Parcelles habitées, vases communicants, mars 2016

Voici le texte que j’ai écrit dans le cadre des Vases Communicants de mars. Échange heureux avec Anne-Sophie Bruttmann.

parcelles habitées

parcellesHabitées_photoanneSophieBruttmann

Parking numéro 10. Voiture couleur gris métallisé. Un homme penché à l’intérieur examine le dessous des sièges avec une lampe de poche. Il cherche un mégot, cheveu, bout de papier avec numéro de téléphone, objet égaré. Un début de preuve d’infidélité. Il doit être en colère pour s’acharner comme ça. Ou malade. Dans les deux cas il est malheureux. Et j’ai peur de ce qu’il va lui faire, à elle. Je souhaite soudain que les piles de la lampe se vident pour qu’il arrête.
Emplacement 12 (j’ai décidé de numéroter les places en nombres pairs pour m’y retrouver). Grosse tâche d’huile. Quelqu’un a eu des ennuis récemment.
Emplacement 18. Véhicule à carrosserie noire d’une marque peu répandue (je n’y connais rien en voiture). Deux types s’embrassent. Se fouillent sous les habits jusque dans les plis de peau et même à l’intérieur du corps. L’un pèse sur l’autre, ils s’agitent. Je passe au large. Quand ils auront fini, ils se démêleront, se quitteront. À vrai dire, ça m’est un peu égal.
Places 20 et 22. Réservées pour les handicapés.
La 32, plus loin à longer la berge. Break foncé avec banquette arrière repliée et forme allongée côté coffre. Je crois d’abord à un cadavre. Et puis je vois que ça respire. Quelqu’un là, oui. Une femme. Elle vit dans sa voiture depuis qu’elle a perdu enfants et appartement. Elle se débrouille comme elle peut. Au jour le jour. Elle a empilé ses deux valises pour pouvoir allonger les jambes et elle a étendu sa serviette de toilette par-dessus pour la faire sécher. La nuit, elle se recouvre d’une toile cirée de la même couleur que la banquette pour se cacher — ne pas se faire violer. Il y a l’eau du fleuve pas loin. Elle se lave avec avant d’aller au travail.
Plus loin encore, sous le pont de la voie ferrée. Encoignure de la taille d’un carton replié de machine à laver. Un sans-logis l’a investie. Il a planté un panneau Halte là pour signifier son campement et il lance des canettes vides à qui veut s’approcher. L’agressivité le protège.

Je continue à marcher. Plus loin. Plus loin
Le gris devient noir. La nuit étend ses bras sur ces mille territoires minuscules. Habités. Hantés.
Broie la ville et ses âmes perdues.

Photographie : ©Anne Sophie Bruttmann, février 2016

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.