carnets éparpillés

Dans ce moment de bascule où je me trouve, je range trie donne recycle fais du vide... ah ces nombreuses petites possessions finalement entassées en nos lieux de vie, en nos maisons. Du coup comme une envie de céder à la tentation du dépouillement, du "garder juste ce qui est nécessaire". Me revient en mémoire ce livre de Marie Rouanet. "Douze petits mois" que j'avais beaucoup aimé --un livre que j'ai eu dans ma bibliothèque et qui a disparu. Elle y parlait de cela. Et puis retrouvant une lettre ou contemplant de vieilles photos, le constat que tout part en lambeaux. Quoi sauver ? 
Bien sûr il y a les carnets. Ils sont nombreux ceux dans lesquels j'ai posé quelques mots, aphorismes, citations ou brèves descriptions. Ils sont de toutes espèces, souvent très beaux, simples traces d'éphémère.

Jamais de journal intime, ce genre de chose, du moins pas de souvenir. Plutôt des bribes inscrites au hasard des jours sur des supports disposés à portée, petits carnets offerts par l’un ou l’autre du genre adorables cadeaux. Parfois tentatives de commencer à cause du beau papier qui attire, à cause de la belle couverture en cuir ou incrustée de feuilles, pour vite s’alanguir, se retrouver écarté rangé oublié. J’en retrouve quelques-uns à droite à gauche, quelques mots à l’encre noire. Celui-ci, page 3. Paragraphe rayé d’un trait oblique, sans doute pour le supprimer. Je savais que les échanges pouvaient être violents et se solder par une rupture définitive. Aurions-nous le temps de nous accorder… ? Sur la page de gauche, un seul mot en petit et sans majuscule : père, suivi de trois points de suspension. Ce sera tout. Je le retourne, carnet à deux entrées. Un titre : Pays du sud. Et ça embarque… Il ne pleut jamais sur ce rivage. La terre blanche n’est rien qu’un étroit ruban. Des mots oubliés dans des carnets oubliés. Je me demande si je vais les jeter ou les faire brûler.

novembre 2022

épisode d’octobre

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Les « épisodes cévenols » font partie de ma vie depuis que je vis dans la vallée de la Vis, au contact de la plaine languedocienne. Les nuages remontés de la Méditerranée viennent se répandre sur les piémonts en automne, ce qui les rend magnifiques, fougueux en végétal, à l’opposé des garrigues de l’autre côté de la Séranne. En contrepartie il faut traverser ces zones incertaines de jour de nuit avec flots drus de pluie se déversant sans discontinuer sur les petites vallées, les engorgeant, saturant la terre des jardins suspendus, bousculant ravageant les berges, refaçonnant le paysage, nous percutant jusqu’à installer dans le ventre une légère douleur, jusqu’à insuffler au cœur une sorte d’humilité face au monde vivant hurlant tout-puissant, hors de contrôle. Et on ne sait rien du temps que ça va prendre pour qu’une vie plus normale revienne.

Les heures de nuit sont les plus difficiles — du moins pour moi. Le mugissement de l’eau domine la plainte des arbres et il n’y a plus de ciel plus d’étoiles pour atténuer l’inquiétude. Le corps ne peut reposer dans le lit. Il est attentif à tous les bruits, rumeurs, rafales de vent, fouetté des averses sur la vitre. En même temps cette sensation unique de participer à une expérience de voyage, traversée d’une île exotique ou d’une région inexplorée qui met en péril et bouleverse toute certitude –même celle d’être vivant.

Ensuite tout est lavé changé. Plus de poussières d’été, fleurs d’arrière-saison ébouriffées. J’aime les saisir ainsi, frimousses froissées contre palettes de feuilles tombées fauve or mauve et vert grillé.

Photos et vidéo, Françoise Renaud, 30 oct 2021

carnet de 7 ou 8 jours

Annie Spratt (image libre unplash)
D'après l'inépuisable journal de Kafka : "sept ou huit épiphanies prises pragmatiquement, sans triche, à la vie quotidienne, mais en prenant chaque fois l’image un jour différent, donc dans des configurations totalement différentes du tri mémoriel selon qu’on passe de la profusion (votre journée d’hier) à l’effacement (progressif, ou relatif) d’il y a sept jours..."

25 juillet – On est dimanche. Je passe et repasse le corps en plastique de ma tondeuse dans l’herbe qui a besoin d’être coupée. Je peux voir l’effet direct de chacun de mes gestes grâce aux rayures dessinées à travers l’herbe. La tâche avance. Je glisse au long des bordures de plantes où il y a des cailloux et puis ça se met à renâcler, le vrombissement du moteur se modifie sensiblement. Quelque chose ne va plus. Une chose est sûre : le bruit n’est plus le même. J’éteins, redémarre, rien à faire, la tondeuse ne fait plus son travail. Je suis profondément agacée d’autant qu’elle a été achetée récemment (85 € fichus en l’air).

24 juillet – Matinée fraîche, heureux contraste avec les jours brûlants d’avant. C’était annoncé. La fenêtre ouverte délivre un air doux qui caresse mes jambes repliées. Je reste allongée sur le lit et tente d’écrire une histoire de paysage.

23 juillet – Un vendredi je crois. J’épluche des courgettes ramassées au jardin tôt le matin. J’utilise un épluche-légumes (en plastique vert anis, hideux mais efficace). Les lambeaux de peau s’accumulent sur le bord de l’évier. Je les regarde, constate qu’ils sont méconnaissables une fois détachés de la chair du légume, rien que des lamelles privées de consistance et en même temps d’identité. Je les rassemble d’un geste rapide, les dépose dans la poubelle destinée à mes poulettes (toutes les trois adorent les épluchures). Ensuite je m’occupe de l’ail et cisèle de la menthe dans un bol japonais. Odeur intense et délicieuse. La couleur des feuilles de menthe s’assortit parfaitement au bleu céladon de la poterie.

22 juillet – Elle est en retard, la table est réservée sous les arbres et le soleil est en train de basculer derrière les Falguières. Presque pas de vent. On attend la nuit, il a fait si chaud. Je commande un verre de vin blanc et je l’attends.

21 juillet – Salle d’attente de l’ostéo — j’y vais toujours le mercredi. J’ai besoin de ses mains qui réparent mon dos blessé. Tellement besoin. Je pense à ses mains tout en lisant Leçon de choses que j’ai pris avec moi tandis que les autres regardent leurs téléphones. Je visualise la fracture de ma vertèbre, me souviens de l’accident et de toutes ces semaines à attendre qu’elle se consolide. Quand j’y pense, le corset oppresse encore ma cage thoracique mais les mains de L. me délivrent du mal et du doute. Je pense fort à ses mains en lisant : « Morceaux par morceaux, pans par pans, la cloison, les couches de papiers aux couleurs fanées choisis et posés par les anciens occupants. » Ainsi en est-il des événements qui touchent le corps vibrant, se superposent, s’y inscrivent en traces, lignes de suture, cicatrices. Plus tard dans la journée, j’entreprends une recherche sur les outils utilisés par les carriers et les tailleurs de pierre. Leurs mains larges et puissantes seraient certainement parfaites pour apporter des soins à nos squelettes meurtris.

Mardi 20 juillet – Qu’ai-je bien pu faire mardi dernier ? Aucun souvenir marquant. Rien qu’un jour dans la foule des jours déjà trop éloignés dans le temps et dans la mémoire. Je jette un œil dans mon agenda. Ah oui, la venue de S. pour le ménage de la maison. S. est la remplaçante de F. partie en vacances. Elle est en avance, jolie dans sa robe floue, blonde, tellement gentille. Je repousse les volets de la pièce où elle travaille et referme une fois qu’elle a terminé. L’obscurité est nécessaire, trop grande chaleur dans le Sud. Je lui fais un thé vert parfumé qui s’appelle « La demoiselle du Mekong » — c’est écrit sur l’emballage. Elle m’a dit qu’elle aimait le thé vert.

Lundi 19 juillet – Coup de fil vers 11h (j’ai bien noté que c’était le 19) : « Notre amie L. sera hospitalisée cet après-midi. ». Aïe. « Pour une exploration des artères à la recherche d’épaississements, rétrécissements qui pourraient expliquer l’essoufflement. La pauvre n’a pas de chance, elle cumule les problèmes depuis deux ans. » Sa gaieté coutumière morcelée. La pensée d’elle me poursuit toute la journée – la pensée de la disparition progressive des corps amis, définitive.

18 juillet – Un autre dimanche trop loin. Je ne sais plus grand chose sinon que j’ai recherché Leçon de choses de Claude Simon dans les rayons de ma bibliothèque et que je l’ai déposé sur mon bureau.

un hiver personnages #3 | une foule

Cycle d’ateliers hiver 2019/2020 avec Tiers Livre et François Bon intitulé « Un hiver personnages ». Proposition 3 : « à vous de choisir ce qui sera votre échantillonnage, votre piscine pour immersion avec foule, et la taille de cette foule. Et puis organiser le défilé des masques. Une affaire de mouvement ? Une affaire de mouvement. Et de peinture ? Et de peinture. »  En savoir plus ici

 

réduction de l’espace

Serrés comme des sardines. Corps inconnus, étrangers, corps en vêtements de saison, corps à gifler repousser, corps chargés d’odeur de ville de gasoil de tabac et autres substances à fumer, corps avec barbe et lunettes, corps adossés tant bien que mal avec épaules bras mains qui se frôlent une fois accrochées aux barres métalliques prévues pour éviter de tomber lors des accélérations, corps fatigués énervés plus ou moins propres, ramassés en nombre dans l’espace étroit, infréquentables. Et il faut se retenir de soupirer de crier parce qu’à un moment donné ça devient insupportable de rester là, au contact, alors que d’autres montent encore, réduisant d’autant l’espace respirable — comment font-ils d’ailleurs pour trouver à se caser, récalcitrants à la compression et à l’empilement mais visiblement accoutumés aux mouvances de la multitude ? Lui qui a la mèche folle et le front luisant, il a l’air d’en avoir assez lui aussi, stoïque debout, plutôt bel homme, il porte un foulard de toutes les couleurs qui le rend attirant — tiens c’est vrai je ne l’avais pas remarqué au premier abord, c’est qu’il a dû monter dans la rame après moi. Lui en bonnet tricoté genre rasta affalé dans un angle, moue occupant le bas du visage terne et crispé, conservant entre le pouce et l’index un semblant de cigarette. Lui en manteau élégant — mais qu’est-ce qu’il fait là ? c’est qu’il est obligé. Familles en duos trios forcément disloquées, pas d’interstices suffisamment grands, du coup l’un casé en profondeur dans l’allée, l’autre pressé près d’une vitre, l’autre encore à l’assaut d’un strapontin étrangement libre hissant sur ses genoux le petit — trois ou quatre ans — mais la robe se coince dans l’articulation du siège si bien qu’il faut l’intervention de la voisine pour démêler l’affaire. Merci beaucoup madame. Je suis des yeux, je vois, j’observe, je souffre et respire avec eux, corps inconnus indifférents les uns aux autres, suffisamment éduqués pour demeurer ensemble quelques minutes, pas plus. Et tout ce qui arrive dans ces poignées de temps perdues dans la cohue, touchés par les mêmes oscillations et variations de vitesse entraînant effleurements rapprochements chocs non désirés, tout ce qui arrive s’inscrivant au fur et à mesure dans le cerveau, mémoire composée de petits morceaux de peau surpris dans l’ouverture d’un vêtement ou portions de visage ou expressions ou détails marquants dans l’accoutrement et la silhouette ou encore odeurs de laine mouillée et de sueur, rarement parfum fleuri ou citronné (trop loin la toilette du matin), de scènes brèves, de paroles dérobées. Elle maquillée et pacotille au poignet, cheveux retenus par une sorte de bandeau à paillettes. Elle avec casque audio mâchant du chewing-gum avec l’air de s’en moquer. Les deux là garçons, quinze ans, badant leur téléphone avec l’air complice. Lui aux avant-bras tatoués. Elle serrant son sac sur ses genoux, inquiète du moment où elle va devoir se lever et trouver la sortie. Elle avec un livre, plongée dedans. Ils elles oscillent avec le wagon dans un flou coloré fluctuant, parfois inquiétant. Je les vois. Je me demande de quoi sont faits leurs rêves. Et je les observe dans cet effort à cohabiter, à supporter cette situation, je les applaudis et commence à souffrir avec eux de la promiscuité et de la chaleur qui grimpe bien que le wagon soit climatisé à ce qu’il paraît — fait si chaud dehors ou alors clim en panne —, hautes parois vitrées reflétant les immeubles de la ville avec pans de ciel intercalés, trottoirs, terre-pleins, lumières violentes — zut, j’aurais dû essayer de m’installer de l’autre bord —, rumeurs propulsées à l’intérieur à l’ouverture des portes. Ça brasse, ça roule comme si on était sur la mer, d’un bord à l’autre, d’un corps à l’autre, frôlements dans l’indifférence générale, l’un se retourne, l’autre soupire ou sourit, excusez-moi, mais je vous en prie. Je m’efface. Bientôt mon tour de descendre.

Photographie : Fabrizio Verrecchia (Unplash)

existence soudain fragmentée

Ce te texte a été publié le 5 août 2016 sur le blog de Marie-Noëlle Bertrand dans le cadre des Vases Communicants.

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Nuit jour. Dedans dehors. Corps agissant, résonnant, travaillant, pleurant, communiquant, dormant, se taisant. Les murs sont des frontières entre le ciel illimité et la chambre où ils vivent. C’est la matière qui les guide. La matière du réel, du dehors et du dedans, de la nuit et du jour, du désir et de l’ombre. De l’univers dans tous ses états. Parfois ils se demandent de quoi il s’agit, là sur cette terre, dans ce monde tel qu’il s’est façonné autour d’eux. Ils savent éprouver joie, contrariété, terreur. Mais quand la matière se fige, ça fait des creux dans le temps. Juste après, les heures ne passent plus de la même manière. Les cœurs sont brisés. L’avenir anéanti.

Drames toujours.

Inscrits dans l’ocre du sable.

Ils apprennent le dernier en date par la télévision, par la Toile. Le lendemain au café ou sur le marché en faisant les courses. Un coup de folie entre nuit et jour. Haine et colère. Tout le monde en parle, parle de l’existence soudain fragmentée. Le dehors a fait irruption dans le dedans. L’architecture des bâtiments se moule autour du corps des hommes et des femmes qui pleurent devant le carnage  — personne n’aurait pu l’empêcher d’arriver. Brèches. Chambres noires. Froid et chaud. Certains voudraient s’en retourner dans les espaces du ventre d’où ils sont venus  ou d’un autre semblable, petites huttes en peau munies d’une porte pareille à une vulve — une forme qui s’oppose au rectiligne des rues, des écrans, des fenêtres. Qui s’oppose à la douleur. Pour s’y abriter. Jusqu’au soir. Mon amour. Je te tiens par la main. Il ne t’arrivera rien.

Photographie ©Marie-Noëlle Bertrand

fil bleu des lèvres

Ce texte a été publié sur le blog de Christophe Sanchez pour les Vases communicants, mai 2016.

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Depuis toujours il avait lu avec les lèvres qui remuaient, chaque syllabe chuchotée. Il en avait besoin pour comprendre les mots alignés dans la page de son journal. J’étais enfant. Quand je le surprenais je m’étonnais de ce murmure. À l’école j’avais appris à lire avec les yeux en silence, à l’intérieur du corps, et on m’avait dit que ceux qui formaient les sons avec la bouche — comme mon père — ne savaient pas lire. C’est vrai qu’il avait appris sur le tas et c’était déjà bien étant donné le milieu d’où il venait et le peu d’années d’instruction à la Communale. Il s’était fabriqué sa culture tout seul, parcourant Ouest-France avant le repas de midi, Historia ou Géo, des romans d’histoire ou de terroir, un peu ce qui lui tombait sous la main. Quand sa grosse main ne parvenait pas à saisir le papier pour changer de chapitre, il râlait, doigts malhabiles rongés par le ciment.
Aujourd’hui il ne lit plus. Il dit qu’il ne peut plus.

Il dit que ça ne sert à rien.

Il dit qu’il ne parvient plus à se souvenir de ce qu’il a lu la veille, et même une heure avant. Il a oublié les événements, les personnages. Il ressent le poids de toute une vie perdue dans les méandres des pages tournées et des sacs de matériaux soulevés. Oui mais il est là, encore en vie à cet âge avancé. Il est là pour moi, pour le peu de famille qui lui reste. Je repousse mes colères et me suspends à son souffle abîmé autant que ses doigts, rongé par la poussière. Ses yeux sont rouges, humectés de larmes indicibles. Il est diminué, je le sais, je le vois. Bientôt la ligne d’arrivée. Mais toutes ces misères qu’il a sur le cœur comme des secrets figés dans ses muscles de pierre, sur le fil bleu de ses lèvres. Elles n’auront pas de fin.

Ne t’inquiète pas, je lui dis. Tu es bien là, au bord de ton jardin, n’est-ce pas ? Et il en sera ainsi aussi longtemps que possible.
Il entend, répond à peine.
Tu sais, ton nom restera inscrit au bord de mon âme, tu es mon père.
Je lui parle mais tout s’échappe dans l’air doux du printemps. Je me vois remontant le drap blanc sur lui depuis des siècles et des siècles. Et je me tais.

Photographie ©Françoise Renaud, avril 2016

grande muraille

Quelque part sur la frontière nord de la Chine, entre IIIe siècle et XVIIe siècle…

Life on Mars

Tout là-bas, le soleil en chute libre.
Quelqu’un le suit des yeux. Un homme.
Il sait que, lorsque la terre sera plongée dans les ténèbres, l’astre continuera de peser sur la mémoire du corps. En particulier sur les paupières, petites plaies et brûlures ne pouvant s’arrêter de suppurer. Pupilles brûlées aussi, pellicule opaque troublant la vue. Et c’est pareil pour chacun des hommes du chantier.
Ajoutés à ça, la poussière, le sable, la poudre issue des roches qu’ils taillent polissent et transportent sur leur dos.
La sueur qui pique la peau aux écorchures, repoussée d’un mouvement quasi automatique du poignet.
Si cruel ce pays désertique, torride le jour, glacial la nuit, avec des hordes de barbares qui déferlent pour dérober le peu qu’ils ont, quand bien même ils se trouvent défendus par une garnison de soldats — car ce n’est pas la main-d’œuvre qu’ils protègent, plutôt la muraille en train de se construire, et aussi les victuailles et les tentes du campement hérissées d’étendards où ils séjournent tous.

Une fois le soleil enfui, l’ombre met à nu les souffrances, corps rompus abattus sous des bâches.
Un court répit.
Quelques heures gémissantes.
Le rêve les emporte loin — rien d’autre que le rêve pour tenir —, loin dans le giron doux des femmes, mères et amantes laissées en arrière ou simplement inventées, loin dans la tendresse d’une progéniture perdue.
Ses rêves à lui ont la dureté du granit extrait à cœur de montagne, matière primitive, lave, fluide sanglant, si bien qu’il préfère leur faire barrage — il ne survivrait pas à l’appel de ces choses douces inaccessibles. Il choisit de se remplir du monde en train de se construire en dépit de la douleur et de la faim. Il épie le vent, les nuages, les herbes, les arbustes, les bêtes qui fuient dans leurs terriers. Il respire rumine le monde comme on marche, vivant tout simplement, la chute du soleil révélant chaque soir la topographie des lieux — il le sait, chaque soir il regarde — et, dans l’instant précis où l’astre chute, la véritable courbure de l’univers. C’est là sa plus grande joie.

Des siècles plus tard, des voyageurs équipés d’appareils à photographier viendront admirer ces formidables fortifications. Ils s’égaieront pépieront telle bande d’oiseaux gris et repartiront comme ils sont venus sans rien percevoir de la profondeur infinie du temps et de la couleur violente de la terre, nourrie de sang humain et de crépuscules.

 

texte inspiré par Life on Mars, photographie de Rick Glay, 2013