miroitements

Atelier d’été Tiers Livre – cycle Progression #1 – autour de Georges Perec  » Espèces d’espaces »
L’intime se détache de nous-même, devient imaginaire pour qui le découvre en lisant…

(innombrables lieux où j’ai dormi… voir ce qui va venir)

tout de suite odeur de draps sales – y avait-il seulement des draps ? –, tenace cette odeur de linge qui a longtemps servi dans lequel on peine à se coucher, moisi, odeurs corporelles, draps chiffon, draps de chambre d’étudiant où s’attarder rien qu’un bout de nuit sans importance

étranges résonnances quand des gens parlent alors que d’autres dorment dans cette église désaffectée transformée en auberge de jeunesse (ça se passe en pays étranger mais on s’en fiche, enfin pas tout à fait car c’est l’hiver, il y a de la glace dans les mares des parcs et les canards tournent en rond), c’est un hiver froid avec des pluies fréquentes, donc se réfugier dans ce lieu repaire et mesurer l’impressionnante hauteur de la nef au-dessus des couchettes juxtaposées demeurant perceptible jusque dans le sommeil

temps non compté alors qu’il dort en sécurité, et je dors moi aussi tout en veillant sur lui, notre chambre d’enfance partagée, nos deux lits calés dans les coins, meuble cosy cognant parfois contre le mur

Highlands – le lieu revient d’abord, indissociable de l’image, du coup le nommer –, pluie, beauté, oiseaux de mer nichant innombrables, toile de tente de couleur orange plantée au milieu de la lande, terre fragile, pluie, beauté, cris d’oiseaux, arrachements d’herbe mouillée, pas de matelas, rien qu’un sac de couchage

dormir pas dormir, désirer, attendre au bord du lit étroit, caresses dénuées de sens et nuit noire

couette en plumes servant de matelas installée au grenier (car une partie de la maison est louée en août à des vacanciers), somnolence d’après-midi alors que j’ai de la fièvre, le soleil a tourné déjà du côté de l’ouest, les pas de maman douce montant l’escalier et portant de l’eau et un bol de compote dans un panier, dans mon rêve j’ouvre les yeux, elle a poussé la porte à fond et la lumière inonde les combles

sentir en travers du sommeil les rafales de vent fort qui ravage la côte et hurle par-dessus la toiture, frissonner jusque dans le songe en cours d’élaboration

désir pénombre séduction sortilège, peau inconnue sous les doigts dans un appartement inconnu, vague assoupissement avant de s’enfuir juste avant le lever du jour – surtout ne pas trop dire de soi –, déjà au cœur de l’assoupissement cette sensation de fuite de gâchis de fureur

six couchettes par compartiment, la mienne celle d’en haut, pas rassurée

souffle puissant du vent venu de l’océan indien et rasant les collines de sable qui constituent la côte, cabane recouverte de palmes avec juste un grabat rempli de végétal séché, rumeur des vagues immenses, nuit étoilée, sommeil peuplé d’odeurs de mer et de foin

Photographie Nathalie Holt, juin 2021

ne pas surtout pas

tout ce que je ne veux pas que mon texte soit avant même de l’écrire…
un travail issu de l’atelier d’écriture Tiers Livre été 2020 « Outils du roman »

 

Pas question que ça bavarde, que ça lambine, pire que ça se répète. Pas question de servir du réchauffé. Pas question de bricoler. Pas question de céder, de bâcler, de se satisfaire de ce qui arrive ou de s’en moquer. Pas question de trop réfléchir, de trop construire, trop prévoir à l’avance, trop installer les choses au point qu’elles s’étouffent d’elles-mêmes comme un feu nourri de bois mouillé — inutile de relancer avec des branchettes, repartir du début et chercher l’étincelle. Pas question de faire l’économie des rêves, de la sortie du sommeil qui apporte des réponses au récit embourbé. Pas question d’aller à la ligne tout le temps sans raison valable. Pas question de restreindre le champ d’investigation, d’éviter les chemins de traverse, de ne fréquenter que des zones éprouvées (en savane, on rencontre des bêtes capables de renverser le cours des événements d’un coup de corne). Pas question de fabriquer de la matière juste pour faire du plein, de céder à la tentation du dialogue qui n’apporte pas grand-chose sinon une illusion de volume et balance des tirets à tout bout de champ. Pas question de trop lisser, de supprimer le grain. Pas question de se laisser détourner par un coup de fil, une visite, une flegme incorrigible — ou alors tout le contraire. Pas question de ne rien sentir en lisant à voix haute – dans ce cas jeter à la poubelle. Pas question de rester hors des zones sensibles, de ne pas pister la musique des phrases, les rythmes, les cris, les couleurs, les mouvements de foule, les matières qui composent le sol, les arbres, les changements de saison, les peaux qui vieillissent, les odeurs des vêtements, les mots d’amour, les gens qui marchent en silence et se courbent, les rivières qui vont et se creusent. Pas question de réfléchir. Surtout pas raisonner, pas construire, pas fermer la porte aux possibilités de vent, d’intrusion. Pas dire que c’est bon comme ça. Surtout pas.

Photographie PNG design (Unplash) 

espèces de décor (2)

texte écrit dans le cadre de l’atelier d’été Tiers Livre proposé et animé par François Bon. Cette fois il était question de produire de la matière, de décrire des contextes, des décors. Absence de personnages. Et toujours, se plier à l’exercice pour être plus fort et plus riche après !

 

extérieurs

Emprunter depuis la rue un étroit sentier bordé d’herbe. Longer le mur en schiste investi par d’innombrables petites fougères. Alors débarquer dans un espace plus ou moins rectangle contenu entre la maison et le poulailler, hortensias en massif prenant une place considérable. Le potager au fond, déjà bien visible depuis le portail, parcelle circonscrite par des cyprès de Lambert difficiles à maîtriser mais protégeant avantageusement des vents d’ouest. Noter le caquètement des poules lâchées sur le terrain. Trois marches de seuil. Un lieu familier. Par-dessus un ciel mouvant, chargé. L’averse pourrait bien venir.

Haute haie taillée reconnaissable à l’approche, réclamant beaucoup de soin. Quelques mètres plus loin, un passage pareil à une voûte protectrice aménagé dans le taillis. Il est équipé d’un portillon en métal jamais cadenassé qui produit à se refermer un bruit singulier annonçant l’éventuel visiteur. Par derrière, la cour pareille à une antichambre invitant à la fois vers le jardin plus vaste et vers la maison tout près ornée de rosiers sauvages envahissants, la voix venant de la cuisine, entrez mais entrez donc, le soleil encore doux, l’odeur du végétal qu’on a arrosé il y a peu.

Plateforme en pente assez marquée en haut de la plage – donc plein vent, face au plan infini de la mer — avec un arbre large façonné par le climat, jamais soumis, résistant. Folles et fortes branches. Tronc qu’on dirait travaillé avec des outils de sculpteur. L’arbre couvre une trentaine de mètres carrés, peut-être plus, et empiète au-delà de la falaise. Presque il se tend vers le lointain comme s’il voulait basculer dans le vide. Sous la ramure, un banc justement placé – depuis quand ? — pour regarder la mer, écouter, méditer, s’asseoir avec quelqu’un — pour peu qu’on ait quelqu’un avec qui s’asseoir.

Port et môle, une promenade de tous les jours. Villas cossues en face, coteau planté de beaux arbres accoutumés aux vents violents. Ancienne minoterie. Goulet vers le canal qui remonte dans les terres. Belles volées d’oiseaux autour des mâts. Port, bateaux, oiseaux. Un lieu pour s’embarquer.

Genre d’esplanade vaste comme un champ de course. Ombres et lumières. Théâtre d’un bord, centre commercial de l’autre. Va-et-vient incessants. Lignes de vie.

 

Photographie: Camillo Corsetti Antonini (unsplash)

hep s’il-vous-plaît !  

Une proposition de l’atelier Tiers Livre en cours, dirigé par François Bon sur le thème « Outils du Roman ».
Il s’agissait de FAIRE DES GAMMES, d’écrire dix fois le même tout petit geste du quotidien comme allumer une cigarette, décrocher un téléphone, démarrer sa voiture… J’ai choisi d’écrire 10 fois comment appeler un serveur.

1
Il suit avec application chaque déplacement du garçon en terrasse – mignon le garçon, racé, rapide –, pas commode à attraper avec les yeux, mais ça va se faire. Essaie d’attirer son attention, n’y parvient pas. Trop loin. Ce sera pour le prochain coup. Rester tranquille, ne pas bouger plus qu’il n’est nécessaire, de toute façon il n’usera pas du claquement de doigts ni du hep s’il-vous-plaît. Le regard suffit, accompagné d’un bref mouvement d’épaule.

2
Hep, s’il-vous-plaît. Deuxième fois qu’il se manifeste.  (Vous voyez bien qu’on attend depuis un bon moment, enfin c’est quand vous voulez mais quand même, on est arrivé avant eux, vous n’avez pas fait attention ? c’est bien là le problème, y’en a qui feraient mieux de changer de métier… et bien d’autres choses encore). Bras tendu, cou en torsion, derrière décollé de la chaise. Le corps à demi déployé reste en suspens longtemps, ridicule. Le bruit métallique de la chaise a fait se retourner les clients de la table d’à côté.

3
Enfin tu vois bien qu’il est occupé… mais si, il nous a vus, je t’assure que si, il ne va pas tarder… Elle a posé sa main sur son bras, en même temps elle le regarde avec intensité pour mieux l’inciter au calme. Sa main contient tout l’énervement de l’homme rien qu’avec ce mouvement minuscule, frottement sur l’avant-bras, muscles et nerfs saillants sous la peau. Un genre de caresse en fin de compte.

4
Il y a un moment où il faut qu’il se passe quelque chose parce qu’il fait très chaud et ils ont soif, soif de ces bitter campari un peu amers avec glaçons qu’on boit sur la côte napolitaine en été, parce que la chaleur est écrasante, pavé surchauffé, poussières et minuscules débris végétaux comme encollés aux corps à cause de la sueur, parce que l’ennui est insupportable, existences malmenées, destins incontrôlables, parce que seule la liqueur d’amaro saura les réconforter. Incapables de bouger — lui comme elle. Incapables de lever la main pour ébaucher un signe, un mouvement du bout des doigts. Tellement chaud. Figés dans l’attente, résignés. Ils imaginent le parfum d’écorce d’orange du cocktail, ne disent rien, pensent qu’ils auraient pu se le faire servir dans leur chambre d’hôtel climatisée. Enfin maintenant qu’ils sont installés, le garçon va bien finir par les voir. Il les connaît (des clients de l’hôtel), sait déjà ce qu’ils vont consommer. Oui, avec beaucoup de glaçons s’il-vous-plaît.

5
A peine assise, a replié une jambe sur l’autre, posé son sac sur la chaise d’à côté, a légèrement incliné le buste avec regard cherchant où était le serveur, paquet de cigarettes à portée, doigts prêts à en attraper une. Elle sait qu’il n’est pas loin, elle sait qu’il l’a vue, elle sait qu’il a remarqué qu’elle était seule et qu’elle avait des jambes de rêve. D’ailleurs il arrive presque sans bruit, léger comme un oiseau, il est là et il regarde ses jambes l’air de rien.

6
Est-ce qu’il va tenter le coup de réclamer ou est-ce qu’il patiente encore un peu ? Ça le démange d’élever la voix, mais ce serait forcément idiot de crier et de s’énerver parce qu’il finira bien par venir à un moment ou à un autre. D’ailleurs quel courage il a ce type-là pour faire des kilomètres sur place sans jamais rater la marche d’entrée dans le bar par cet temps éprouvant avec tout ce monde qui se presse, râle, rarement satisfait. Non mais c’est vrai, il faut quand même savoir se mettre à la place des autres de temps en temps. Il demeure aux aguets dans ce moment de délibération avec lui-même, partagé entre plusieurs attitudes, à la fois retenu par la nature bienveillante de ses pensées et poussé par l’envie qu’on s’occupe rapidement de lui, qu’on lui apporte ce qu’il souhaite pour passer un moment agréable — anisette et olives –, seul en terrasse à regarder les gens défiler, les types en chapeau, les jolies filles, les musiciens, les mendiants, tous pareils à des personnages de théâtre.

7
Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

8
La force de la routine. Même table, même positionnement du corps voûté légèrement de travers dans le siège de manière à obtenir une vision panoramique de la terrasse et d’aviser à tout moment où navigue celui qui inévitablement l’a vue s’installer et ne va pas tarder à s’orienter dans sa direction, plateau en équilibre au niveau de l’épaule. Pas même besoin d’un signe. Ce sera comme d’habitude madame V. ?

9
Faut toujours attendre dans cette vie, attendre pour acheter le pain ou un ticket de cinéma, attendre pour se faire arracher une dent, attendre des résultats d’examens, attendre la venue de la nuit, attendre pour se faire servir un café ou un p’tit blanc — rien de particulier à fêter. Espaces rompus et temps perdus. Est-ce qu’au moins il l’a vu arriver tout au bout là-bas ? Pas si sûr, alors se rapprocher insensiblement de l’eau, du bruit de l’eau.

10
Simple agitation des doigts à hauteur de visage pour dire que c’est par ici que ça se passe. Elle le fait bien, elle est super entraînée. Attirer l’attention de l’autre, elle s’y connaît. Un besoin qui s’enracine très loin. Tout de même une lueur de malice dans le regard qui juste après se détourne.

 

Photographie d’Ariel Agüero, Unplash

champ de bataille

extraits d’un texte écrit pour l’atelier d’été 2020 Tiers livre sur le thème Outils du roman
consigne : écrire le début d’un roman en rendant perceptible l’omniscience de l’auteur pour rentrer dans les pensées des personnages (un seul bloc), accueillir tout ce qu’il va naître

 

observer cette esplanade pareille à un champ de bataille, recueillir les impressions de mouvements croisés et de circulations aléatoires, écouter les bruits que font les pas des gens, les conversations et le souffle des gens, ça produit une sorte de gémissement à peine audible, une rumeur sourde qui inonde la surface peuplée et s’étend en cercles concentriques jusqu’aux bâtiments qui bordent la place, et c’est dans les limites de ce champ que les silhouettes se déplacent, dispersées ou soudainement regroupées par on ne sait quel jeu d’attraction-répulsion comme enclenché par un aimant souterrain capable d’influencer les trajectoires — tel un vaste jeu de flipper, l’espace au sol, lisse, donc glissant et en légère déclivité induisant probablement cette comparaison —, appuyer sur la touche vidéo et jongler comme d’un curseur avec les temps d’exposition, vitesse d’obturation et nombre d’images par seconde pour ralentir ou accélérer le flux de ce monde en affaires, corps en tous genres hommes femmes enfants, jeunes et vieux, avec course des nuages et modifications de la lumière par-dessus de la mêlée, enfin où vont-ils tous ? qu’ont-ils à faire de si urgent ? quelle dose de douleur ou de joie transportent-ils dans leurs besaces et quelles histoires dans leurs cerveaux ? Ils ne savent pas qu’ils sont observés depuis le haut du grand escalier du théâtre, ils sont juste vivants en cet instant-là, bien réels, le sang circule comme il faut dans le circuit de leurs veines, ils vont et viennent, traversent la place tout droit ou en diagonale, regardent leur montre, se hâtent vers le serpent bleu du tram qui émerge du tunnel pour aborder la rampe d’accès aux voyageurs. Impossible de distinguer les visages, encore moins leurs expressions, même en usant du zoom (l’appareil est simple de manipulation, juste bon à prendre des scènes ordinaires, anniversaires ou réunions de famille). Seulement discernables la taille, la corpulence, le port de tête, l’aisance, la jeunesse en se référant à la vitesse de déplacement — encore que beaucoup de jeunes flânent et beaucoup de plus âgés sont drôlement agiles —, l’allure vestimentaire, les bagages à porter sur l’épaule ou à rouler, les animaux en laisse. À un moment donné fermer les yeux et ne plus les rouvrir pour mieux se laisser pénétrer par les attitudes longuement observées, ressentir les pensées… femme qui porte un sac (lourd le sac), cheveux blancs, dos voûté tête penchée pour mieux voir où elle pose les pieds, traître ce pavé, on glisse si facilement sur un papier, une feuille d’arbre… homme grand de taille qui toise ceux qu’il dépasse… fille en robe blanche, autre fille brune plus ronde et bavarde qui traîne les pieds…. jeune type en vélo qui fend la foule au risque de percuter quelqu’un, sac à dos rempli de livres ou de victuailles, plutôt des livres —  étudiant, ne pense qu’aux filles, s’appelle Jonathan, habite dans une rue proche de la cathédrale, enfin pas sûr, on verra ça plus tard  —, de toute façon roule trop vite sur cette esplanade interdite aux deux-roues (il va se faire coxer, c’est sûr, ou il va y avoir un pépin)… [aussi colosse barbu portant un étui de guitare, femmes la soixantaine en train de faire les magasins pour ne rien acheter, bande d’ados en jogging à bandes blanches sur le côté et sweater à capuche prêts à faire un mauvais coup, garçon en fauteuil atteint d’une maladie génétique, fillette aux yeux bleu glacier tenant la main de sa grand-mère et la tirant l’air de rien vers le stand de bonbons, trois hommes costard cravate sortant d’un bâtiment cossu se pressant vers un restaurant ça n’en finissait pas, cette réunion, intarissable le mec]. Ressentir alors qu’il n’y a aucune certitude sur l’avenir mais nourrir l’idée que c’est à cause de l’étudiant qu’il va arriver quelque chose, qu’il doit exister un lien entre lui et les deux filles qui traînent souvent en ville, par exemple l’une d’elles en romance avec lui, raison pour laquelle il cherche à les distinguer dans la foule pour les rejoindre en se dressant sur les pédales de son engin tout en parlant dans son iPhone, ou alors projetant simplement d’aller à la mer le lendemain ou au cinéma pour draguer l’une d’entre elles (de préférence celle en robe). Descendre la rampe d’escalier tout en zoomant au maximum (gagner en proximité tout en perdant de la hauteur). Et puis ça y est, la vague nous prend, comme un vertige à débouler sur le flipper et à envisager de l’intérieur la scène habitée de conversations et sillonnée de parcours incertains. Continuer à prendre des notes visuelles. Suivre la dame au sac qui se dirige vers la gare en respirant fort, le vieil homme qui parle à son caniche allons, presse-toi un peu mon petit pote, le groupe d’enfants qui braillent, les routards avinés non mais qu’est-ce qu’elle a celle-là à me regarder comme ça ?, le type à peau noire très beau qui porte un tee-shirt noir avec une tête de lion (magnifique, le lion) et qui chantonne My Lady Sunshine : tu es née sur une île sauvage, j’ai cherché là-bas ton visage, je te rejoindrai dans la nuit, si beau que les gens se retournent sur lui après son passage, se faufiler dans son sillage un moment avec le blues dans la gorge et se laisser imprégner (et même influencer) par la chanson d’amour, entendre soudain tout un tapage et même des cris, aussitôt penser qu’une personne a eu un malaise (pas étonnant avec la chaleur), à moins qu’il ne s’agisse d’une attaque terroriste, ou alors non c’est bien l’étudiant qui a fini par renverser un vieillard ou un infirme, avancer tout en filmant alors foule s’ouvrant et se refermant, agitations, rumeurs, zones d’ombre, ondes de chaleur, vélo comme un couteau dans le flot des gens, caméra de même finalement

Illustration : L’entrée du Christ à Bruxelles, James Ensor, 1888

en mon for intérieur – jour #25

J’ai décidé en ce vendredi particulier, jour #25 du confinement, de publier un texte achevé tout juste hier, en réponse à une proposition Ateliers de François Bon autour de Pierre Bergounioux — un atelier intitulé : temps référentiel & temps du récit.
Ou encore : « de comment rendre compte narrativement d’un morceau complexe du réel avec durée »

 

la blancheur

Un long moment elle a parcouru les endroits de sa vie récente à la recherche d’un événement cyclique, d’une circonstance, d’une simple scène qu’elle aurait observée ou à laquelle elle aurait participé et qui se serait répétée suffisamment de fois pour être saisie en écriture et restituer une sensation de temps écoulé, mais elle n’a pas trouvé. Depuis qu’elle vit par ses propres moyens, elle s’est appliquée à échapper aux traditions et aux obligations familiales. Pas de vacances dans la même maison à la mer ou à la campagne — pas de vacances du tout —, pas de lieux fétiches, pas tellement d’habitudes. Une nouvelle fois elle s’oriente vers l’enfance alors que les parents dictaient la marche à suivre et décidaient de la tournure des choses. Et dans ce monde où ils étaient tous nés, dans ce pays qui était le leur, les fêtes chrétiennes s’imposaient pareilles à des bornes immémoriales, précieuses car constituant la partition du temps et concourant à l’organisation de la société rurale, occasions d’inviter la famille, d’assister ensemble aux cérémonies et de partager un repas. Mais elle n’avait jamais aimé les messes, les banquets et tout ça. Une réaction envers sa mère qui elle au contraire se réjouissait de ces rassemblements, les entourait en rouge sur le calendrier et veillait à leur réussite. Ne lui restait plus qu’à se carrer dans sa solitude, garder ses distances tout en se demandant pourquoi il fallait être dérangé par autant de monde à la fois, faire semblant d’être content, bien se tenir quoi. Et de cet événement qui survenait au cœur d’avril et qui chamboulait les rythmes domestiques, elle se souvient à priori de peu de chose. Continue reading →

un hiver personnages #3 | une foule

Cycle d’ateliers hiver 2019/2020 avec Tiers Livre et François Bon intitulé « Un hiver personnages ». Proposition 3 : « à vous de choisir ce qui sera votre échantillonnage, votre piscine pour immersion avec foule, et la taille de cette foule. Et puis organiser le défilé des masques. Une affaire de mouvement ? Une affaire de mouvement. Et de peinture ? Et de peinture. »  En savoir plus ici

 

réduction de l’espace

Serrés comme des sardines. Corps inconnus, étrangers, corps en vêtements de saison, corps à gifler repousser, corps chargés d’odeur de ville de gasoil de tabac et autres substances à fumer, corps avec barbe et lunettes, corps adossés tant bien que mal avec épaules bras mains qui se frôlent une fois accrochées aux barres métalliques prévues pour éviter de tomber lors des accélérations, corps fatigués énervés plus ou moins propres, ramassés en nombre dans l’espace étroit, infréquentables. Et il faut se retenir de soupirer de crier parce qu’à un moment donné ça devient insupportable de rester là, au contact, alors que d’autres montent encore, réduisant d’autant l’espace respirable — comment font-ils d’ailleurs pour trouver à se caser, récalcitrants à la compression et à l’empilement mais visiblement accoutumés aux mouvances de la multitude ? Lui qui a la mèche folle et le front luisant, il a l’air d’en avoir assez lui aussi, stoïque debout, plutôt bel homme, il porte un foulard de toutes les couleurs qui le rend attirant — tiens c’est vrai je ne l’avais pas remarqué au premier abord, c’est qu’il a dû monter dans la rame après moi. Lui en bonnet tricoté genre rasta affalé dans un angle, moue occupant le bas du visage terne et crispé, conservant entre le pouce et l’index un semblant de cigarette. Lui en manteau élégant — mais qu’est-ce qu’il fait là ? c’est qu’il est obligé. Familles en duos trios forcément disloquées, pas d’interstices suffisamment grands, du coup l’un casé en profondeur dans l’allée, l’autre pressé près d’une vitre, l’autre encore à l’assaut d’un strapontin étrangement libre hissant sur ses genoux le petit — trois ou quatre ans — mais la robe se coince dans l’articulation du siège si bien qu’il faut l’intervention de la voisine pour démêler l’affaire. Merci beaucoup madame. Je suis des yeux, je vois, j’observe, je souffre et respire avec eux, corps inconnus indifférents les uns aux autres, suffisamment éduqués pour demeurer ensemble quelques minutes, pas plus. Et tout ce qui arrive dans ces poignées de temps perdues dans la cohue, touchés par les mêmes oscillations et variations de vitesse entraînant effleurements rapprochements chocs non désirés, tout ce qui arrive s’inscrivant au fur et à mesure dans le cerveau, mémoire composée de petits morceaux de peau surpris dans l’ouverture d’un vêtement ou portions de visage ou expressions ou détails marquants dans l’accoutrement et la silhouette ou encore odeurs de laine mouillée et de sueur, rarement parfum fleuri ou citronné (trop loin la toilette du matin), de scènes brèves, de paroles dérobées. Elle maquillée et pacotille au poignet, cheveux retenus par une sorte de bandeau à paillettes. Elle avec casque audio mâchant du chewing-gum avec l’air de s’en moquer. Les deux là garçons, quinze ans, badant leur téléphone avec l’air complice. Lui aux avant-bras tatoués. Elle serrant son sac sur ses genoux, inquiète du moment où elle va devoir se lever et trouver la sortie. Elle avec un livre, plongée dedans. Ils elles oscillent avec le wagon dans un flou coloré fluctuant, parfois inquiétant. Je les vois. Je me demande de quoi sont faits leurs rêves. Et je les observe dans cet effort à cohabiter, à supporter cette situation, je les applaudis et commence à souffrir avec eux de la promiscuité et de la chaleur qui grimpe bien que le wagon soit climatisé à ce qu’il paraît — fait si chaud dehors ou alors clim en panne —, hautes parois vitrées reflétant les immeubles de la ville avec pans de ciel intercalés, trottoirs, terre-pleins, lumières violentes — zut, j’aurais dû essayer de m’installer de l’autre bord —, rumeurs propulsées à l’intérieur à l’ouverture des portes. Ça brasse, ça roule comme si on était sur la mer, d’un bord à l’autre, d’un corps à l’autre, frôlements dans l’indifférence générale, l’un se retourne, l’autre soupire ou sourit, excusez-moi, mais je vous en prie. Je m’efface. Bientôt mon tour de descendre.

Photographie : Fabrizio Verrecchia (Unplash)

un hiver personnages #2 | une généalogie au féminin

Cycle d’ateliers avec Tiers Livre et François Bon intitulé « Un hiver personnages ». Deuxième proposition : « une accumulation où chaque silhouette est brièvement modelée en une seule phrase, comme les mains feraient de l’argile. Et ça, oui, par un principe d’accumulation, délibérément pour élargir le « répertoire » de matière brute qui nous servira progressivement pour les récits à développer ». En savoir plus ici.

 

Celles qui n’en avaient que faire des mots Celles qui n’en avaient que faire des promesses Celles qui avaient les mains gercées à force de frotter le linge et de laver les légumes avec l’eau du puits Celles qui venaient de familles de laboureurs et qui portaient des bas de laine et des robes sombres Celles qui se pliaient à la tradition, avaient pourtant des yeux qui brillaient, d’un noir si affûté qu’ils semblaient se planter droit devant avec la volonté de ne jamais se détourner
Celle qui rêvait d’une robe rouge
Celle qui confectionnait des balais avec des branches de genêt toutes de la même longueur et ficelées grossièrement
Celle qui passait par les maisons pour proposer son beurre
Celle sur la photo qui a de l’aplomb, les deux pieds campés dans la terre, et sans doute qu’elle ne craignait pas de marcher à travers les landes inondées de brume ou brossées de vent, et même qu’elle ôtait ses chaussures pour ne pas les user Qui était bien aimée d’Angélique P., femme que j’ai fréquenté jusqu’à ses 106 ans et demi et qui parlait si bien des jardins et des filles qu’elle avait connues quand elle était jeune et qui toutes étaient parties sous la terre comme elle disait, toutes nées dans ce petit coin de pays en bordure d’océan là où il n’y avait pas de villes, rien que des villages et des bourgs avec le marché un jour par semaine et quelquefois une foire aux bestiaux ou une fête de la mer avec les bateaux qui faisaient la navette entre le port et l’île en face Celle dont il ne reste pas grand-chose sinon deux clichés réalisés dans le studio du photographe à l’occasion de ses vingt ans et de son mariage Celle à qui je ressemble m’a-t-on dit, du moins en carrure et en tempérament

Celle qui avait dû aimer la splendeur des grands arbres de la côte alors qu’ils traversaient le siècle sans qu’on les tracasse Qui se laissait émouvoir (enfin je crois) par les clameurs du vent d’ouest, par la venue des fleurs au verger Qui aurait aimé écrire des poésies mais elle n’avait pas d’encre ni de cahier, de toute façon elle n’y avait jamais cru suffisamment pour le faire Continue reading →