sols panthère

sols tavelés tachetés piquetés — sols ambre et carmin — sols tapissés cramoisis imprégnés de pluie — copeaux de bois et minuscules pousses presque mousses — feuilles fauves bousculées par un vent en petites rafales — comme réfugiées autour des troncs — aussi dans les angles des murets ou près des bordures de pierres ou dans des cachettes inaccessibles le long des traverses qui conduisent à la rivière — rapaces au ciel

— en attente —

ne sait ce qu’il adviendra, mutation, décomposition, transformation, remaniements profonds — gel et silence à venir — sols méditation — sols panthère sonnant la pleine saison où descend la lumière

 

Photographies Françoise Renaud (27 oct 2020)

rêverie de septembre

Matinée d’errance au jardin.

Les pluies violentes d’il y a quelques jours ont frappé puis embaumé l’espace — aster dahlia sauge sédum véronique anémone hydrangea graminée —, partout floraisons tardives fragiles bouleversantes en alternance avec le désordre des touffes herbeuses et des hampes desséchées lourdes en graines et encore courtisées d’insectes. Je prends tout, vais à leur rencontre, observe dans le détail espèces et variations — chacune me tient durablement sous sa coupe —, me nourris d’un massif puis de l’autre, et aussi du corps en son entier exposé là dans les parcelles de ce champ pareil à une planche botanique, corps divers et complexe que j’ai contribué à composer ces dernières années au hasard de mes trouvailles, qui désormais vit en dehors de mes soins et de mes désirs telle une entité n’appartenant qu’à la nature.
Je m’interroge sur ce qui préside à un développement si prodigieux entre deux solstices malgré l’agression des canicules, l’incessante compétition entre les espèces, l’instabilité grandissante des saisons. Le hasard — en partie sans doute —, la recherche innée d’équilibre des architectures végétales, l’improvisation propre aux vivaces. En tout cas cette puissance du vivant a tendance à me donner confiance. J’en prends bonne mesure, associant l’orée de cet étrange automne et l’insistante beauté du monde.

Il y a aussi en cet endroit une multitude de signes infimes et très anciens que je porte en moi, indices appris il y a longtemps dans le jardin de mon père (petites poires brunissantes, feuilles brossées par une rafale de vent, porte de la serre à la peinture écaillée, arrosoir abandonné, outils usés bien rangés), autant de signes qui se manifestent et se superposent au réel, dessinant une sorte de mosaïque tout à fait personnelle composée de couleurs vives, d’éclats de lumière, de corolles, de mousses spongieuses, de fragments de carapaces et de brindilles, le tout organisé dans mes mémoires — ou plutôt désorganisé — pareil à une rêverie, soudain stimulé par les surprenants jaillissements de l’automne.

 

Photographies Françoise Renaud – En mon jardin cévenol, 26 septembre 2020

 

 

rouille jaune grenat brun rose

ne pas retomber aux temps où nous fréquentions l’école et où on nous demandait de décrire l’automne, une marche en forêt par exemple, on s’essayait tant bien que mal à faire ce qu’on attendait de nous, décrivant coloris tapis de feuilles mise en sommeil de la terre, on n’y arrivait pas forcément, c’était cliché au possible alors qu’il aurait suffi de descendre dans les jardins du pensionnat et de déambuler entre les arbres — ouvrir les yeux — pour saisir l’étonnante magie du paysage juste avant l’hiver

Photographies : Mon jardin, Sud Cévennes, ©Françoise Renaud, 7 novembre 2019

 

 

 

l’automne, pas encore

Beaucoup parlent d’automne à la radio, dans les publicités. En fait rien qu’une histoire de date (on est le 23 septembre) mais je ne le vois pas encore dans le paysage. Le temps a juste commencé à changer avec la pluie ces deux derniers jours, un épisode méditerranéen bien maigre, proposant une pluie fine et de la brume faufilée  entre les montagnes, pas de grands sauts tombant du ciel capables de régénérer la rivière, alors rien n’a vraiment changé sauf le soupir des arbres et le souffle de l’eau un peu plus présent… les couleurs elles viendront s’emparer des parties végétales, bientôt, jusqu’à les précipiter sur la terre. Je vais les guetter comme à l’affût de moi-même en cette période tourmentée de cauchemars. Les figures de mon passé sont toujours présentes et d’ailleurs je les sollicite, tentant de comprendre, d’écrire les vrais mots qui pourraient délivrer. Dans un rêve récent, j’ai contribué à assassiner mon père et c’était quelque chose d’atroce. Parfois on peut en venir aux mains, facilement  Et puis tout s’apaise. La promenade solitaire soulage la tension. Un papillon majestueux dont je ne connais pas l’espèce, est venu hier se poser près de moi, comme une manifestation d’un monde en lisière. On voudrait être protégé, c’est vrai, demeurer à l’abri dans la tanière vivante aux odeurs de feu et de soupe, écrire, demeurer seul mais pas tout à fait seul. Juste un récit à venir qu’on a sous la peau et qui sourd comme une sueur.

Photographies françoise renaud, 23 septembre 2019

changement de saison

Photograhie de Sylvia Bahri

écrire au jour le jour entre contrainte et désir, faire ses gammes, chercher les mots pour dire au mieux ce qui arrive devant soi, autour de soi, ce qui arrive au ciel, ce que la terre suinte et raconte d’histoires animales et végétales, gémir aussi parce que c’est incroyable de vivre comme ça, là, aujourd’hui, d’observer les choses, les paysages, les gens, d’écrire, tout ça plus vrai encore avec les mots qui pénètrent le papier ou la toile…

 

Insensiblement.
Le soleil baisse.
Il n’émerge plus au même point de l’est derrière la colline et il ne se hisse plus suffisamment à midi pour frapper la fenêtre de toit au-dessus de mon lit. Le soir, l’air tourne frais sitôt que la lumière bascule. Moins d’oiseaux, certains partis vers le sud pour l’autre saison.
Déjà. Oui.
À deux reprises ces derniers jours, j’ai vu un grand échassier. Un héron cendré, enfin je crois. Il planait à remonter le ruisseau, pattes tendues à l’extrême comme un danseur volant. Il avait dû voir quelque chose d’intéressant pour glisser comme ça le long de la fracture d’eau bruissante, quelque chose à attraper et manger − musaraigne, crapaud, poisson, lézard fuyant au milieu du fouillis de pierres. On aurait dit qu’il dessinait d’un trait une ligne de vent.

Avec la saison qui avance, on ne vit plus le paysage de la même façon.

Ce morceau de pays se transforme au rythme des saisons depuis le fond des âges. Les gens d’ici en savent les détails. Ce n’est que mon deuxième automne, aussi je ne connais pas encore le programme de ces transformations : fleurs survivantes, lente mutation des arbres, perte en densité végétale, palette des rouges jaunes ocres bruns bronzes alternant avec le socle rocheux et les arrachements de terre, le tout dans ma fenêtre comme dans un cadre de télévision. Tableaux à découvrir sans cesse mouvants. Ils se fixent, ordre et rythme, s’incrustent dans un coin du cerveau encore libre pour former une nouvelle géographie. Ou plutôt galerie. Tout sera là, inscrit. Il suffira d’y retourner les années suivantes pour reconnaître les événements répertoriés ainsi que des images virtuelles, les visiter du bout des doigts, du bout des yeux. Une sorte de nouveau langage associé au pays, aux orages et à certaines émotions singulières.
Au jardin, foison de floraisons, ce qui me contente. Pas encore l’endormissement − ce sera plus tard.
Deuxième élan pour les sauges, cosmos largement resemés à travers l’herbe (on me l’avait promis), verveines rampantes à l’odeur divine, bouquets de soucis (il faut que j’en ramasse bientôt les graines), dahlias à tige noire resplendissants (penser aux graines aussi encapsulées), folles capucines. Et puis les poivrons rougissent, les courges fignolent leurs rondeurs au milieu des verveines et les fraisiers produisent en quantité, de quoi me remplir la main chaque matin.
Autant d’étonnements, de délices liés au regain de vie après les pluies violentes, à la douceur de ces journées sans vent, divines, comme sait en délivrer l’automne. Du coup j’ai fait quelques photographies. Elles pourront me reconduire quand je le voudrai vers ces zones de monde qui tranquillement sont en train de devenir miennes − jardin, verger, ruisseau, vieux murs, éboulis, petite montagne − quand l’hiver sera rude, à l’encoignure du soir, blottie contre le feu.

 

Photographie : Sylvia Bahri, 2015