Tu cherches l’amour dans ses yeux

Une proposition d'atelier m'a reconduite vers cette enfant née six ans avant moi, qui est donc ma sœur et que je n'ai que peu connue... peut-être là les prémices de ce texte-récit-roman que je veux lui consacrer depuis longtemps...

Tu es seule, assise par terre dans le jardin. Tu sembles manipuler un petit objet. Tes doigts sont un peu courts, maladroits, tu ne parviens pas à faire ce que tu voudrais mais tu ne t’énerves pas. Tu caresses l’objet, tu le lèches, tu le suces. Le temps n’existe pas pour toi en cet instant. Un monde familier t’entoure dans lequel tu as tes repères. Quand tu veux te redresser, tu pousses un cri rauque. Peut-être qu’on se demande où tu t’es cachée, alors ton cri rassure.

Tu as quelques jouets bien à toi, une espèce de poussette pour promener tes deux poupées. De récupération certainement. L’armature est rouillée par endroits et le tissu déchiré mais tes poupées sont contentes. Et tu vas ainsi avec ta poussette et tu sillonnes les allées du jardin. Tu leur montres les arbres et les herbes en émettant des sons joyeux qui ressemblent à des mots.

Tu n’as pas encore de vocabulaire et tu as du mal dans la prononciation de certaines syllabes. Tu comprends certainement tous les mots qu’on t’adresse mais toi tu ne peux pas les prononcer. Dans ton regard cette impuissance que tu reconnais et ressens comme part de toi, cette tristesse infinie.

Tu es prisonnière de ton corps incomplet, ou plutôt déformé, hors normes à cause d’une malformation congénitale — une chose qu’on n’a pas envisagée tout de suite. À un moment donné de ton développement, tu sais que tu es différente des autres et tu en souffres. Tu vois les enfants qui s’amusent et participent à la joie du groupe. Tu te sens seule dans ta peau trop blanche et tes yeux trop plissés. Tu te réfugies dans les parages de ta mère qui veille beaucoup sur toi.

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depuis qu’il a chuté de l’arbre

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Le rideau est presque tombé sur la scène où vit et a vécu mon père.  Enfin c’est pour bientôt, on ne sait pas quand. Dans quelques jours quelques semaines ou plus. On ne peut pas dire.

Depuis qu’il a chuté de l’arbre il y a trois semaines, abattu dans l’herbe au pied de son échelle, on est aux aguets. On épie la moindre amélioration de son état — pour le moment il n’y en a pas. L’homme est brisé. Il ne se lève plus ou guère. Seulement un court moment pour gagner son fauteuil ou s’assoir à la table, manger la soupe ou le plat de légumes. Ce qu’il peut manger.  Parce qu’il a du mal avec ses dents, les mauvaises, les manquantes. Alors seulement de la soupe, du yaourt, des fruits cuits. Continue reading →

Tirer de l’oubli

p1030380

J’ai tiré du silence des images.

Vieilles.
En noir et blanc. Parfois couleurs passées très douces. Des roses, des sépias. Un peu floues.
En ouvrant l’album de famille à même sur mes genoux.
Sa couverture en cuir rouge. Odorant.
J’entendais les voix venir, tout doucement se mêler. Des voix à l’accent de la campagne. Aussi des mots, des appels. Des cris encore. Des pleurs. Et des chansons connues par cœur depuis longtemps.

J’ai tiré de l’oubli des visages. À chaque page.
Des gens quand ils étaient enfants. Des gens tout proches — parents, sœur, frère, cousins. Je les reconnaissais. Et plus loin encore, au-delà de ma naissance. Des fragments intacts tirés de l’histoire de notre tribu comme des tisons encore vivants hors du feu. Tous ces sentiments que l’existence leur avait procurés en bon comme en mauvais. Je pouvais les lire à travers les photos, je pouvais les sentir rien qu’en tournant les pages. Ô chers visages incrustés dans ces bouts de carton glacé dentelé. […]

Texte complet à paraître dans un recueil de textes sur l’enfance
Illustration : photothèque de l’auteur