Elle voit les bâtiments et elle pense aux gens, comme un renversement — la pierre et la chair, le dur et le sensible. Elle a vingt ans même pas. Elle a voyagé depuis l’ouest en autostop, il a fallu du temps. Fatigue sans doute. On vient de la déposer au cœur de la ville à l’heure du déjeuner, il a fallu faire vite, voiture prise dans le trafic, les autres s’impatientaient derrière. Elle a attrapé son sac à dos. Salut de la main, merci. Elle ressent l’ambiance chaude et l’espace grouillant de voitures. Au centre de l’espace ovoïde cerné de drapeaux, une fontaine entourée de fleurs rouges. Auvents bleus. À la terrasse d’un café, un homme en train de fumer la regarde. Il a des yeux d’ébène. Elle se détourne, avise le ciel limpide, éprouve un bref sentiment de solitude. Elle a choisi cette ville du sud pour étudier les sciences (première de la famille à le faire, c’est quelque chose). Sa vie est jeune, elle n’a aucune idée de ce qui l’attend et s’enivre de découvrir une cité nouvelle. Façades grandioses, enseignes de cinémas, boutiques luxueuses, théâtre et bars chics. Les gens lui semblent différents de ceux qu’elle connaît : vêtements, langage, nonchalance. Elle ne s’attarde pas, attrape un bus pour gagner les quartiers de l’Université.
Quelques années écoulées. Nuit. Lumières moins cruelles que le jour, surtout en été. La place a changé d’allure. À quelques pas, ruelles clandestines avec bars, boîtes, cafés, petits restaurants pour étudiants. Elle connaît par cœur les sens de circulation dans la vieille ville, navigue avec sa petite voiture qui ne craint pas de frotter les murs, connaît les bons coins pour se garer. Toujours un dîner, une fête quelque part, un concert. La ville abrite les idylles d’un soir. Elle garde l’image de déplacements en groupes d’un bord à l’autre de la place et celle d’un couple âgé qui marchait à petits pas en se tenant la main.
Aujourd’hui tout a été remanié. Plus de voitures — déviées vers un tunnel. Ce qui s’impose, c’est la présence du ciel, la circulation cadencée des tramways et la multitude des passants. Ils marchent dans tous les sens plus ou moins vite, ils entrent et sortent par des portes vitrées, la place est comme une vaste étoile sans cesse martelée sillonnée dans un sens puis dans l’autre. La pierre utilisée en dallage devient glissante quand il pleut, il faut se méfier. Auvents colorés des nombreux cafés restaurants aux alentours du théâtre et à continuer vers le musée. Les serveurs jonglent à traverser les rails du tram pour servir en terrasse. Juchées sur leur socle moussu, les fausses Grâces (les vraies sont exposées dans le hall du théâtre) paraissent petites et un peu ridicules depuis que l’espace a été élargi, même si les amoureux et visiteurs en short s’appuient sur leur margelle pour y prendre des selfies. En arrière-plan, le ruissellement de l’eau dans les vasques.
texte écrit dans le cadre de l’atelier d’été 2018 Tiers Livre « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #24 : sur un et un seul des paysages fragmentés de la 23, le développer selon plusieurs positions temporelles précises d’énonciation, soit mémorielles, soit imaginaires…
Photographie : Françoise Renaud (Saint Guilhem le Désert), 2017
Montpellier m’apparait en lisant ton texte… Comme si j’y étais. Elle m’est restée gravée avec sa grande place , ses tramways, et ses pavés que j’ai embrassés après une glissade douloureuse… Et puis ce grand café où un accordéoniste de passage chanta « juste pour moi, bien sur » – Besame Muccio… Il a eu droit à un bon pourboire pour un refrain de plus !!! Un air de vacances lointaines pour des amours oubliés…
Encore une belle balade, les bons mots sur les lieux reconnus.
Un beau texte qui, comme souvent demande à en lire davantage, comme si on attendait toujours la suite.
Et puis le temps a passé et le décor a changé il changera sans doute encore… matière à écrire encore et toujours.
Toujours les souvenirs qui ressurgissent, un détail que l’on avait oublié… mais les lieux, les personnes ont changé et nous que sommes nous devenues ? Plus sages, moins fougueuses, mais je crois que les années de notre jeunesse restent gravées dans nos mémoires, sont-elles plus fortes que les autres ?… où le veut-on ainsi…
Oui la ville comédie évolue. Reste une constante les filles y sont toujours aussi jolies . Regard fatal. Une peau pas banale qui renvoie aux Antiquités. Ville des cycles ville des Cyclades