mer, toute la plaine jusqu’aux étangs, jusqu’au cordon littoral, jusqu’à la grève érodée jusqu’à l’os.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé (en 20 minutes) : et si on prenait le même lieu, mais dans des conditions météos complètement différentes : par exemple, il pleut…

Photographie : Françoise Renaud, juin 2018

 

tout un été d’écriture #04 | s’éloigner

Cette façade, cette terrasse à l’arrière, ces jardins oubliés. Un lieu minuscule à l’échelle cosmique. Un lieu parmi des milliards d’autres lieux à la surface de la planète. Parcelle de forêt un jour défrichée cultivée puis bâtie jusqu’à devenir village bourg ville métropole. Juste un point précis où tout de sa vie a commencé – sa vraie vie, sa vie en dehors de la famille, loin du pays d’origine. Sa vie en propre.
Et c’est dans un mouvement de conscience rapide qu’elle appréhende la récente contraction de la ville qui asphyxie le quartier. Parce qu’elle se souvient des sensations à vivre alors dans ce faubourg, d’une certaine forme de bonheur finalement. La solidité des maisons n’est qu’apparence, elle le sent plus qu’avant. Érigés sur une pile de sédiments éprouvés par d’imperceptibles séismes, offerts à toutes les sortes d’érosions et aux tempêtes galactiques, les murs ont tendance à s’effriter. Oui la ville hurlante — comme un corps — se désagrège l’air de rien à cause des vibrations, des gaz d’échappement et des souffrances humaines.
À revisiter ce lieu important de sa vie, elle prend peur — l’ampleur du temps sans doute, difficile à supporter. Les antennes et paraboles ancrées dans les toitures se mettent à osciller, de même les verticales, et des lézardes se dessinent dans les pans de béton. Tornade, maelström inversé, cataclysme. Son corps, aspiré par-dessus des bâtiments, se déforme sous l’effet d’une puissante gravité. Bientôt le quartier n’est plus qu’un nuage de poussière. Elle pense : Le monde est un désastre.
Zoom arrière encore.

Les bruits se sont estompés. Quartiers, grandes avenues, ville entière, tout est devenu minuscule et lointain, méconnaissable, comme un  élargissement de la mémoire donnant accès à un territoire infiniment plus vaste et bleu. La poussière retombe lentement. Alors s’esquissent dans son champ de vision les contours d’une terre pour moitié inondée de lumière.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé (en 20 minutes d’écriture) : et si on était projeté, mais toujours en regardant se même point, loin vers l’arrière, ou n’importe quelle autre direction, et qu’on verrait de bien plus loin tous ces éléments restés dans le souvenir (et uniquement par ce qu’on en retrouve mentalement).

Photographie : Françoise Renaud, juin 2018