carnet d’installation | 31 août 2023

souvent je me demande si je rêve

je me réveille et je regarde par la fenêtre la petite route qui serpente entre les espaces d’herbe et de maïs aux poupées pas encore cueillies, les bosquets sombres, les troupeaux à paresser, j’observe le silence et j’ai envie de crier pour voir si je suis bien là, présente à cet instant comme au retour d’un long voyage qui m’aurait conduite aux confins de la terre et qui aurait accaparé en entier mon esprit | je me demande si je rêve, si j’ai rêvé tout ce qui est arrivé | des images repassent en boucle dans ma mémoire | je revois le versant boisé avec la rivière qui coulait à son pied tout près de la maison cévenole d’avant, je revois les vastes forêts de Sumatra avec les cris des singes et la peur des serpents noirs et des tigres, je revois les longues routes qui traversent l’Amérique, les chemins escarpés des Andes, les marchés avec les gens des montagnes habillés de tissus brodés aux couleurs et motifs de leur clan, je revois les grands avocatiers en altitude, je ramassais les fruits tombés pour les manger, quelquefois je les apportais à l’auberge où quelqu’un me les préparait avec sel et citron vert, je revois les falaises de mon pays d’enfance que j’aime toujours parcourir seule en hiver, je revois les rues de Chicago, l’étendue du lac, les bords du lac où zonaient toutes sortes de gens de toutes les couleurs de peau, je revois les rues propres de Singapour, les immenses plages de Malaisie, certaines périlleuses à fréquenter la nuit pareilles à des inventions photographiques | j’ai souvenir de mes craintes et de mes folies | je me revois encore dans la rue étroite de mon ancien village à trimballer mon déménagement à l’aide d’une brouette, c’était une autre histoire, une autre vie | je ne sais plus où se situent les limites de mon rêve | un matin de la fin de l’été dernier, poser le doigt sur la carte, tout décider en vingt-quatre heures, chercher un nouveau lieu

la vie est une pérégrination sans fin (pérégrination dans son vieux sens littéraire de « voyage en pays lointain ») | sûrement que les lieux se nichent en nous et nous habitent pour toujours et ce sont eux qui nous font écrire à certaines heures, le dernier se mêlant aux anciens et nous investissant entièrement, finissant par nous parfumer le sang

huit mois que j’habite cette campagne et j’attends de vivre mon premier automne, on m’a dit qu’ici c’était la plus belle des saisons, après seulement je saurai si j’aime ce pays

Photographie, ©Françoise Renaud – en terrasse, août 2023

11 commentaires

  1. Ecrire le voyage jusque dans la sédentarité… Et ainsi nous permettre de te suivre dans ces anciennes pérégrinations jusque la dernière…. « Nous parfumer le sang ». Une nouvelle attente à vivre et à écrire, connaître l’automne et savoir si tu aimes ce pays. Merci, Françoise.

    • une sédentarité provisoire d’autant que la nuit nous réserve toujours d’étranges voyages précieux en nouvelles impressions !
      je n’attends rien, c’est vrai, juste l’élan que procure une nouvelle installation et les efforts pour conquérir un nouveau territoire…
      juste vivre au plus dense, au plus juste
      et la nature nous permet sans doute cela…

  2. une réponse à mon ami Vinc qui m’a écho par d’autres voies…
    « Douce sensation de recevoir ce retour sur ce texte écrit à la volée au fil des jours
    mais il n’est pas vraiment question de nostalgie, plutôt de marche ininterrompue
    et en effet j’attends, j’attends toujours car c’est dans l’avenir que ce soit notre action prochaine et que se projette notre regard futur
    juste que la vie nous porte ailleurs sans cesse…
    et je n’attends rien de particulier de ce pays, juste du silence, de la paix, de la concentration, une autre ouverture du regard »

    • Marie - Claude Morote

      Je t’imagine laisser remonter ces souvenirs encore vivaces dans quelques cellules aimantées à la colonne vertébrale de l’existence… De quoi sommes nous faits ? C’est un questionnement obsédant parfois… Tu as cette limpidité dans le rapport à l’environnement qui te dresse comme le ferait un costume.
      Faut-il donc attendre l’automne pour savoir si tu aimes ce nouvel endroit de ta vie ?
      Tu vas apprécier ton domaine pour ce qu’il te rend à tout moment, le détester peut-être quand il semblera ne pas répondre à tes attentes..
      Il ne remplacera jamais tes terres bretonnes, là où tu redonnes vie à tes racines, de là où tu décidas un jour, pour te trouver, de partir.
      Nous sommes tous de passage, à voyager ou non, riches de faits exceptionnels ou dans une routine sans fin à renifler l’odeur de la vie.
      Je t’embrasse

  3. Jacqueline Vincent

    Et pour revenir à ton dernier ouvrage, je découvre la « fille » qui part… celle qui pérégrine dans le monde avant de s’arrêter dans une campagne qui va bientôt s’habiller des couleurs d’ors de l’automne et Moi, la fille qui reste ancrée et si peu voyageuse….Mais nos rêves se rejoignent par les mots et la beauté d’une nature qui s’adoucit vers la saison que je préfère, vers le silence où s’ouvrent tous les chemins intérieurs. Jacqueline.

  4. Huguette Albernhe Giordan

    Le voyage ne s’arrête jamais, douce amie
    Ballotés que nous sommes par la vie, seul le regard se pose, voit, sublime, ponctue.
    J’aime tes ponctuations, tes arrêts sur images, sensations, saveurs.
    Te lire toujours

  5. loin
    loin d ici
    très loin

    la douce amertume de la kretek
    le cliquetis d un gamelan
    au firmament la lune

  6. Quel beau voyage ce matin à ta rencontre.
    Merci
    Marie

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