Une proposition d'atelier m'a reconduite vers cette enfant née six ans avant moi, qui est donc ma sœur et que je n'ai que peu connue... peut-être là les prémices de ce texte-récit-roman que je veux lui consacrer depuis longtemps...
Tu es seule, assise par terre dans le jardin. Tu sembles manipuler un petit objet. Tes doigts sont un peu courts, maladroits, tu ne parviens pas à faire ce que tu voudrais mais tu ne t’énerves pas. Tu caresses l’objet, tu le lèches, tu le suces. Le temps n’existe pas pour toi en cet instant. Un monde familier t’entoure dans lequel tu as tes repères. Quand tu veux te redresser, tu pousses un cri rauque. Peut-être qu’on se demande où tu t’es cachée, alors ton cri rassure.
Tu as quelques jouets bien à toi, une espèce de poussette pour promener tes deux poupées. De récupération certainement. L’armature est rouillée par endroits et le tissu déchiré mais tes poupées sont contentes. Et tu vas ainsi avec ta poussette et tu sillonnes les allées du jardin. Tu leur montres les arbres et les herbes en émettant des sons joyeux qui ressemblent à des mots.
Tu n’as pas encore de vocabulaire et tu as du mal dans la prononciation de certaines syllabes. Tu comprends certainement tous les mots qu’on t’adresse mais toi tu ne peux pas les prononcer. Dans ton regard cette impuissance que tu reconnais et ressens comme part de toi, cette tristesse infinie.
Tu es prisonnière de ton corps incomplet, ou plutôt déformé, hors normes à cause d’une malformation congénitale — une chose qu’on n’a pas envisagée tout de suite. À un moment donné de ton développement, tu sais que tu es différente des autres et tu en souffres. Tu vois les enfants qui s’amusent et participent à la joie du groupe. Tu te sens seule dans ta peau trop blanche et tes yeux trop plissés. Tu te réfugies dans les parages de ta mère qui veille beaucoup sur toi.
Ah cette langue qui sort de ta bouche et que tu ne peux maîtriser. Rentre ta langue, dit maman. Un acte difficile à cause de la laxité ligamentaire de tes muscles. Tu ne veux pourtant pas la décevoir. Tu t’appliques à le faire. Tu cherches l’amour dans ses yeux à elle pour le faire plus longtemps, pour tenir encore. Elle te prend dans ses bras et te serre contre elle.
Tu te tiens aux aguets près de la porte de la cuisine, tu sais qu’il va rentrer bientôt. Tu as posé ses chaussons à côté de la cuisinière à bois. C’est l’hiver, le jardin est nu, les arbres figés. Tous les soirs d’hiver tu le fais pour lui. Tu l’attends près de la porte. Quand il franchit le seuil, tu t’avances et tu lui tends ses pantoufles tiédies par la proximité du feu, tu es si heureuse d’avoir inventé ce geste d’accueil, tu veux tellement lui faire plaisir. Il les prend, hoche la tête. Il préfère quand tu restes dans la maison, il ne supporte pas le regard des gens sur toi. Trop dur pour lui, tu sais.
Tu es sur la photo dans les bras de ton père, tu lui tiens le cou dans un geste émouvant. Il a plié ses genoux et t’a déposée les pieds dans l’eau. C’est marée basse, foule de petites mares se sont réchauffées au soleil. C’est bon pour toi les bains de mer, le docteur l’a dit plusieurs fois. Alors ils t’emmènent souvent à la plage, dès qu’ils le peuvent, dès que ton père a du temps, le dimanche surtout. Il arrose tes jambes gentiment, il réajuste ton chapeau blanc, te donne un petit seau pour y déposer des bigorneaux et des coquillages. Il le fait avec toi. Il n’a jamais été rude, presque doux dans l’approche de ton corps fragile. Pour une fois il oublie le monde autour.
Mais qui es-tu, petite fille, petite sœur ? Qui es-tu pour détenir tant de bonté en toi et développer tant de clairvoyance ? Tu ne peux imaginer ce qu’est le monde en vérité. Si tous les êtres étaient aussi bons que toi, la vie sur terre serait infiniment plus douce. C’est un dimanche matin. Tu manipules des cubes en bois, tu n’y parviens pas bien, on veut t’apporter de l’aide mais tu refuses. Tu dis : « ma sœur, elle sait ». Tu préfères te reposer sur cette fillette haute comme trois pommes qui tient à peine sur ses jambes et ne peut encore se souvenir. Tu as totale confiance en elle. Elle est ta sœur, elle est ton trésor.
Tu es dans le lit blanc. Ton visage est gonflé, tes yeux humides presque fermés. Tu as mal à tes jambes. Maman te pose des compresses chaudes pour calmer le mal, tu t’agites, elle caresse ton front, tu gémis, elle te fait boire un peu d’eau. Il n’y a pas de remède, elle le sait, pourtant elle espère et elle tiendra jusqu’au dernier jour, jusqu’à ton dernier soupir. La tempête est violente. Tu lui souris, tu tends les bras pour attraper son cou. Un long moment dans cette tension. Tu gémis à nouveau. Tu as si mal. Elle fait tout ce qu’elle peut, elle s’acharne, elle s’ingénie à trouver des méthodes pour te soulager. Elle ne dit pas « Je t’aime », elle ne sait pas le dire mais tu le ressens, tu le comprends. C’est exactement ça qu’elle devrait dire, c’est si fort entre vous et ça prendrait toute la place si elle le disait. Elle sait pourtant que tu n’as plus beaucoup de jours. Enfin tu t’endors. Elle reste là, assise tout près. Souvent elle te tient la main, caresse ton front. Tu respires par saccades. Tu respires.
Photographie : Marée basse, côte de Jade, F Renaud
quel beau texte et tellement émouvant, plein de sensibilité, d’amour.
trés réaliste, on voit les personnages , on ressent leur émotion, mais aussi la tienne qui vient du plus profond, de ton moi…..très fort
Beau, comme à ton habitude … mais tellement poignant… et puis, tout d’un coup, pas de la joie, non, bien sûr que non, mais un sentiment de grâce. Comme tu le dis si bien… « si tous les êtres étaient aussi bons que toi … ». trop magnifique.
Oh merci doux amis, merci de votre écoute, de votre présence…
des choses fortes reviennent de loin en ce moment, toujours l’effet du temps qui nous prend à revers
Merci pour votre passage…
Un texte fort… et fort émouvant… depuis le livre de ma mère, tu n’avais plus abordé le sujet. Il fallait sans doute du temps et des épreuves pour que tu puisses libérer tes souvenirs et sentiments intimes….
Oui peut être les prémisses d’un prochain beau livre…..
Très fort ce texte, tu as sorti tes tripes.
Des moments que tu veux garder, qui font partie de ta construction, de ta famille. Une sœur c’est précieux et c’est toute une histoire comme tu la décris si bien, même si tu était si petite, ça reste un souvenir inoubliable et sacré que tu ressors… dans les moments difficiles.
J’espère que tu arriveras à en faire un nouveau beau livre.
Cette grande soeur diminuée dès son premier cri et à la vie si courte, comme tu sais bien nous la restituer, Françoise, et aussi cette tendresse attentive de ta maman, celle bourrue mais bien présente du père, tout cela sous ton regard de jeune enfant, marquée pour toujours.
Texte remarquable de simplicité et d’émotion. Merci, chère Françoise.
Ce sera un très bon livre.
Ton personnage, cette grande sœur, est à la mesure du travail que tu projettes.
Elle est là, tellement présente et pour toujours dans l’infini de ton cœur…
Tu nous permets d’approcher cette grande petite sœur avec un regard tendre et attentif..
L’amour a ce pouvoir de redonner vie à ce qui n’ est plus dans notre dimension.. . Les mots hologrammes t’habitent et nous touchent jusqu’aux larmes…
Un texte tellement personnel où les souvenirs affleurent comme une vague d’amour où un regret se faufile entre les mots, comme une peine lourde si lourde à porter… »L’enfance a tout sauf ce qu’on lui prend ». Les grands vents du large ont emporté la douceur et l’innocence… Aujourd’hui le souvenir « d’un doux regard » remonte des abysses, déferlant comme une urgence sur la page blanche avec les grandes marées. Jacqueline.
Elle était faite d’amour, elle en donnait, elle en cherchait. Son petit corps incomplet en avait besoin autant que tous les soins prodigués par les siens.
Texte fort émouvant d’une soeurette imprégnée des souvenirs de son enfance.
Merci Françoise
Je viens de lire ce que tu écris chaque jour et comme d’habitude c’est magnifique, je pense beaucoup à toi
Martine de St Laurent le minier