outils de jardinier

Atelier de mon père

Nouvelle saison, nouvel état des choses de la nature.
Comme si on lui adressait la parole après un long temps de silence. La nature se retourne, semble dire « C’est mon tour à présent. ». Et elle parle plus fort. Elle s’ouvre au vent frais, renoue avec la lumière, fourrage à droite à gauche.
On le sent tout de suite quand le printemps arrive.

Les oiseaux sont devenus très présents dans le grand fleuve du ciel. Un rapace plane au-dessus du versant boisé, je l’ai repéré ces jours-ci et j’ai noté la courbe particulière de ses rémiges. Et les arbres, les buissons, toutes les plantes ont beaucoup à faire. L’herbe — toutes sortes d’herbe — se débrouille avec les murs effondrés, les fissures, les amas de gravats. Elle part en conquête partout, quel que soit le support. Même sur le caillou ou presque, elle arrive à ramper,  s’infiltrer.
Je l’admire, l’herbe. Vivacité, ténacité, débrouillardise. Elle a tous les talents.
C’est donc l’heure pour le jardinier de passer en revue ses outils. Il va en avoir besoin, chaque jour, s’il veut reconquérir son petit monde et le faire prospérer.

D’abord ses mains, précieux instruments. Elles doivent être capables de fouiller la terre, extirper les racines de chiendent, rassembler les cailloux pour les jeter à la rivière. Juste comme ça, sans outil. Avec la pince des doigts et la force des petits muscles qui habitent la paume jusqu’au poignet. Pour cela, il taille court ses ongles afin qu’il soit plus commode de les tenir propres. Il passe en revue ses gants de travail, d’ailleurs tous fichus, bons à jeter. Il l’ajoute sur la liste des prochaines courses. Et aussi des chaussures en plastique. Ensuite il va dans l’abri où il range ses pelle, bêche, binette, râteau, fourche et autres instruments pour racler creuser etc. Il les nettoie, huile les fers. Et aussi le bois des manches. Il fait l’inventaire de ses graines, tuteurs et pots à semis. Il nettoie sa brouette. Il est tout absorbé par ce qu’il fait. Sa parcelle est déjà labourée, l’allée débroussaillée, et il a porté quelques sacs de fumier au milieu du futur jardin. Il veut être fin prêt pour le moment où ça va commencer.
Après les saints de glace.
Le mauvais temps n’en finit pas.
Depuis longtemps le jardinier a choisi son camp. Il est du côté de la nature et de la renaissance quel que soit le prix à payer, le labeur à produire. Il travaillera son jardin comme le peintre sa toile, il y mettra sa poésie. À présent il est impatient. Il a juste soif de la chaleur du soleil.

texte écrit au printemps 2016 pour le Petit Journal de Saint-Laurent- le -Minier , n°39
Photographie ©Françoise Renaud – Série Dans l’atelier de mon père

changement de saison

Photograhie de Sylvia Bahri

écrire au jour le jour entre contrainte et désir, faire ses gammes, chercher les mots pour dire au mieux ce qui arrive devant soi, autour de soi, ce qui arrive au ciel, ce que la terre suinte et raconte d’histoires animales et végétales, gémir aussi parce que c’est incroyable de vivre comme ça, là, aujourd’hui, d’observer les choses, les paysages, les gens, d’écrire, tout ça plus vrai encore avec les mots qui pénètrent le papier ou la toile…

 

Insensiblement.
Le soleil baisse.
Il n’émerge plus au même point de l’est derrière la colline et il ne se hisse plus suffisamment à midi pour frapper la fenêtre de toit au-dessus de mon lit. Le soir, l’air tourne frais sitôt que la lumière bascule. Moins d’oiseaux, certains partis vers le sud pour l’autre saison.
Déjà. Oui.
À deux reprises ces derniers jours, j’ai vu un grand échassier. Un héron cendré, enfin je crois. Il planait à remonter le ruisseau, pattes tendues à l’extrême comme un danseur volant. Il avait dû voir quelque chose d’intéressant pour glisser comme ça le long de la fracture d’eau bruissante, quelque chose à attraper et manger − musaraigne, crapaud, poisson, lézard fuyant au milieu du fouillis de pierres. On aurait dit qu’il dessinait d’un trait une ligne de vent.

Avec la saison qui avance, on ne vit plus le paysage de la même façon.

Ce morceau de pays se transforme au rythme des saisons depuis le fond des âges. Les gens d’ici en savent les détails. Ce n’est que mon deuxième automne, aussi je ne connais pas encore le programme de ces transformations : fleurs survivantes, lente mutation des arbres, perte en densité végétale, palette des rouges jaunes ocres bruns bronzes alternant avec le socle rocheux et les arrachements de terre, le tout dans ma fenêtre comme dans un cadre de télévision. Tableaux à découvrir sans cesse mouvants. Ils se fixent, ordre et rythme, s’incrustent dans un coin du cerveau encore libre pour former une nouvelle géographie. Ou plutôt galerie. Tout sera là, inscrit. Il suffira d’y retourner les années suivantes pour reconnaître les événements répertoriés ainsi que des images virtuelles, les visiter du bout des doigts, du bout des yeux. Une sorte de nouveau langage associé au pays, aux orages et à certaines émotions singulières.
Au jardin, foison de floraisons, ce qui me contente. Pas encore l’endormissement − ce sera plus tard.
Deuxième élan pour les sauges, cosmos largement resemés à travers l’herbe (on me l’avait promis), verveines rampantes à l’odeur divine, bouquets de soucis (il faut que j’en ramasse bientôt les graines), dahlias à tige noire resplendissants (penser aux graines aussi encapsulées), folles capucines. Et puis les poivrons rougissent, les courges fignolent leurs rondeurs au milieu des verveines et les fraisiers produisent en quantité, de quoi me remplir la main chaque matin.
Autant d’étonnements, de délices liés au regain de vie après les pluies violentes, à la douceur de ces journées sans vent, divines, comme sait en délivrer l’automne. Du coup j’ai fait quelques photographies. Elles pourront me reconduire quand je le voudrai vers ces zones de monde qui tranquillement sont en train de devenir miennes − jardin, verger, ruisseau, vieux murs, éboulis, petite montagne − quand l’hiver sera rude, à l’encoignure du soir, blottie contre le feu.

 

Photographie : Sylvia Bahri, 2015