la maison et le vent

Photographie ©Charlotte Renaud, Bolivie 2018

un récit d’Héctor Tizón

 

J’ouvre la première page du livre et je pars en voyage. Un long voyage de solitude.

Je n’entends plus la musique du bar, j’entends seulement le vent qui balaie les hauts plateaux argentins, je vois « le ciel très haut et très clair ; il va geler ». Contre le ciel, les cimes blanches du Bonete et de l’Esmoraca. Et je vois le condor planer et j’entends la plainte d’un lama aux jambes brisées tombé dans un ravin.

J’accompagne pas à pas le personnage qui se dévoile, à demi-mots. Il est avocat et écrivain. Il a décidé de fuir la répression, de s’arracher aux griffes de la dictature qui étouffe son pays — une décision si difficile à prendre. Il a dû abandonner sa maison, ses chiens. Souvent il en parle alors qu’il s’avance au milieu des montagnes désolées pour gagner la frontière bolivienne à bord de charrettes, autocars ou camions conduits par des compagnons de fortune.

« Les visages des hommes se répètent au fil du temps, et je suis de nouveau un enfant errant à la recherche d’une maison. »

Le texte glisse entre les doigts, à la fois âpre comme le paysage de ce monde d’altitude et doux comme la peau des femmes ou le museau d’une brebis. J’ai envie de poursuivre même si je sais que je n’en apprendrai pas beaucoup plus. Juste ce voyage aux limites de sa propre douleur et des souvenirs qui nous hantent.

 « En dehors de ce qui est ici, rien n’existe. »

 

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Françoise Campo-Timal
éditions Actes Sud, 1991

 

 

 

grande muraille

Quelque part sur la frontière nord de la Chine, entre IIIe siècle et XVIIe siècle…

Life on Mars

Tout là-bas, le soleil en chute libre.
Quelqu’un le suit des yeux. Un homme.
Il sait que, lorsque la terre sera plongée dans les ténèbres, l’astre continuera de peser sur la mémoire du corps. En particulier sur les paupières, petites plaies et brûlures ne pouvant s’arrêter de suppurer. Pupilles brûlées aussi, pellicule opaque troublant la vue. Et c’est pareil pour chacun des hommes du chantier.
Ajoutés à ça, la poussière, le sable, la poudre issue des roches qu’ils taillent polissent et transportent sur leur dos.
La sueur qui pique la peau aux écorchures, repoussée d’un mouvement quasi automatique du poignet.
Si cruel ce pays désertique, torride le jour, glacial la nuit, avec des hordes de barbares qui déferlent pour dérober le peu qu’ils ont, quand bien même ils se trouvent défendus par une garnison de soldats — car ce n’est pas la main-d’œuvre qu’ils protègent, plutôt la muraille en train de se construire, et aussi les victuailles et les tentes du campement hérissées d’étendards où ils séjournent tous.

Une fois le soleil enfui, l’ombre met à nu les souffrances, corps rompus abattus sous des bâches.
Un court répit.
Quelques heures gémissantes.
Le rêve les emporte loin — rien d’autre que le rêve pour tenir —, loin dans le giron doux des femmes, mères et amantes laissées en arrière ou simplement inventées, loin dans la tendresse d’une progéniture perdue.
Ses rêves à lui ont la dureté du granit extrait à cœur de montagne, matière primitive, lave, fluide sanglant, si bien qu’il préfère leur faire barrage — il ne survivrait pas à l’appel de ces choses douces inaccessibles. Il choisit de se remplir du monde en train de se construire en dépit de la douleur et de la faim. Il épie le vent, les nuages, les herbes, les arbustes, les bêtes qui fuient dans leurs terriers. Il respire rumine le monde comme on marche, vivant tout simplement, la chute du soleil révélant chaque soir la topographie des lieux — il le sait, chaque soir il regarde — et, dans l’instant précis où l’astre chute, la véritable courbure de l’univers. C’est là sa plus grande joie.

Des siècles plus tard, des voyageurs équipés d’appareils à photographier viendront admirer ces formidables fortifications. Ils s’égaieront pépieront telle bande d’oiseaux gris et repartiront comme ils sont venus sans rien percevoir de la profondeur infinie du temps et de la couleur violente de la terre, nourrie de sang humain et de crépuscules.

 

texte inspiré par Life on Mars, photographie de Rick Glay, 2013

falaise sans fin (12)

Sunset, Caspar David Friedrich

L’attirance entre Mowglia et Mermel pourrait m’entraîner si loin que j’en ai le vertige.
Patienter pour l’écrire.
Plus tard peut-être dans une autre saison ou pourquoi pas dans un livre.
Aujourd’hui accorder de l’attention à leurs deux corps marchant hésitant s’observant, agissant l’un vers l’autre comme au ralenti – j’aime approcher cette tension des nerfs muscles sangs sèves ivresses –, se mouvant dans une atmosphère quasi liquide habitée de particules limoneuses et d’algues microscopiques au sein de laquelle se reflète par instants la multitude des visages amants depuis les prémices du monde, ce grésillement des désirs, à moins qu’il ne s’agisse simplement du frisson des ramées qui recouvrent le berceau où ils se sont couchés pour la première fois,
en alerte,
doigts dessinant d’étranges glyphes à même la peau.

Et suivre la courbe du ventre pour comprendre que l’enfant est au bord de naître. En plus d’une mère au visage tendre dans l’ombre verte, il y aura un père pour lui sur cette terre.
Après, les laisser tranquilles – ils ont tant à faire entre désir et venue de ce fils qu’ils appelleraient Pöli. Plutôt surveiller Riks du coin de l’œil.

 

Riks n’a rien oublié de son passé, de sa responsabilité de chef de cordée, des camarades perdus en chemin. Rien oublié de ce qu’il était venu chercher, poussé par la misère et les rêves insensés des siens. Mais à son tour il trébuche sur l’envie de s’installer, de faire halte dans ce giron de montagne.
Car il faut bien reconnaître que la menace s’était dissoute à force de semaines, que Yuli avait rangé son fusil. Progressivement les enfants avaient recommencé de sourire, la hardiesse était revenue dans la démarche des femmes, l’espace des possibles recomposé en dépit des différences de mœurs et de langues après tant de souffrance. Riks savait que la vie reprend son cours comme la végétation après la crue. Décidément trop tôt pour se reposer. Et il possède une chose au cœur, un murmure, qui l’incite à aller plus loin, à vouloir poursuivre la route pour ne pas oublier d’où il vient et de quoi il est fait, à descendre le torrent rivière puis fleuve jusqu’à la mer pour découvrir d’autres villages, peut-être des villes, des ports, des bords de mer, des îles.
Quand il était jeune, il avait lu dans un livre qu’il existait des îles si grandes qu’elles ressemblaient à des continents, que des animaux singuliers les habitaient, protégés des mutations génétiques et adaptés aux conditions arides ou pluvieuses au contraire. Il ne savait pas si c’était vrai. Toujours est-il qu’il voulait voir des îles, des déserts. Il voulait voir davantage.
Un matin avant le lever du soleil, c’était sûr, il partirait. Seul.

Clod, jeune homme fragile, marqué par les circonstances tragiques du voyage, semblait pourtant se remettre, sanglots et fureurs peu à peu réduits en somnolence, sa tête plus haute, son teint plus coloré. Il aidait à la préparation des farines, fabriquait les galettes de céréales et s’occupait d’alimenter le four pour les cuire. La communauté l’avait accepté. Tous louaient son pain et sa gentillesse. Riks pensait qu’il avait trouvé sa place, que son cœur serait bientôt consolé.

 

Au pli du bras des trois hommes, un motif en étoile

encre métallique, vestige de l’origine gravé tatoué qu’ils soient éveillés ou endormis qui se déformerait avec le vieillissement progressif de la peau, comme se décompose sous l’effet de la lueur descendante la ligne de nuages grumeleux visible depuis le sommet de la falaise, immobile, hostile, inhabitée.

(fin de la saison 1)

Illustration : Sunset, de Caspar David Friedrich 1830-1835 (25 × 31 cm), musée de l’Hermitage