tout un été d’écriture #18 | bégayer

il lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien), ensuite plus rien
c’est terrible, plus rien, le vide le néant… en fait elle n’est plus très sûre, peut-être qu’il lui avait envoyé le bracelet dans un colis avec de l’encens qui avait mis des semaines à arriver
oui c’est ça, il lui avait envoyé un bracelet en argent (d’ailleurs elle l’a toujours), un bracelet magnifique, trois liens souples reliées en trois points par des petites pièces sculptées en forme de fleur sans compter la fermeture plus élaborée en triangle, d’un genre en vogue à l’époque, vraiment magnifique (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui se dévisse, en dépit de quoi elle n’a jamais songer à s’en séparer, à le vendre pour son poids d’argent) ensuite plus rien… sans comprendre encore pourquoi on s’assemble et on se sépare si douloureusement, mais maintenant oui elle comprend, la vie a séché une partie de la rive de ses veines  — pour lui pareil sans doute –, comme une grève stérile et fracturée, seulement remuée par les marées exceptionnelles, hors de portée, intime… elle y pense, elle pense encore au fait qu’il lui avait rapporté ce bijou, c’était tout de même hardi dans son état de partir au Népal avec quelques dollars et le désespoir en poche mais il voulait voir les montagnes blanches…
il lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien)
elle va le chercher dans la boîte tibétaine où elle l’a rangé, parce qu’elle sait exactement où il se trouve, le sort, le regarde, le pose sur son bras… fascinant, il est comme il a toujours été, comme il était le jour où il l’avait repéré sur cet étal crasseux, choisi dans la pensée d’elle (il y a la goupille qui ne tient plus très bien, le pas de vis est faussé, longtemps qu’elle ne le met plus pour ne prendre elle le risque de le perdre)
une chose est sûre, il l’avait acheté rien que pour elle, en argent, pas le moins cher, au contraire l’un des plus beaux de la boutique exposé au milieu des guirlandes de jasmin, des mâlâs à cent-huit grains, des pots en bois et des statues noires (elle l’a toujours gardé, préservé dans un joli coffret en métal orné de cabochons en pierre), elle sait exactement où il se trouve tout comme le visage de Josh en train de fumer une Marlboro avec ses yeux d’enfant et ses mains triturant le paquet : dans une niche de mémoire — comme une expansion d’elle –
il lui avait envoyé un colis de Katmandou : bracelet, chemise colorée, paquets d’encens, ou plutôt non il avait rapporté le bijou à son bras et il lui avait donné de façon très simple, c’était la dernière fois qu’ils s’étaient vus (le bracelet toujours dans son coffret à cabochons avec sa goupille qui ne tient plus très bien, du coup elle évite de le porter mais le garde quand même, impensable de s’en débarrasser ou de le perdre), ensuite plus de nouvelles, plus rien du tout, plus rien

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La propositions d’écriture (en 20 minutes) / #18 : la magie d’un tel atelier, c’est ce qu’il fait advenir de langue — en 17 prises d’écriture, il y a forcément une phrase de vous qui vous a surpris, dérangé, étonné — résistive par sa syncope, sa couleur, voire sa maladresse apparente — alors partir de cette phrase, et elle seule, et la bégayer jusqu’à extraire son grain nu — la singularité même de ce qui émerge de voix, hors de vous et pourtant vous

Photographie Françoise Renaud, 2018

tout un été d’écriture #17 | notion d’obstacle

[attendre de savoir ce qui va revenir de l’arrière, ce qui va remonter de la mémoire qui brûle d’instants graves — obstacles, fissures, échardes, incidents, anicroches qui ont enrayé le mécanisme du présent — avec la curiosité qui pousse à explorer cette masse effrayante de temps pareille à l’océan en tourmente]

par exemple elle avait un amant qui s’appelait Josh, jeune et trop amoureux, il aimait le rock, Pati Smith, Brian Eno, les batteurs de folie, il achetait des disques presque tous les jours et il fumait des Marlboro, il étudiait dans la même branche qu’elle et il ne la quittait pas d’une semelle, venait dormir au numéro 9 toutes les nuits si bien qu’elle lui avait prêté un trousseau de clés, mais au bout d’un moment elle a commencé à étouffer vraiment et elle a ébauché un pas de côté, elle l’a renvoyé dans sa piaule en lui réclamant les clés du numéro 9, il n’a pas supporté, c’était affreux pour lui, sa bouche se tordait de douleur, il a commencé à sillonner la ville pour savoir où elle sortait le soir, avec quels amis, à quel concert elle assistait, il était comme fou, il roulait sur les boulevards à la même vitesse que sur une autoroute, toute la ville était devenue un labyrinthe complexe où elle se cachait et où il courait pour la rattraper, et Josh prenait des substances illicites, tout son corps était rouge et rempli de colère mais elle demeurait intraitable, ne voulait plus de lui, il lui arrivait de rester dans la ruelle à épier sa fenêtre jusqu’à cette nuit terrible où elle s’était réveillée et l’avait découvert debout à côté du lit, il l’insultait, il avait un tesson de bouteille dans la main, il était ivre et noir, il voulait savoir avec qui elle couchait, il était ivre, hors de lui-même (il avait dû faire un double des clés pour rentrer comme ça ou alors s’était introduit par les toits et les courettes), il avait tant de violence en lui qu’il l’avait agressée avec le verre (elle avait failli perdre un œil), une fois rentré à sa piaule il s’était ouvert les veines, une crise de délire avaient dit les médecins qui l’avaient convoquée pour en savoir davantage sur le garçon et mieux le soigner, lui conseillant de ne plus jamais lui ouvrir la porte du numéro 9 (ce qu’elle avait fait), l’été suivant il était parti à Katmandou pour montrer qu’il pouvait se débrouiller sans elle, il lui avait envoyé un aérogramme où il racontait la ville singulière aux mille stupas, disait qu’il se sentait seul dans l’auberge de Freak Street, et lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien), ensuite plus rien

par exemple ce chat qui s’appelait Loup et qui logeait dans un appartement voisin, il était très beau, pelage angora blanc avec des rayures grises, ventre absolument blanc et doux, il venait sur sa terrasse l’après-midi s’étendre, il aimait l’ombre changeante de la treille et le mouvement des insectes mais il demeurait craintif à son égard quand bien même il connaissait bien son pas et ses gestes, du coup elle n’essayait pas trop de l’approcher parce qu’elle voyait qu’il avait tendance à s’effrayer sitôt que quelque chose bougeait rapidement à son voisinage, Loup connaissait par cœur l’enchevêtrement des toits du quartier, les pans inclinés, les antennes, les gouttières, les morceaux de jardin, les recoins de muret, les escaliers, il faisait partie de cette ville qu’il avait amadouée à sa manière, tout de même elle voyait bien qu’il ne ressemblait pas tout à fait aux autres chats, il avait du mal à s’abandonner, à fermer les paupières, sûrement qu’il s’était habitué aux rumeurs de son appartement puisqu’il venait souvent jusqu’au seuil et quand il disparaissait de plusieurs jours il lui manquait jusqu’au moment où il avait vraiment disparu, elle avait dû attendre de croiser son maître, un type rustique qui empruntait une passerelle entre deux escaliers à portée de voix de sa terrasse pour rentrer chez lui, qui lui avait expliqué que Loup s’était fait happé par une voiture parce qu’il était sourd, un chat magnifique qu’elle n’a jamais oublié

par exemple cet accident arrivé dans le gymnase au bout de la rue de la Garenne par une journée d’hiver : entraînement avec l’équipe de filles de volleyball, retombée de smatch, ligaments de cheville rompus (souvenir de l’eau glaciale qui coulait sur son pied gonflé dans le lavabo du vestiaire, bientôt violet, impuissant à bouger), une intervention avait été décidée pour le lendemain, en attendant nuit avec antiinflammatoires au numéro 9, on viendrait la chercher à 8 heures, oui mais il avait neigé une grande partie de la nuit (ce qui est très rare dans cette ville), un fait exprès pour compliquer sa position, si bien qu’il avait fallu sculpter les marches de l’escalier enseveli, une par une, ménager des niches suffisamment confortables pour y poser son pied valide, et elle avait sauté en se tenant ferme à la rampe avec la peur de se ramasser, drôle de périple, douleur froid neige petits jardins blancs

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (en 20 minutes) / #17 : jusqu’ici, le narrateur n’a jamais interagi avec le réel dont il fait récit : et si on retrouvait trois épines, fissures, cassures, événements hors de sa volonté propre, trois fois où ce réel a littéralement fait obstacle au narrateur ? –- une autre manière alors d’enter en rapport avec le fragment de ville à la source du récit

Photographie Françoise Renaud, 2018

tout un été d’écriture #15 | le je qui tu

tu m’as demandé une cigarette, c’est bien ça ? pour partager moi et ma copine, c’est ce que tu as dit… comme s’il ne suffisait pas d’une seule à se ruiner la santé… comme si c’était un argument suffisant pour que je cède — au cas où j’en aurais sur moi, des cigarettes –, parce que tu en as trop envie, tu as dit ? tu ne peux pas attendre, tu flippes trop, et puis tu as ajouté que vous attendiez quelqu’un et ça risquait de ne pas très bien se passer, aussi fumer une cigarette ça vous détendrait et ça permettrait d’attendre tranquillement, tout ça tout ça, et ce serait tellement gentil de ma part, oui j’ai bien compris… mais tu as l’air si jeune… je me demande où tu te niches dans cette apparence de poupée japonaise, je me demande ce que tu manges pour avoir des poignets et des jambes si maigres, surtout lestées de drôles de chaussures (à semelles compensées d’au moins dix centimètres), le moindre billet qui te passes dans les doigts, tu le dépenses en futilités — collier, fard, fringue –, un rien te va, un bout de jupe, un string, tu penses bien, pas de ventre, pas de seins, toute la chair réduite au maximum pour rentrer dans les habits… mais dis donc, tu pourrais être ma fille vu ton âge, Continue reading →

tout un été d’écriture #13 & #14 | en attente ; silhouettes

deux épisodes du cycle 2 :  FLOTTEMENTS, RENVERSES

en attente

Attendre dans les jardins du haut de la ville, ne rien faire, s’assoir, regarder la ville répandue autour. Peut-être qu’on n’a jamais pris le temps de le faire avant. Peut-être qu’on n’a jamais remarqué qu’il était possible d’observer tous les points de l’horizon depuis ces remparts construits par l’un ou l’autre de ces monarques qui ne rêvaient que de grandeur. (La solitude permet de voir, de sentir les choses du dehors qui pèsent peu à peu et rentrent dans les yeux.) Voir l’humanité qui marche, se promène, traverse le parc, voir les oiseaux qui logent dans les parages, les vents qui passent, voir tout autour. Un couple vient de s’assoir sur le banc à côté, ils se tiennent la main. Lui courbe le cou et s’approche d’elle comme un oiseau. On voit qu’elle n’a rien contre mais elle est timide, son premier amour. Ou alors elle n’est pas sûre de son attachement. Ils restent un bon moment puis se lèvent, se dirigent vers le grand portail aux dorures récemment rénovées. Les quitter des yeux, les abandonner une fois sortis du cadre. À partir de ce point, tout ce qui arrive est imprévu, se dessine juste à cause de la lumière ou de l’ombre, à cause du hasard des marches qui se croisent ou non, rapides ou non, des trajectoires qui se rejoignent puis s’écartent. S’approcher du point de vue tout en haut, sorte de Trianon entouré de grilles métalliques. De là voir l’aqueduc qui tranche plein ouest à travers les faubourgs, construction de grande ampleur — l’un des points de repère de la ville. Des touristes viennent jusque-là pour se prendre en photo. Se retirer alors, laisser la place, conduire ses pas vers les grands magnolias, remonter par une enfilade d’escaliers rongés pour longer à nouveau l’épaisse muraille côté nord, voir la ville qui s’étend de ce côté au-delà des flèches de la cathédrale, blocs d’immeubles mêlés de verdure. Tout dépend de la saison. La tramontane peut souffler très fort l’hiver en cet endroit — intenable. En été on pourrait s’attendre à rencontrer du monde puisqu’il y fait plus frais — par conséquent on y respire mieux –, eh bien non. Ce doit être à cause de la lumière justement, moins solide. Ressentir la solitude, le manque des autres, rejoindre alors les bancs sous les sycomores autour de la statue du monarque à cheval, là où on peut s’attarder même sans parler, même seul sans avoir l’air idiot. Revenir le lendemain, ou le samedi suivant. Observer le bal des martinets frôlant le grand bassin avant le coucher du soleil les soirs d’été. Un exercice de haute voltige pour récupérer leurs quelques gorgées d’eau nécessaires. Vers le sud — lumière toujours plus intense qu’au nord — apercevoir la mer, liseré bleu sous le ciel fort. Sentir combien la ville n’est pas loin de la mer, le mesurer. Les gens d’ici s’y rendent pour se dorer la peau et se baigner quand il fait chaud quelle que soit la classe sociale — la présence de la mer à une quinzaine de kilomètres compte pour les habitants de la ville. Mais il faut traverser des quartiers brûlants, immeubles sans caractère en enfilade. Il y a foule sur les périphériques, au touche-touche en pleine canicule, ça brûle dans les voitures, et puis jamais de place pour se garer sur le front de mer sinon tôt le matin. Mieux vaut regarder le liseré bleu depuis les jardins, se le dire à l’intérieur de soi, se dire qu’on est bien dans ce parc avec la ville répandue autour, d’autant qu’on peut y venir autant qu’on veut puisqu’on n’habite pas loin finalement. Observer l’évolution des feuillages, la circulation des nuages, la dégradation progressive des pierres là où les chaussures frottent, la poussée des bourgeons, la chute des feuilles, la poussière soulevée par rafales, l’avancement des travaux de réfection des statues. Se dire qu’un espace aussi dégagé est exceptionnel : terre mer ciel. Avoir le sentiment de rêver à demeurer ainsi au-dessus des zones construites. Souvent des gosses font du vélo, jouent à celui qui va le plus vite. Ils rient. Ne pas parler, regarder, attendre, surveiller les enfants du coin de l’œil au cas où l’un d’eux se ferait mal, suivre la trajectoire du soleil, changer de place en fonction de l’heure, se remémorer le chemin du retour, énumérer les noms des rues à emprunter. Beaucoup passent par le parc, plus pratique pour gagner les quartiers de l’aqueduc depuis le centre ou inversement – un itinéraire pas forcément indiqué sur les cartes, sorte de flux continu entre ceux qui passent, ceux qui attendent quelqu’un, ceux qui lisent, ceux qui ne font rien et regardent autour la ville répandue.

 

silhouettes

Circulations incessantes. Et pas la première fois qu’il passe par là, toujours pressé, toujours affairé. Étrangement habillé et coiffé, maniéré. Il suit une ligne droite entre le bassin et le portail principal, ne déroge pas d’un centimètre. Il est comme ça. Il va au marché, chez quelqu’un, au bureau, à la Poste comme s’il défilait sur un plateau de mode. En tout cas il sait où il va. Ce n’est pas comme celui-là en blouson de cuir qui traîne avec son gros chien qui n’a qu’une envie, courir courir. Il le retient d’une courte laisse, lui parle durement – on n’aime pas trop voir ça. Pour un peu il serait prêt à le lancer, son animal féroce, après cette fille juchée sur des talons, maquillée, l’air complètement ailleurs (elle ressemble à un personnage de manga). Petit sac rose en tissu porté près du corps comme un vêtement. Le même que celui de sa copine — nettement plus petite et moins belle. Les deux filles s’écartent du chien, s’arrêtent près de la statue et sortent leurs téléphones pour se donner un genre. Un vieil homme à chapeau a fait escale sous un arbre, il les regarde en hochant la tête. À ses pieds un cabas avec du pain qui dépasse, un journal. Drôle de monde quand même. Qu’est-ce qu’il attend lui maintenant de sa journée, de sa vie ? Il ne veut pas y penser, se frotte le front, regarde le sable sous le banc, avise un papier de bonbon qu’il ramasse. Un américain en short, une carte dépliée à la main, vient lui demander sa route, mais il ne comprend pas sa langue. Désolé. Finalement nombreux au mètre carré aux heures de grande lumière.

 

textes écrits par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Les propositions d’écriture (en 20 minutes) / #13  : un point précis de la ville, et laisser faire le temps, ce point livré à son ordinaire… / & #14 : et dans le lieu défini au 1er cycle, faire exister 5 silhouettes juste ébauchées, faire en sorte que la brièveté d’évocation les rende le plus concrètes possible

Illustration : carte de l’état-major (1820-1866) – site Remonter le temps

tout un été d’écriture #11 | lieu non lieu

atelier d’été de François Bon « CONSTRUIRE UNE VILLE AVEC DES MOTS » : après un cycle d’ouverture  » UN RETOUR », débute ici le cycle 2 intitulé FLOTTEMENTS, RENVERSES

Tout près, dans une rue du vieux centre, une vitrine pas bien large, pas bien alléchante vue comme ça. Rien que pour les connaisseurs, les amateurs de papier, les collectionneurs, les fauchés qui aiment trop les livres, les amoureux des formats poche, les feuilleteurs de revues, les amateurs de livres d’art trop lourds trop chers à consulter sur place. Vitrine discrète d’environ cinq mètres de large, pas plus. En enseigne un nom propre : sûrement le nom du premier propriétaire décédé, remplacé par son fils, voire son petit-fils, ou alors lieu cédé à un passionné du même genre. Pas d’horaires d’ouverture. On passe devant. Si le rideau est levé, on entre. La porte à se faufiler.
Au milieu du fatras un homme au teint pâle, cheveux frisés, habits classiques. Accoudé à une table il est plongé dans un livre ou manipule des dossiers. Silence, pas de musique, rien que craquements d’étagères franchement trop chargées. Couche de poussière conséquente – impossible à éradiquer. Et puis toujours quelques clients habitués qui fouinent sans faire de bruit.
On ne les remarque pas tout de suite. On tourne autour des piles d’ouvrages en équilibre, on a peur que tout s’effondre et on serre ses coudes au plus près du corps. On s’excuse si jamais on doit se croiser au milieu d’un même rayon. On lit les étiquettes au-dessus des étagères : histoire régionale, peinture, romans policiers. Quand on a quelque chose de précis à demander, un titre, un auteur, on dérange l’homme qui lit. On ose à peine, on murmure. Selon le sujet il peut se montrer intarissable. Il sait parler de livres mais aussi des peintres d’ici (ceux qui ont marqué l’histoire ou non), des galeries, des collections précieuses. Au fait quand vous trouverez des romans japonais, vous pourrez me les garder ? Oh s’il-vous-plaît ! Regardez là, juste en bas, oui là. Oreiller d’herbes. Prenez-le, je vous fais un tout petit prix. On est tellement contents d’avoir trouvé un trésor.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (en 20 minutes) : choisir, quelque part dans la ville, une de ces petites bulles d’intérieur qui sont aussi des espaces publics, et la faire exister telle quelle, comme nous la vivons tous…

Photographie : Françoise Renaud, juin 2018

tout un été d’écriture #10 | compte triple

La ville étrangère – une parmi d’autres — revient au premier plan, solidement attachée à l’appartement, lieu de repli bienheureux après le voyage (plusieurs allers et retours en peu de temps vers l’Orient tant elle était fascinée). Les lieux se superposent et se connectent dans les mémoires : c’est là que la vie se crée, bien réelle, bien ancrée, en même temps que le souvenir. Chaleur, moiteur, grouillement humain, moustiques, bruits toute la nuit, parfums ignorés. Elle cherchait l’important. Elle cherchait, ressentait, pores dilatés. Elle volait les odeurs comme on vole des pommes sur un marché à cause de la faim, une grande faim qui la poussait hors cadre. Les odeurs lui entraient dans le corps par la peau, la bouche, nourritures nouvelles alimentant ses fluides.
Odeurs : épices — clou de girofle en particulier –, fleur de frangipanier, vents salés du détroit de Malacca, voiles repliées des bateaux Bugis, sueurs, ordures, eaux sales, friture (partout ça cuisine, matériel de fortune sur des étals improvisés), carapaces de crevettes en décomposition.
Toucher : sueurs — la sienne et celle des autres –, skaï des banquettes de bus collant aux fesses, coton de son pantalon (elle n’en avait qu’un seul, elle le lavait et le remettait aussitôt), sable blanc des rivages éloignés des villes, paillasse pour dormir, sable encore jusqu’à la mer roulant ses bosses depuis l’Antarctique, sable collé à la peau, lune pleine inondant le paysage.
Bouche : nasi goreng, légumes et piments, sel, cigarette, biscuits secs, amant d’une nuit, morsures, goût de vie et de mort, fumées psychédéliques. Tout ce qu’elle aimait de l’effort à s’émanciper, du risque à pousser certaines portes, de la violence à se perdre – et même pour de bon s’il le fallait.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (en 20 minutes) : explorer la relation de l’écriture aux autres sens que la vue et l’ouïe : l’olfactif, le toucher, le goût, en 1 texte comme en 3…

Photographie : Françoise Renaud

 

tout un été d’écriture #09 | la bande-son

Retour dans la chambre avec grande fenêtre en prise directe avec la ruelle  (la ville, l’extérieur), reliée tout de suite à la cuisine puis à la terrasse quand la porte est ouverte, un lieu qui domine la terre des jardins confinés entre deux rangées de bâtiments, invisibles (le monde privé, l’intérieur). Le corps abandonné sur le lit revient d’une longue errance à l’étranger. Des agitations de ville tentaculaire persistent dans le cerveau et maintenant s’y ajoutent d’autres sons auxquels elle n’a jamais prêté attention, assourdis, cependant bien réels en arrière-plan et suffisamment précis pour être identifiés. D’abord ceux issus de l’espace urbain — claquements de portière, roulements de voiture, sirènes de police, klaxons, pas pressés dans la rue, pleurs d’enfant, roulement d’un bagage, aboiement de chien –, bruits coutumiers reconnaissables par n’importe qui, s’insérant dans les mailles du récent voyage. Comme une rumeur de fond. Et puis s’intercalent ceux de l’intérieur côté jardins qui glissent jusqu’à la chambre – de la même manière que la lumière –, qui décrivent la fin d’un été, d’une saison particulière où elle a connu des rivages secrets. Des bruits en général plus discrets (le corps détendu devient capable de les saisir, mieux encore dans un demi-sommeil). Crissement de poussière sur les marches de l’escalier (il n’a pas plu depuis longtemps), résonance de la rampe en métal sous la main, guêpes dans la treille, vent léger dans les pampres, chat en train de fureter, moteur d’aspirateur ou bribes de musique rock s’échappant d’un appartement voisin. Par-dessus bientôt, pépiements de passereaux d’espèces diverses qui fusent dans l’air à frôler les murs et la tonnelle, stridulations en continu sur plusieurs secondes, chuchotements indéfinis, musique de chaleur pareille à un bourdonnement lointain. Enfin un bruit sourd et déroutant qui par instants prend le pas sur les autres, fort et cadencé : celui du cœur. Le fluide rouge venu de l’amont se propulse vers l’aval par saccades, vers les zones périphériques de la chair pour les irriguer. Le corps couché s’est endormi au milieu des sons innombrables qui suivent chacun leurs courbes propres, accédant par le rêve à la tension cosmique aux variations inaudibles, une navigation à vue entre deux états, deux saisons, deux amours.

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé (en 20 minutes) : fermer les yeux, et voyager dans tous les sons et bruits, en se laissant flotter temporellement et spatialement, qu’on peut associer au lieu point de départ…

Photographie : Françoise Renaud, juin 2018

 

tout un été d’écriture #08 | il pleut

Il pleut sur la rue de la Garenne et la rue juste avant et la ruelle, lieu initial brusquement lavé lessivé par des flots torrentiels dont elle n’a pas l’habitude, elle née dans l’Ouest où il crachine plutôt, où la pluie fine et pénétrante humecte et rend beaux les cheveux – un autre type d’expérience. Brutalement le ciel s’est fermé. Il fait presque noir à midi et il gronde, des éclairs traversent le paysage, il pleut fort sans discontinuer. Pendant deux jours au moins. L’eau dans les rues jusqu’aux chevilles et même plus haut en certains points de la ville. Elle a eu peur la première fois bien que réfugiée dans l’appartement au premier étage, depuis la fenêtre aux volets verts elle avait regardé la portion de rue noyée, les bananiers luxuriants après la saison chaude abattus déchiquetés. Elle s’était demandé ce qui était en train d’arriver, on lui avait répondu que c’était comme çà la pluie dans le Sud. Quand elle logeait à la cité U elle n’avait pas remarqué que l’automne était si effrayant, et c’est maintenant toute seule qu’elle mesure l’ampleur des orages venus d’Espagne qui affectent la plaine où s’est construite la ville, transforment la terre en bourbier, les rues en rivières. Et cette année en particulier. Très déroutant et inquiétant, plus de deux jours, bientôt trois, elle n’arrête pas de demander : « Mais quand est-ce que ça va s’arrêter ? ». Une accalmie de quelques heures et puis encore une séquence sans doute plus violente, ils ont prévenu aux infos. Les caniveaux sont devenus invisibles, les gouttières ne suffisent plus à écouler le flot du ciel, la terre gorgée d’eau est impuissante. Elle écrit à une amie sur le petit guéridon près de la fenêtre, elle explique qu’elle n’est pas tranquille, que ces jours-là dans ce pays il vaut mieux rester l’abri, attendre que l’épisode soit passé derrière. Certains lui ont raconté qu’hier la mer est très montée haut au Grand Travers, qu’elle a créé de nouvelles brèches dans la ligne des dunes et bousculé les bateaux dans les ports voisins jusqu’à les briser. Dans des moments pareils il y a toujours des gens pour aller marcher le long des jetées et contempler la puissance de la mer, même sous la pluie forte. À son tour elle découvre le chaos de septembre, le fracas des vents de sud, les déferlantes ravageant les zones sauvages et chassant les oiseaux vers les terres. Il pleut sur la rue de la Garenne et les rues adjacentes, sur tout le quartier, toute la ville établie à dix kilomètres de la mer, toute la plaine jusqu’aux étangs, jusqu’au cordon littoral, jusqu’à la grève érodée jusqu’à l’os.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé (en 20 minutes) : et si on prenait le même lieu, mais dans des conditions météos complètement différentes : par exemple, il pleut…

Photographie : Françoise Renaud, juin 2018

 

tout un été d’écriture #06 | noms propres

[trouver ce qui fait sens et la rattache à ce lieu du retour, à ce quartier ancien en bordure nord qui reliait autrefois la ville à la campagne, faubourg justement, autrement dit quartier populaire — émanation du cœur urbain décidant à un moment donné d’ouvrir ses portes vers le dehors, hors enceinte, hors fortifications, donc difficile à protéger des rapines — avec établissements monastiques, mazets, parcelles de vigne, friches en garrigue et oliveraies, parcelles encore visibles dans les années cinquante]
Elle se souvient que la ruelle était accessible en voiture depuis la rue du faubourg Boutonnet : angle droit vers la rue Marie Caizergues (au passage, rien sur cette personnalité qui a donné son nom à un foyer d’enfance et un institut de beauté), tout de suite après autre angle raide peu commode à négocier. C’était là. Plus loin ça embarquait dans la rue de l’Abbé de l’Épée (un certain Charles Michel né en 1712 devenu chanoine, fondateur d’une école pour les sourds) prolongée par la rue de la Garenne … tiens, elle avait gommé ce nom… elle le retrouve sur une carte : il a un parfum de campagne et vibre plus que les autres.
Garenne vient de garir, garder en vieux français. Ou alors dérive du mot gaulois varros qui désignait un pieu, un bâton. D’où lieu entouré de piquets, protégé, chasse gardée, réserve à gibier. Dans le Berry, varenne signifie terre sablonneuse. Garenne, varenne. Toujours la terre, le socle, le plancher, l’espace sauvage plus ou moins sans bornage avec plaines, plateaux, buttes, sources, étangs, fossés, fondrières, bois, taillis, prés à bruyères, en bref réserve naturelle où les bêtes vivaient librement (les seigneurs, très attachés à leurs droits de chasse, accordaient tout juste la capture des lapins par trappes ou collets aux paysans). Eh bien cette ruelle était un peu sa garenne à elle, son deuxième terroir, sa marge de sécurité, son repaire. Elle ne s’était jamais senti de droit sur ce lieu, il y a seulement que les quelques saisons passées à y gîter lui avait appris les fantaisies de Marco son voisin garagiste et l’avaient rendue sensible aux courants caniculaires, aux jeux des martinets et aux odeurs de figuier. Elle s’y était sentie chez elle, en paix et en liberté relatives, percevant la ville en train de pousser de tous côtés et cernée d’autoroutes comme une limite tangible à son désir d’exploration.
En fait les noms ne lui reviennent pas facilement. L’encadreur était italien c’est sûr, mais son nom ? Peut-être bien Luigi.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé (en 20 minutes) : une transition : se saisir des noms propres associés au lieu initial, ce sont les noms de rues, mais aussi de lieux sociaux (écoles, piscine ou espaces culturels), voire de personnes (médecin, instituteurs), et associer une image texte à ces noms propres, se déformant l’un par l’autre...

Illustration :  Plan au 1/4000, orienté à l’ouest, joint à l’étude intitulée «Des enceintes successives de la ville de Montpellier et de ses fortifications» par Albert Vigié, publiée en 1898 dans le bulletin de la Société languedocienne de géographie

 

tout un été d’écriture #05 | B-roll

Mise au point difficile. Une ligne qui court droit, ça c’est clair, sur plusieurs mètres, puis tourne à angle droit, ainsi quatre fois de suite pour en revenir au point de départ, il suffit de suivre. Environ dix centimètres de large, toujours pareil. Blocs visiblement issus du même moule à ciment dressés verticalement côte à côte pour dessiner un rectangle au milieu du jardin et retenir de la terre – jadis terreau propre à la culture des fleurs. Genre de créneaux arrondis en finition comme on faisait à l’époque (beaucoup en ont coulé des semblables pour définir des limites de platebandes à la fin des années cinquante). Éléments légèrement affaissés et disjoints depuis, certains fissurés, texture devenue granuleuse. Lichens en expansion – plusieurs espèces qu’on distingue par la couleur : gris laiteux, jaune orangé, et puis verdâtre –, taches rugueuses souvent accompagnées d’une maigre mousse, comme une lèpre impossible à guérir. La description des lichens a précisé le souvenir, image désormais moins floue. En fait le regard ne fouille pas du côté de la terre trop sèche et ingrate – pourtant il y aurait de quoi avec ce fatras de vieilles tiges issues de bulbes résistants, thym sauge romarin à bout de souffle et repousses d’aubépine –, il ne s’intéresse qu’aux bordures en béton, d’ailleurs entreprend de les suivre une nouvelle fois : un tour complet jusqu’au recoin de l’escalier où niche la tribu de cloportes, bute sur une verticale qu’il n’avait pas remarquée au premier passage, piquet d’un mètre quatre-vingt (en béton aussi) troué en sa partie haute, plus loin un autre (exactement le même), sûrement pour recevoir une corde à linge de la longueur d’un drap (on voit pendre un fragment de corde effilochée). Une construction simple qui n’avait pas dû coûter grand-chose et s’était montrée bien pratique, finalement laissée à l’abandon comme si les occupants ne lavaient plus leur linge, en tout cas ne l’offraient plus aux vents pour le séchage, à moins que ce jardin ne soit définitivement déserté (tout comme l’appartement) en attente de mutations irréversibles.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé (toujours en 20 minutes) : où comment l’art des détails de tout ce qu’on ne remarque pas peut conférer au lieu de départ sa poétique et sa présence...

Photographie : Françoise Renaud, juin 2018

 

tout un été d’écriture #04 | s’éloigner

Cette façade, cette terrasse à l’arrière, ces jardins oubliés. Un lieu minuscule à l’échelle cosmique. Un lieu parmi des milliards d’autres lieux à la surface de la planète. Parcelle de forêt un jour défrichée cultivée puis bâtie jusqu’à devenir village bourg ville métropole. Juste un point précis où tout de sa vie a commencé – sa vraie vie, sa vie en dehors de la famille, loin du pays d’origine. Sa vie en propre.
Et c’est dans un mouvement de conscience rapide qu’elle appréhende la récente contraction de la ville qui asphyxie le quartier. Parce qu’elle se souvient des sensations à vivre alors dans ce faubourg, d’une certaine forme de bonheur finalement. La solidité des maisons n’est qu’apparence, elle le sent plus qu’avant. Érigés sur une pile de sédiments éprouvés par d’imperceptibles séismes, offerts à toutes les sortes d’érosions et aux tempêtes galactiques, les murs ont tendance à s’effriter. Oui la ville hurlante — comme un corps — se désagrège l’air de rien à cause des vibrations, des gaz d’échappement et des souffrances humaines.
À revisiter ce lieu important de sa vie, elle prend peur — l’ampleur du temps sans doute, difficile à supporter. Les antennes et paraboles ancrées dans les toitures se mettent à osciller, de même les verticales, et des lézardes se dessinent dans les pans de béton. Tornade, maelström inversé, cataclysme. Son corps, aspiré par-dessus des bâtiments, se déforme sous l’effet d’une puissante gravité. Bientôt le quartier n’est plus qu’un nuage de poussière. Elle pense : Le monde est un désastre.
Zoom arrière encore.

Les bruits se sont estompés. Quartiers, grandes avenues, ville entière, tout est devenu minuscule et lointain, méconnaissable, comme un  élargissement de la mémoire donnant accès à un territoire infiniment plus vaste et bleu. La poussière retombe lentement. Alors s’esquissent dans son champ de vision les contours d’une terre pour moitié inondée de lumière.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé (en 20 minutes d’écriture) : et si on était projeté, mais toujours en regardant se même point, loin vers l’arrière, ou n’importe quelle autre direction, et qu’on verrait de bien plus loin tous ces éléments restés dans le souvenir (et uniquement par ce qu’on en retrouve mentalement).

Photographie : Françoise Renaud, juin 2018

tout un été d’écriture #03 | se retourner

Alertée dans son repos – un bruit sans doute, une musique provenant d’une autre maison, un raffut de chats dans la ruelle — ou bien hélée par quelque chose d’important qui serait en train d’arriver quelque part dans le voisinage et qui pourrait la concerner, elle se redresse sur le lit, se lève, s’approche de la fenêtre pour regarder dans l’espace entre les volets, forcément cligne des yeux à cause de la lumière qui cogne — on est en plein après-midi —, avec ça les résonances du dehors, les rumeurs du garage à côté, les gens du quartier qui discutent en revenant du tabac ou de la boulangerie, le flot ininterrompu des voitures sur l’avenue pas loin. D’une seconde à l’autre il lui semble que l’ombre des bâtiments projetée sur le bitume et sur la palissade qui borde le trottoir se modifie, s’obscurcit si bien qu’elle se sent basculer, se retient au rebord de la fenêtre, lentement pivote. Et c’est dans ce vertige, cette rotation soudaine qui surprend le corps et le tord jusqu’aux limites de sa souplesse que le paysage se déplace lui aussi, et ce n’est plus la rue qu’elle voit mais l’arrière des façades brusquement révélé par une lumière splendide juste avant le crépuscule — tiens, ça n’était pourtant pas encore le soir et de ce côté il n’y a pas de fenêtres. La ligne des toits ressemble à une ligne de flottaison, une ligne de partage entre l’eau rouge du ciel et le lit noir de la terre — on n’imaginerait pas qu’autant de personnes vivent dans une zone si petite presque au ras du sol sous l’embrasement solaire. Les verticales se dressent autant qu’elles peuvent, le zinc des gouttières suit des chemins obliques, des passages s’inventent, toujours des escaliers débouchent sur d’étroites courettes pour se hisser à nouveau jusqu’à des greniers aménagés ou non. Cheminées, blocs d’aération, antennes paraboliques, éléments bien visibles contre les nuées embrasées telles des antennes d’une entité biologique vivante. Le foisonnement humain ressemble à celui des cloportes qui se reproduisent après l’hiver dans le bac à gravats sous l’escalier (celui qu’elle emprunte plusieurs fois par jour). Il suffit de soulever une pierre pour les surprendre, surtout la nuit — elle l’a souvent fait — et elle avoue que ça la dégoûte un peu, ces carapaces noires qui grouillent dans la poussière, impossibles à écraser.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé en 20′ d’écriture : et si on regardait ce qu’il y a dans le dos du narrateur ? derrière, ou sur les côtés ? toujours dans l’idée de solidifier le territoire qui peu à peu devient fiction.

Photographie : Françoise Renaud, 2017

tout un été d’écriture #02 | image

Chambre modestement meublée avec lit au sol — sol en lino à chevrons marron et beige comme on faisait avant — et fenêtre aux volets refermés qui donne côté rue. C’est une chambre familière, probablement habitée durant plusieurs années, à la fois pied-à-terre et endroit-repère entre deux voyages. L’image raconte le contraste entre la fraîcheur de la maison et la brûlure du dehors — c’est la fin de l’été dans le Sud—, entre la pénombre et la lumière, lumière violente et mordorée qui se répand depuis la porte ouverte sur la terrasse, donc du côté des vieux jardins installés entre deux rangées de bâtiments (personne ne les soupçonne en regardant les façades), lumière violente et mordorée qui franchit le seuil, glisse sur les dalles mal jointées de la cuisine puis sur le lino à chevrons, atténuée tout de même par la distance entre le lit et la terrasse — une dizaine de mètres tout au plus, peut-être moins, l’appartement n’est pas bien grand — et par instants comme troublée à cause du léger vent qui agite la treille et projette ses découpures sur le mur de la maison. Parfum d’encens, pénombre et lumière, en plein décalage horaire —  une vingtaine d’heures auparavant encore sous le tropique du Capricorne, des semaines à explorer des îles, des volcans, des villes labyrinthiques et puis brusquement le retour — et c’est dans de tels moments que les images frappent davantage et s’inscrivent dans le sillon de la fatigue — le même sillon que celui de l’enfance — et que la résille de lumière qui rampe jusqu’à la chambre, influence les lignes et les cellules du corps couché embarqué dans son rêve.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé : à nouveau cette problématique du retour, quel que soit le lieu qui provoque cette intensité de souvenir ou d’émotion, mais on gomme le narrateur, on ne retient que l’image fixe devant soi, si possible sous forme d’un paragraphe monobloc. Écriture bouclée en 20′.

Photographie : Françoise Renaud, 2017

tout un été d’écriture #01 / numéro 9

Revenir dans ce faubourg pas bien loin de la fac, dans cette rue où elle louait une piaule il y a combien d’années déjà — de quoi donner le vertige —, cette rue désormais en sens unique, comme resserrée, étouffée par les bâtiments poussés à la faveur des derniers jardins. Ici il y avait des palmiers, elle s’en souvient. Aussi un bananier dépenaillé qui reprenait vie chaque été, quelques rosiers grimpants. Là, un atelier d’encadrement tenu par un italien toujours tiré à quatre épingles (il lui avait mis sous verre une affiche de kabuki et un cheval birman brodé, tableaux toujours en sa possession). De l’autre côté le garage de Marco, un travailleur celui-là qui restait le soir jusqu’à pas d’heure. Elle se demande s’il vit encore, ne reconnaît plus rien. Tout transformé, lissé, neuf, moderne. Plus d’âme, plus de fleurs, plus de jardins.

C’était pourtant un quartier préservé de la ville avec une réelle liberté d’aller et venir, de bavarder avec les voisins, de se garer au hasard du trottoir. Pour accéder à son deux-pièces, elle traversait un garage rempli d’un effarant bric-à-brac, contournait un parterre dont elle était seule à prendre soin, attrapait l’escalier qui s’élançait le long d’une treille jusqu’à atteindre quelques mètres carrés de terrasse.

Voilà qu’elle se tient devant la façade.

Oui c’est ça. Numéro 9. Elle fait un effort pour reconnaître les deux grandes fenêtres, à l’époque équipées de volets qui jointaient mal. Crépi refait, porte d’entrée en bois peint devenue métallique avec boîte à lettres intégrée. Plus rien à voir. L’italien a fermé boutique depuis longtemps, le garage de Marco est devenu un immeuble comme ils font maintenant, bien propret avec entrée vitrée dotée d’un digicode. Places de parking bien dessinées au sol. Revenir sur ses pas, quelle drôle d’idée. Sans doute pour voir ce que ça fait au cœur. Pour constater la vitesse à laquelle vont les choses. Pour se souvenir de certaines amours et prendre une sacrée claque. C’est idiot, se mettre dans une posture pareille. Elle n’aurait jamais dû faire le détour. Revenir. Revoir le visage d’un amant ou deux qui honoraient alors son corps jeune. Saisir l’ancien parfum des roses au croisement des ruelles et très vite tourner les talons.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé : Revenir dans un lieu quitté il y a longtemps (très limité le nombre de lieux susceptibles de provoquer cette sensation) impérativement à la 3ème personne .

Photographie : Françoise Renaud, 2017

vers un écrire-film #05 | générique & expansion, avec Claude Simon

LEÇON DE CHOSES

La porte n’est pas neuve, il y a du jeu dans la poignée (elle semble avoir été souvent bricolée) et le verre des carreaux présente un aspect rugueux, empreint par les intempéries et les nombreuses mains qui l’ont poussé pour accéder à la première pièce de la maison — il s’agit d’une cuisine —, table en Formica placée au centre avec chaises aux coussins désuets. Une deuxième pièce s’enfile (elle sert de salon) et tout de suite on comprend qu’une porte séparait ces deux espaces autrefois parce qu’on vient de repérer les systèmes de fixation qui n’ont pas été démontés, repeints plusieurs fois dans la même couleur que le bois d’encadrement. Éléments de décor de peu de valeur : tapisserie à ramages brun, bibelots, portraits sous verre, tapisseries au point de croix, lampe à abat-jour en opaline poussiéreuse — depuis le temps qu’on n’y a pas passé le chiffon. Le secrétaire est encombré de documents, livres, boîtes à stylo, étuis à lunettes, cartes postales et autres petits objets qui ne servent à rien sinon à occuper la place. Ce qui frappe le plus, c’est le sol, le carrelage du sol : format dix sur dix de plusieurs couleurs genre granité (rouge brique, gris mêlé de blanc et jaune paille pour la cuisine, vert olive, noir et jaune soutenu pour la salle à manger), le tout posé dans les années cinquante par le propriétaire de la maison, aujourd’hui disparu. Rien n’a vraiment bougé, c’est plutôt qu’on ressent l’usure et on voit combien il est désormais impossible de briquer ce sol à fond à moins d’employer une brosse dure ou un appareil à projeter de l’eau et encore, trop patiné, trop encrassé. Trop de piétinements de gens et de chiens, de frottements de chaise, de passages entre dehors et dedans.

 

Elle se tient debout sur le seuil de la cuisine, un verre à la main, à deux pas du fauteuil qu’il occupe quand il n’est pas au lit. Elle le regarde à distance comme si elle se méfiait, attend un moment, sent à sa respiration qu’il s’est endormi peut-être (à cause des médicaments) ou alors si fatigué qu’il préfère demeurer immobile pour économiser ses forces, bras lâché sur l’accoudoir du fauteuil placé dans le bon angle pour regarder la télévision à quelques mètres de lui. Elle est donc dans son dos, ne peut pas voir son visage, ne peut être sûre de ce qu’il fait ou pense, mais elle voit sa vieille main qui maintenant a du mal à retenir les objets, pensez lui si habile si bricoleur. Elle est saisie d’un vertige qui lui parle des années où ils avaient les enfants, où la petite lui apportait ses chaussons quand il rentrait le soir. Du coup la cuiller fait du bruit contre le verre et dans la même seconde le journal qu’il avait prévu de feuilleter glisse au sol, ce qui enclenche son pas vers le fauteuil. Il a tourné un peu la tête. Le carrelage à carreaux dix sur dix est glissant, elle fait attention de bien poser les pieds, lui tend le verre : Tiens, c’est l’heure. Tu veux un petit gâteau avec ? Elle va faire attention en lui passant le verre, le soutenir par-dessous, installer une serviette au cas où, même si ça l’énerve. Voilà, voilà. Tu veux autre chose ? Juste après elle ramassera le journal et le posera sur la table à côté des gâteaux. La lumière d’après-midi entrera dans la pièce deux minutes plus tôt que la veille. Elle le lui dira très doucement avant de retourner à la cuisine.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’hiver 2018 proposé par François Bon
vers un écrire-film #05 | générique & expansion, avec Claude Simon
à partir de son ouvrage « Leçon de choses »

Ce que j’ai retenu de la proposition : écrire un dytique, donc deux blocs : l’un décrivant un lieu dans le détail, l’autre un geste, presque rien qui arrive dans le même lieu mais dans un autre temps que celui de la description.

Photographie Françoise Renaud, 2016

vers un écrire-film #04 | quand Modiano mène l’enquête

Un attachement particulier

Je ne sais pas pourquoi ce visage m’était apparu cette nuit-là dans les interstices du sommeil. L’homme semblait jeune, d’une autre époque. Il portait un costume militaire. Il souriait, en même temps ses lèvres semblaient remuer comme dans un film muet. Au matin j’avais gardé l’impression qu’une fenêtre venait de s’ouvrir sur une immensité jamais fréquentée. Et puis bien des choses étaient passées dessus. J’avais oublié jusqu’au jour où j’avais découvert son nom.

***

Nous étions en hiver et j’étais en visite chez ma mère. Elle m’avait demandé de monter au grenier une caisse de documents.
Tout ça encombre mon secrétaire, avait-elle déclaré. Il est temps de faire le vide.
C’était suite au décès de mon père. Elle triait, ne voulait pas laisser tout ce bazar à ses enfants, ça l’obsédait. Une façon aussi d’alléger sa respiration, de faire table rase d’une époque pénible.
Tu es sûre ? Tu ne pourras plus les consulter si je les monte au grenier.
Elle avait hoché la tête sans rien dire.

Les documents étaient rangés dans un coffre en bois ancien — à l’origine un coffre à couture. Je l’ai porté au grenier et je l’ai ouvert. Courriers attachés avec des ficelles de couleur, cahiers d’école, registre de compte, quelques agendas à couverture en cuir, un peigne. Et puis des photographies noir et blanc, petits formats à bord dentelé comme on faisait avant.
J’ai soulevé les premières et je suis tombée sur lui. C’était frappant. Son nom était écrit derrière. Eugène Mornay.
Dans son costume en drap vert il était vraiment beau, regard soyeux, fin duvet sur les joues contrastant avec le col rude.

***

J’ai questionné ma mère. Ce nom ne lui disait rien.
Je me suis concentrée sur le costume. Mon père avait porté le même et plus j’y pensais, plus les deux hommes se confondaient, leurs visages se superposaient, se brouillaient, les dates, les époques. J’ai sorti l’album de famille pour y retrouver mon père en habit militaire. J’avais bien fait. Deux indications précieuses étaient inscrites au crayon sous la photo : Ropetti, Pau.

Engagé volontaire en 1944, mon père s’était trouvé en garnison à Pau. Il avait souvent parlé du cirque de Gavarnie. Le Pic du Marboré, c’était son Annapurna à lui. Après le repas, ma mère avait déposé devant moi un album noir.
Tiens. Tu devrais regarder là-dedans. Il faisait déjà des photos avant qu’on se marie.
Jamais eu connaissance avant de cet album. Pourquoi l’avoir tenu au secret ?
La couverture était usée. En verso, deux publicités : LUI… ELLE… toujours Dubonnet et Grand Vin de Champagne Morlat (de la Marne) pétillant breuvage des anniversaires.
À l’intérieur étaient rassemblées des chemises bleues censées recevoir des partitions musicales — on pouvait lire la liste des instruments d’orchestre en allemand sur chacune d’elles. Des fentes y avaient été ménagées avec soin pour insérer les coins des photos. Chaque planche présentait huit clichés de 8 centimètres sur 5.

***

J’ai feuilleté. Lentement.
Soldats marchant dans la neige, vues de haute montagne, côte sauvage de Biarritz. Plus loin, au milieu d’une page, deux hommes debout sur une passerelle. En arrière, les murmures d’une forêt. J’ai reconnu Eugène Mornay en compagnie de mon père.

Léger sourire sur les lèvres d’Eugène. Coude appuyé sur le parapet, il se déhanche légèrement. Leurs corps se frôlent.
Ils sont proches. Ils semblent échapper au malheur.

Planche suivante. Mars 1945. On les retrouve à La Baule avec d’autres soldats, assis sur la balustrade de l’Hôtel Adriana.
Je connais bien ce boulevard qui borde la baie, nous nous y sommes souvent promenés quand j’étais enfant.
Les pensions le long de la plage avaient été réquisitionnées pour loger les troupes, m’a expliqué ma mère. Je ne t’apprends rien. Saint-Nazaire en état de siège ne serait libéré que le 11 mai, trois jours après la capitulation allemande.
Silence. Puis elle a continué.
Elle a évoqué les patrouilles ennemies dans l’estuaire — les passeurs enveloppaient leurs rames avec des chiffons pour ne pas faire de bruit —, les accès à la ville minés, la faim, la tension insoutenable au cours des derniers mois de guerre. Elle a dit que les rafles étaient fréquentes. Qu’ils fusillaient pour un oui pour un non.
Sans doute comme ça qu’Eugène y était passé. Pour avoir refusé de donner son vélo ou son morceau de pain, ou simplement de baisser la tête. Enfin, c’était une hypothèse qu’elle n’était pas obligée de confirmer. Si elle l’avait fait, elle aurait du même coup reconnu l’affection que son mari avait portée à un inconnu, compagnon de combat. En dehors d’elle.
Elle n’avait rien dit. De moi elle s’était détournée.
J’ai imaginé un instant qu’il avait gardé une photo de son camarade dans son portefeuille toute sa vie, ou alors dans sa table de nuit. Et c’était là qu’un jour j’avais aperçu son beau visage.

***

Bien sûr il m’aurait fallu vérifier, déchiffrer ses agendas, retourner ses tiroirs, fouiller la cave et le garage, consulter les listes de disparus dans la région de Saint-Nazaire entre mars et juin 1945, visiter les mémoriaux, arpenter les cimetières militaires, rechercher des membres de la famille Mornay. Plus tard peut-être si la question de cet attachement particulier — si étrangement escamoté — me tenait à la peau.
Avant mon départ, ma mère m’avait confié d’une voix rauque qu’après-guerre, mon père lui avait fait cadeau d’un lot de serviettes de table. Elles étaient toutes brodées des deux mots : Hôtel Adriana. Elle avait eu honte parce que ce linge avait été en quelque sorte volé, une chose qu’elle ne pouvait supporter. Elle avait retiré un à un les fils en coton rouge jusqu’à rendre les lettres méconnaissables. Jusqu’à effacer l’histoire. Oublier.

    

Photographies personnelles de l’auteure, 2018

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’hiver 2018 proposé par François Bon
  vers un écrire-film #04 | quand Modiano mène l’enquête
Ce que j’ai retenu de la proposition : … démarches, recherches, souvenirs, lieux, documentation : la marche qui doit solidifier notre chemin vers le récit va devenir ce récit lui-même.

vers un écrire-film #02 – fleuve noir

Je ne sais pas comment ça se passe, comment ça vient, je pourrais dire que ça prend source dans le corps comme une lumière, une image, une couleur, un mouvement infime dans le tissu du corps silencieux, un mouvement réfugié depuis longtemps dans les cellules (cellules issues de la lignée des bêtes sorties de l’eau un jour d’orage et de violence alors que la terre n’était que jungle et marécages), car les choses existent déjà en dehors de moi, en dehors de nous — mais quelle histoire racontons-nous sans cesse ? n’est-ce pas toujours un peu la même dans les livres ou les films et a-t-elle un intérêt pour quelqu’un ? —, je me souviens quand j’étais bien plus jeune, seule au bord de l’océan qui borde mon pays, je contemplais les vagues fougueuses et je les aimais infiniment parce qu’elles me donnaient à voir quelque chose d’inclassable, et cet amour me guide toujours — sûrement à cause de lui que je le fais et d’ailleurs c’est tout ce que j’avais à cet âge pour me raccrocher au monde et grandir sans poser de problème à personne : la beauté de la mer et quelques phrases à gratter dans un cahier d’école —, de même le visage de ma sœur morte me guide à travers la foule et la multitude de mes peurs de cette façon infiniment belle et particulière qu’ont les vagues — maintenant de ça je suis à peu près sûre —, elle me montre le passage, son gentil visage de condamnée à frôler le mien et le cœur labouré de ma mère et la colère de mon père, alors oui forcément que je le fais à cause de tout ce bazar qui un jour m’a fait basculer sur l’autre versant, changer de route, — je le vois plus clairement à présent —, et chaque jour tout réapprendre en le faisant, trébucher, se relever, se demander à quoi bon continuer, se laisser submerger par la joie ou le doute et reprendre une goulée d’air jusqu’à ce que ça vienne sur le papier un peu comme une vision (paysages, villes, routes, êtres vivants au bord des routes) — mots surgis bons ou inutiles, qui peut le dire  —, simplement il est temps de faire ce que j’ai à faire car je suis au plein de ma vie, alors j’écris un point c’est tout, avec des larmes et en poursuivant les méandres d’un long fleuve noir.

Photographie : Série océan, Marc Dantan


texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’hiver 2018 proposé par François Bon
Vers un écrire-film / #03 : Le « comment j’ai fait » de Marguerite Duras
Il était proposé d’écrire son « bloc noir » en un seul et unique paragraphe, installer ce qui se passe pendant des mois, une vie, toutes ces interrogations, désespoirs, jusqu’à FAIRE…

vers un écrire-film, #02 : J’ai trois souvenirs de films

#Sainte-Marie-sur-mer #1966

Le cinéma, c’était rare. Quelquefois le dimanche, des films tout public projetés dans la salle du patronage qui passaient longtemps après leur sortie mais ça n’avait pas d’importance. Le plancher descendait en pente douce vers une scène qui servait pour les représentations théâtrales. Au fond, le grand écran blanc. Appliques sur les côtés et fauteuils en bois recouverts de velours rouge. On regardait les nouvelles du monde, un ou deux courts métrages, enfin il me semble. Et puis l’entracte avant le grand film qui allait nous tenir en haleine sans doute, film d’aventure genre Docteur Jivago ou film de guerre. Je me souviens surtout de l’entracte. Dans une galerie latérale s’ouvrait le stand des confiseries réservées dans des boîtes rondes en métal. Je choisissais invariablement des sucettes au caramel. Je les adorais, les suçais tout en fixant l’écran où se mouvaient des personnages héroïques.

# Nantes #1970

Sorties en ville hors pensionnat. Espaces libres tant espérés après les contraintes de l’internat, sa vie stricte dénuée de joies. Je faisais partie d’une petite bande d’adolescents, des copains de plage d’été retrouvés en contexte urbain. Lycéens comme moi. On se retrouvait dans un café et ce jour-là on était allés au cinéma pour voir West Side Story. Le cinéma m’avait paru immense et ses fauteuils incroyablement confortables. À mes côtés un garçon à qui je plaisais, enfin je crois, il pratiquait le rugby. J’étais sauvage et très inexpérimentée. Je ne me souviens que des danseurs, de leurs claquements de doigts.

#Nantes #1971

C’est une ou deux fois par trimestre. Cinéclub pour les classes terminales. Il y avait des drôles de bruit au lancement de la bobine. Je me souviens de celui-là en particulier, il y avait une fille blonde très belle qui s’appelait Cléo. J’ai tout oublié de l’histoire, j’ai seulement conservé en mémoire la pureté du noir et blanc. Je m’aperçois aujourd’hui qu’il s’agissait d’un film d’Agnès Varda.

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’hiver 2017 proposé par François Bon
Vers un écrire-film / #02
Il était proposé d’écrire trois souvenirs de films, de cinémas…

c’était tout de même flagrant

Tu ne t’es jamais rendu compte de rien pendant toutes ces années ? Absolument rien ? Non mais tu plaisantes, c’était tout de même flagrant : ce retrait, cette froideur, ce mouvement de la main comme si elle avait voulu repousser une ombre, un fantôme qui lui aurait collé à la peau. Je ne sais pas toi, mais moi j’ai toujours eu du mal avec son comportement bien que je ne la rencontrais pas souvent… à chaque fois il arrivait la même chose, un embarras, une hostilité latente… comme une impossibilité chez elle à se laisser toucher par une simple gentillesse, à laisser voir l’intérieur… En fait ce qui m’a toujours gêné, c’est de ne pas savoir ce qu’elle pensait, qui elle était pour de vrai… Ah tu vois, ça te revient finalement. Toi aussi tu te sentais peu apprécié et tu ne savais pas sur quel pied danser. En quelque sorte tu étais mal à l’aise avec elle, hein, c’est bien ça ?… D’un autre côté, et là je suis entièrement d’accord avec toi, on ne peut pas lui reprocher de ne pas s’être occupée de ses enfants, ça sûrement pas… un garçon et une fille bien comme il faut, qui fermaient bien la bouche en mangeant et s’essuyaient la bouche après… et même qu’elle était capable de leur faire les gros yeux ou de leur taper sur les doigts s’ils dérogeaient à la règle, par exemple quittaient la table sans son autorisation, on se serait cru à une autre époque, non mais franchement… Tu l’as remarqué toi aussi, n’est-ce pas ? Continue reading →

tout Mauvignier en une seule phrase

une seule phrase qui assaille, tourne autour de la déchirure…

au téléphone on lui a dit qu’il fallait faire vite, qu’il y avait eu un accident — ah bon un accident ? — en fait elle n’a pas tout compris (on lui parlait en anglais et il y avait de la friture sur la ligne) sinon qu’il était question de lui, son fils, et qu’il ne fallait pas perdre de temps, sur le coup elle s’est sentie dépouillée et elle s’est mise à trembler, et depuis, ça ne la quitte pas ce tremblement de tout le corps et l’âme à l’envers, cette bousculade de questions coincées dans la gorge et ces mots, ces larmes au fond du ventre à propos du malheur qui se manifeste toujours au plus mauvais moment, qui de toute façon devait s’abattre un jour sur leurs têtes — elle l’avait toujours su — car rien n’avait marché comme il aurait fallu au sein de leur famille, rien, absolument rien, et ça ne datait pas d’hier, ça remontait même à loin, enfin voilà ce qui l’obsède quand elle traverse le hall de l’aéroport, s’efforçant de contrôler la cadence de ses pas, et lui en vérité — le fils — il n’a jamais supporté cet état des choses, à cause de ça qu’il est parti loin dès qu’il en a eu l’occasion, le plus loin possible d’eux, Continue reading →

dans le métro ce matin

Ça roule ça oscille, bras tendus accrochés ferme au bâtiment qui tremble dans l’accélération, mais il essaie de tenir bon même si l’oppression le gagne, sueur perlant sur son front malgré le frais de la saison — plus fraîche que la normale ils ont dit —, pourtant il est en sueur, il a du mal à supporter. Une mauvaise nuit sans doute, relents de fumée de saleté collés à son costume élimé, relents insupportables à mesure du trajet quand on est comme moi projetée le nez dans le tissu. À être tassés, impossible d’échapper.

Entrée en station, ouf la porte claque, il sort ni vu ni connu — ce qu’il croit.

***

Juste en face une fille écrit sur son téléphone sans broncher, ne bouge presque pas — enfin le moins possible, juste les pouces très vite —, elle ne veut pas croiser les yeux de quelqu’un d’autre, elle veut rester avec elle-même dans son téléphone, avec les odeurs de la nuit précédente, les images accumulées conservées dans un petit coffret à ouvrir plus tard quand elle sera seule dans le regret d’une histoire très romantique, imaginée peut-être ou déjà achevée. À un moment donné sa lèvre se tord, je ne suis pas sûre mais j’ai l’impression qu’elle va pleurer.

***

On lui a cédé un strapontin. Elle s’y installe difficilement, quelqu’un l’aide un peu. Puis elle ramène sur elle le pan de sa jupe pas toute jeune, le voyage n’en finit pas, sac posé sur ses genoux qu’elle retient de ses mains ossues toutes ridées tavelées. J’imagine sa difficulté à se déplacer à pied dans la ville et à transporter ses possessions, son dos accablé et sa nuque couverte de petits cheveux blancs repoussés dru sous la ligne de croissance habituelle des cheveux, la douleur dans ses articulations.
Ça va, madame ? Ça va aller, vous êtes sûre ?
Même si elle hoche la tête et murmure Vous êtes gentille, je veille sur elle quand elle descend de la rame.

 

textes créés par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2017, volet 2,  proposé par François Bon : Et si je vous dis personnages ?
Il était proposé d’écrire « trois paragraphes compacts, chacun organisé sur un personnage, une confrontation, une circonstance, un face-à-face. Que la matière même qu’on va faire surgir devienne territoire de l’imaginaire collectif à construire. »

 

onze fois trente-trois

1
Une femme aux cheveux blancs marche dans le hall de l’aéroport à pas menus, un peu perdue. Elle s’apprête à se rendre au bout du monde pour voir sa fille unique. Elle vient d’avoir 88 ans.

2
Il ne dit rien quand elle revient de l’hôpital. Pourtant il est mort de peur, peur qu’elle ait encore une faiblesse et qu’elle y passe. Le souvenir de leur première rencontre lui revient, pareil à une obsession.

3
L’homme au visage d’enfant conduit une jeep suffisamment étroite pour emprunter le chemin qui conduit à son champ d’oignons. Un jour elle passe juste à côté et il lui parle. Il lui dit que les pommiers ont besoin d’eau en été.

4
Le père est mort récemment dans cette maison. Les enfants parlent de lui, surtout le fils qui n’a pas réussi à se défaire du joug que son géniteur exerçait sur lui. Le fils fait beaucoup de sport pour oublier, il court il court jusqu’au bout de ses forces.

5
Un jour il lui dit qu’elle ne peut pas savoir combien il l’aime — quelque chose d’impossible à mesurer. Alors se dessinent en arrière-plan les visages de celles qu’il a connues avant, juste pour le plaisir, et il voit combien sa vie a basculé.

6
Née dans un pays du  nord, elle décide à 60 ans d’aller vivre dans le sud. À cause du soleil, enfin c’est ce que les gens pensent. En vérité elle s’est enfuie  — elle a toujours voulu tuer son père qui maltraitait sa mère.

7
L’homme noir a vieilli mais la nature de sa musique n’a pas changé ni le son de son saxophone. Il traverse l’atlantique pour la revoir. Quand elle lui serre les mains, il la regarde dans les yeux et voit ce qu’elle est devenue.

8
Cary a toujours été bel homme et il a multiplié les aventures amoureuses. Sur le divan du psychanalyste il parle de sa mère qui lui a toujours écrit de belles lettres mais était incapable de l’aimer. Il commence à comprendre pourquoi il a gâché une bonne moitié de sa vie.

9
Ses enfants ont quitté la maison pour conduire leur vie ailleurs, une chose qu’elle ne peut pas supporter. Un matin, devant ses élèves, elle perd subitement le contrôle de sa voix et elle s’effondre. Comme un crash d’avion.

10
Refusant de se conformer aux offres de la société, une jeune fille cherche sa voie. Son amour pour le théâtre prend toute la place. Elle vient d’être choisie pour tenir le rôle d’Antigone avec une troupe d’amateurs.

11
Déjà douze ans qu’il souffre d’un cancer. Il est assis au bord de la mer et il raconte à son amie écrivain comment, à travers cette épreuve, son esprit s’est ouvert. Ou plutôt son cœur.

textes créés par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2017 proposé par François Bon : Et si je vous dis personnages ?
La consigne, c’était  : en bref, faire émerger un personnage en trois phrases tout au plus
Illustration : Alfred Kubin (1877-1959)