extraits d’un texte écrit pour l’atelier d’été 2020 Tiers livre sur le thème Outils du roman
consigne : écrire le début d’un roman en rendant perceptible l’omniscience de l’auteur pour rentrer dans les pensées des personnages (un seul bloc), accueillir tout ce qu’il va naître

 

observer cette esplanade pareille à un champ de bataille, recueillir les impressions de mouvements croisés et de circulations aléatoires, écouter les bruits que font les pas des gens, les conversations et le souffle des gens, ça produit une sorte de gémissement à peine audible, une rumeur sourde qui inonde la surface peuplée et s’étend en cercles concentriques jusqu’aux bâtiments qui bordent la place, et c’est dans les limites de ce champ que les silhouettes se déplacent, dispersées ou soudainement regroupées par on ne sait quel jeu d’attraction-répulsion comme enclenché par un aimant souterrain capable d’influencer les trajectoires — tel un vaste jeu de flipper, l’espace au sol, lisse, donc glissant et en légère déclivité induisant probablement cette comparaison —, appuyer sur la touche vidéo et jongler comme d’un curseur avec les temps d’exposition, vitesse d’obturation et nombre d’images par seconde pour ralentir ou accélérer le flux de ce monde en affaires, corps en tous genres hommes femmes enfants, jeunes et vieux, avec course des nuages et modifications de la lumière par-dessus de la mêlée, enfin où vont-ils tous ? qu’ont-ils à faire de si urgent ? quelle dose de douleur ou de joie transportent-ils dans leurs besaces et quelles histoires dans leurs cerveaux ? Ils ne savent pas qu’ils sont observés depuis le haut du grand escalier du théâtre, ils sont juste vivants en cet instant-là, bien réels, le sang circule comme il faut dans le circuit de leurs veines, ils vont et viennent, traversent la place tout droit ou en diagonale, regardent leur montre, se hâtent vers le serpent bleu du tram qui émerge du tunnel pour aborder la rampe d’accès aux voyageurs. Impossible de distinguer les visages, encore moins leurs expressions, même en usant du zoom (l’appareil est simple de manipulation, juste bon à prendre des scènes ordinaires, anniversaires ou réunions de famille). Seulement discernables la taille, la corpulence, le port de tête, l’aisance, la jeunesse en se référant à la vitesse de déplacement — encore que beaucoup de jeunes flânent et beaucoup de plus âgés sont drôlement agiles —, l’allure vestimentaire, les bagages à porter sur l’épaule ou à rouler, les animaux en laisse. À un moment donné fermer les yeux et ne plus les rouvrir pour mieux se laisser pénétrer par les attitudes longuement observées, ressentir les pensées… femme qui porte un sac (lourd le sac), cheveux blancs, dos voûté tête penchée pour mieux voir où elle pose les pieds, traître ce pavé, on glisse si facilement sur un papier, une feuille d’arbre… homme grand de taille qui toise ceux qu’il dépasse… fille en robe blanche, autre fille brune plus ronde et bavarde qui traîne les pieds…. jeune type en vélo qui fend la foule au risque de percuter quelqu’un, sac à dos rempli de livres ou de victuailles, plutôt des livres —  étudiant, ne pense qu’aux filles, s’appelle Jonathan, habite dans une rue proche de la cathédrale, enfin pas sûr, on verra ça plus tard  —, de toute façon roule trop vite sur cette esplanade interdite aux deux-roues (il va se faire coxer, c’est sûr, ou il va y avoir un pépin)… [aussi colosse barbu portant un étui de guitare, femmes la soixantaine en train de faire les magasins pour ne rien acheter, bande d’ados en jogging à bandes blanches sur le côté et sweater à capuche prêts à faire un mauvais coup, garçon en fauteuil atteint d’une maladie génétique, fillette aux yeux bleu glacier tenant la main de sa grand-mère et la tirant l’air de rien vers le stand de bonbons, trois hommes costard cravate sortant d’un bâtiment cossu se pressant vers un restaurant ça n’en finissait pas, cette réunion, intarissable le mec]. Ressentir alors qu’il n’y a aucune certitude sur l’avenir mais nourrir l’idée que c’est à cause de l’étudiant qu’il va arriver quelque chose, qu’il doit exister un lien entre lui et les deux filles qui traînent souvent en ville, par exemple l’une d’elles en romance avec lui, raison pour laquelle il cherche à les distinguer dans la foule pour les rejoindre en se dressant sur les pédales de son engin tout en parlant dans son iPhone, ou alors projetant simplement d’aller à la mer le lendemain ou au cinéma pour draguer l’une d’entre elles (de préférence celle en robe). Descendre la rampe d’escalier tout en zoomant au maximum (gagner en proximité tout en perdant de la hauteur). Et puis ça y est, la vague nous prend, comme un vertige à débouler sur le flipper et à envisager de l’intérieur la scène habitée de conversations et sillonnée de parcours incertains. Continuer à prendre des notes visuelles. Suivre la dame au sac qui se dirige vers la gare en respirant fort, le vieil homme qui parle à son caniche allons, presse-toi un peu mon petit pote, le groupe d’enfants qui braillent, les routards avinés non mais qu’est-ce qu’elle a celle-là à me regarder comme ça ?, le type à peau noire très beau qui porte un tee-shirt noir avec une tête de lion (magnifique, le lion) et qui chantonne My Lady Sunshine : tu es née sur une île sauvage, j’ai cherché là-bas ton visage, je te rejoindrai dans la nuit, si beau que les gens se retournent sur lui après son passage, se faufiler dans son sillage un moment avec le blues dans la gorge et se laisser imprégner (et même influencer) par la chanson d’amour, entendre soudain tout un tapage et même des cris, aussitôt penser qu’une personne a eu un malaise (pas étonnant avec la chaleur), à moins qu’il ne s’agisse d’une attaque terroriste, ou alors non c’est bien l’étudiant qui a fini par renverser un vieillard ou un infirme, avancer tout en filmant alors foule s’ouvrant et se refermant, agitations, rumeurs, zones d’ombre, ondes de chaleur, vélo comme un couteau dans le flot des gens, caméra de même finalement

Illustration : L’entrée du Christ à Bruxelles, James Ensor, 1888

9 commentaires

  1. Marie-Claudd Morote

    Je suis ivre d’avoir lu en une seule goulée tous ces mots grouillants de vies… Tu as ce don de nous balader, même dans une foule quasi inextricable et de trouver un fil d’Ariane nous ramenant toujours à l’essentiel du Verbe… Merci

  2. L’impression de foule, de multitude est remarquable. Celle du destin et du « chacun pour soi » aussi. Bonne idée d’avoir choisi le tableau d’Ensor, ça cadre pile avec le texte.

  3. Oups! sortir de cette foule, vite. Les mots m’ont étourdis. Ensor était remarquable pour représenter les foules, tu as été à sa hauteur pour nous la commenter.
    Quel exercice, merci Françoise

  4. Jacqueline Vincent

    D’une impression générale à l’individuel une ruée de gens et de mots pour un exercice qui passe par le visuel d’une foule que tu mets en scène dans la particularité de chaque élément. Bravo pour le tempo et la virtuosité d’une langue au rythme endiablé qui me laisse le souffle coupé !!! à lire et à relire donc…pour en apprécier chaque personnage.

  5. Hormis les faciès les tenues vestimentaires et le décor des rues on se croirait dans une ville en Inde. Les termes de ton texte y seraient très adaptés. Le flux, la vague, les mouvements de toutes sortes, tout y est décrit, explicité à merveille.
    Merci Françoise.

  6. Répondre à vos échos enthousiastes alors que je me demandais si je devais publier le texte entier… je redoutais qu’il soit trop long pour lire sur l’écran, trop tortueux… eh bien vous me dîtes le contraire…
    La tentative était d’écrire comme dans un film, caméra devenue narratrice, avec vision surplombante, puis se laisser happer par le flot…
    Merci à vous tous pour vos lectures et vos mots en retour !

  7. elianeberthelot

    texte différent de ceux que tu nous donnes d’habitude, multitude de mots, du mouvement, de la couleur, c’est un véritable tableau très fort, et à travers cette foule semble planer une imperceptible inquiétude..les jours vécus….
    Bravo Françoise continue.

  8. La foule nous emporte, comme ton texte nous transporte. Et Ensor, comme une évidence, en contrepoint. Merci.

  9. Point de vue où l’immobile se déplace. Un monsieur très beau, marchant peut-être comme un cours d’eau file. Des enfants empreints de lenteur. Et des gens lents se déplaçant vite. C’est déjà l’effet d’un film, et c’est dès lors le début d’une écriture contemplative où tu te places en hauteur, puis plonges.

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