écrire au gré d’un voyage vers l’Ouest avec la peur de me répéter…
L’impression d’entailler à peine la chair, d’effleurer le sujet. Dans ces textes brefs écrits à la volée, je sens dès la première ligne que se tient là toute une matière gisante, disponible. Offerte. Ici pourtant, rien qu’un embryon qui pourrait devenir plus solide, plus universel… plus tard, sans doute…
Chaque fois, il me fait pleurer des larmes de sang.
Lui. Raide, bouffi. Toujours silencieux — mon père. Muré dans sa pénombre. Blindé. Fermé aux propositions de la vie.
Parler, il ne sait pas. L’a-t-il jamais su ? (quelque chose que j’ai déjà écrit) Nous avions passé notre jeunesse à réclamer son attention, ses mots de tendresse, son affection. Rien. Et c’est fini maintenant, il n’y aura rien. Rien de plus, rien de moins. Juste son corps terriblement vieilli depuis ma dernière visite. Pas courbé, non. Plutôt affaissé, accablé de fardeaux invisibles. Son visage désormais n’est que ruine. Comme il ne porte plus ses lunettes, on voit plusieurs cernes concentriques et grisâtres lui manger les joues. Sa respiration est oppressante. Sa voix, quand elle se manifeste pour des choses vitales — réclamer du pain, dire qu’il a assez de soupe, demander où diable est rangée sa casquette — est mal assurée, déraille même, cherchant recours dans le cri. Fines lèvres pincées à se fendre. C’est un fait, l’homme est prêt à crier pour un rien alors qu’il devrait lâcher prise. Il est à cran.
Peut-être qu’il ne supporte plus de vivre. Bientôt quatre-vingt treize ans. Trop long peut-être, trop douloureux, le corps aux articulations usées.
Peut-être qu’à force de souffrir, il est devenu indifférent. Ou qu’il ne veut plus.
Jeune, il portait déjà les stigmates d’une certaine fermeture, dureté dans les yeux et sécheresse des mains. Jamais méchant, ça non, mais agaçant avec sa perpétuelle quête de reconnaissance, jouant des coudes dans la marée humaine pour se faire voir plus que les autres. Lui, plus valeureux, plus courageux, plus ardent. Et maintenant que sa vie se réduit, il se cramponne à des bribes de passé, du moins aux plus glorieuses à ses yeux. En compagnie de voisins, il se risque une fois de plus à évoquer son courage pour creuser à la pelle les fondations de sa maison ou la générosité d’un patron qui appréciait le travail bien fait. Jamais un mot sur nous, les autres derrière lui, sa femme, ses enfants vivants et morts, nous autres qui constituons la famille, le cercle proche — qui sait ce qu’il en restera quand il sera mort ? Pas un mot, pas un signe de fierté.
Je le regarde, dans cet épuisement. Vieillard.
Il ne sent pas combien je l’aime malgré tout, combien j’aimerais lui prendre la main, lui parler de ma vie personnelle, de mon travail d’écriture, des légumes de mon jardin au bord d’un ruisseau. Tant de charges pèsent sur son cou comme un joug invisible : déceptions, deuils à commencer par celui de Marie sa mère, puis de sa première fille — cette petite enfant si douce, pas comme les autres, notre sœur, mon unique —, maladies incurables, gelées d’hiver, frustrations de chair. Toutes ces épreuves qui lui ont ôté sa substance, ne laissant qu’un grand vide intérieur pareil au vide cosmique. Il ne peut pas.
Il rumine et sa pogne est dure comme une écorce morte.
Alors se taire — c’est le plus simple. Peut-être qu’il le choisit, après tout.
Ne rien remuer de ce qui fait mal sinon on pleure. Se taire. Bouger le moins possible. Ne pas pleurer, voyons ! Faire son jardin encore, tant qu’il peut. Biner entre les rangs de fraisiers, planter. Salades d’hiver en terre sous le châssis : scaroles, frisées. Encore un hiver devant. Tenir en dépit de ses poumons abîmés, de ses douleurs. Tenir, ne pas pleurer, ne rien dire.
Rugir parfois ou alors ruminer.
Une façon de se tenir hors de portée du chagrin.
Mer et rocher, Pays de Retz, © Françoise Renaud, octobre 2015
oui, on le voit ton père, refusant de se laisser abbatre et toujours fermé au dialogue , ce dialogue que tu espères à chaque visite et que tu n’obtiens jamais. Il va falloir te résigner et continuer à l’accepter tel qu’il est, avec ses souffrances et ses maux qui le murent dans son silence.
Tu as mis les mots sur le papier, ça facilite les choses pour toi, écrire c’est ton affaire, lui ne sait pas.
Le texte sort de ton coeur, de tes tripes, de ta douleur, il fallait qu’il soit écrit et il est très beau.
Il est beau ce texte et ton père est attachant, il n’est pas le père aimant que tu aurais souhaité mais qu’importe, il est comme il est, pourvu qu’il puisse aller au jardin encore longtemps…c’est dûr d’accepter les parents vieillissant et difficile aussi de les aimer comme ils sont, ne rien attendre qu’ils ne peuvent donner;
T’embrasse Françoise
les mots de Jean-Louis M :
Dur et beau ce texte, le rapport au jardin amène un peu de douceur sur la fin.
et aussi les mots de Bona :
« Ne rien remuer de ce qui fait mal sinon on pleure. Se taire. »
Terrible ce texte. Me laisse sans voix.
« Terrible », ce n’est peut- être pas le terme approprié. C’est ce qui émane du texte plutôt, non pas la dureté de l’histoire. C’est la tienne, tu la relates magnifiquement.
Qui suis-je pour le juger? Je te lis, et cela me serre la gorge. Et me donne l’envie de te prendre dans mes bras.
Pour qu’il n’y ait plus de larmes de sang.
Il y a une force dans ce texte, quelque chose qui serre la gorge, oui, c’est indéniable.
C’est cette figure du paternel taiseux, presque inatteignable dans son retrait qui s’en va doucement, courbé par le poids des ans,
mais reste égal à lui-même, aussi muré dans son silence qu’impénétrable dans sa pénombre d’orgueil, distant…
» fermé aux propositions de la vie ».
T’embrasse fort, amie. T’envoie de la douceur, beaucoup, et je te souris.
Une fois le texte achevé, je reste avec la même question qu’à la lecture du titre :
qui, du personnage ou de l’auteur, ressent le besoin de « demeurer hors de portée du chagrin » ?
Magnifique texte chère Françoise…. Communication difficile mais pas impossible. Il est encore en vie. Il faut trouver la faille, qui existe, aussi bien cachée qu’elle puisse l’être. Je sais (par expérience personnelle) que parfois on « ment », on fait accroire aux autres, à ses proches ou à ceux qu’on aurait voulu proches, qu’on est solides et qu’on ne se laissera pas amadouer. Regarde aujourd’hui 22 octobre un passage de « New York, New York » vers la fin quand De Niro refuse de voir son fils et qu’à un moment donné il éclate en sanglots en disant qu’il a peur de craquer et que c’est pour ça qu’il ne veut pas le voir. Ce passage est un moment d’anthologie, de même que la demande en mariage…… Ils sont forts ces artistes juifs new-yorkais.
Je n’ai pas connu mon père mais j’ai eu la chance d’avoir plusieurs pères de substitution. Pas des amants pour ma mère, simplement par besoin personnel de me sentir protégée….. ou d’admirer. Mais quand même mon père je l’ai toujours près de moi, pas seulement en pensée.
Les gens de cette terre ont eu une vie si différente de la notre, les lois françaises les ayant acculturés, les guerres ayant détruit leurs amitiés… Que pourraient-ils dire, de ce monde si peu exaltant…
texte émouvant, photos magnifiques
Toutes vos voix réunies sont à la fois témoignage et tendresse.
Y ajouter aujourd’hui celle de Patricia qui a rejoint le cercle (elle connaît le personnage)
« Très impressionnée par ton texte sur ton papa ! par les mots choisis, par ton ressenti, par le portrait qui se dégage, rugueux comme le granit, coloré comme le lichen jaune, de la photo.
Oui sans doute des chagrins restés figés au fond du cœur… mais aussi prisonnier dans les filets mortifères de l’orgueil… comment trouver la petite voie de l’humilité ?… pour laisser les larmes couler et pour s’abandonner à la tendresse inconditionnelle, pour lui-même, pour toi…
terriblement douloureux ma Françoise !! Rien à ajouter… tout est dit par tes mots si durs, si cruels, mais aussi si aimants et tendres… Te dire que l’on t’aime, voilà…
Bonjour Françoise
La douleur est dans tes mots, elle sort de tes tripes, c’est un cri
Tu lui dis ta tendresse à ce père inaccessible
Retranché dans un monde où tu n’as pas accès
N’attends rien de lui qui ne peut où ne veux rien partager
Il est dans une autre dimension
Il est rentré en lui-même
Peux de chance qu’il en sorte
Douleur, douceur
On aime ses parents malgré le manque
En dépit de ce qu’ils n’ont pu donner
Ne retient de lui que les meilleurs moments
Ceux de l’enfance peut-être
Continue à aimer ton père tel qu’il est
Ne garder que le meilleur dans tes souvenirs
Garde-lui ta tendresse
Voilà chère Françoise ce que j’aurai aimé te dire
Mais la distance m’en empêche
Ce texe sur votre pere tres touchant une simillitude avec le mien par la maltraitance ou je finis par pardonner en echange d un certain bien etre voici le poeme de mon ressenti peut etre deja lu par l intermediaire de mon recueil visions du monde
ce corps en decrepitude
tourmente de spasmes
les yeux clos d une certaine quietude
peut etre l eternite en fantasme
de ce pere qui sema jadis
pour moi terreur et peur
n etait aujourd hui
que fragilite et vulnerabilite
pas un reflet de regret
ni meme un soupcon de pardon
preferant le non dit de l orgueil
par un semblant de sommeil
remettant a plus tard
les mots sans fard
inconciant d imminent depart
je restais vide d emotion
et ne ressentais ni haine ni peine
j acceptais la mort resignee
comme notre destinee
ou nous finirons a son gre
comme nous l avons commence
en poussiere d etoile
je debute a tapper excusez pour les majuscules et autres