hep s’il-vous-plaît !  

Une proposition de l’atelier Tiers Livre en cours, dirigé par François Bon sur le thème « Outils du Roman ».
Il s’agissait de FAIRE DES GAMMES, d’écrire dix fois le même tout petit geste du quotidien comme allumer une cigarette, décrocher un téléphone, démarrer sa voiture… J’ai choisi d’écrire 10 fois comment appeler un serveur.

1
Il suit avec application chaque déplacement du garçon en terrasse – mignon le garçon, racé, rapide –, pas commode à attraper avec les yeux, mais ça va se faire. Essaie d’attirer son attention, n’y parvient pas. Trop loin. Ce sera pour le prochain coup. Rester tranquille, ne pas bouger plus qu’il n’est nécessaire, de toute façon il n’usera pas du claquement de doigts ni du hep s’il-vous-plaît. Le regard suffit, accompagné d’un bref mouvement d’épaule.

2
Hep, s’il-vous-plaît. Deuxième fois qu’il se manifeste.  (Vous voyez bien qu’on attend depuis un bon moment, enfin c’est quand vous voulez mais quand même, on est arrivé avant eux, vous n’avez pas fait attention ? c’est bien là le problème, y’en a qui feraient mieux de changer de métier… et bien d’autres choses encore). Bras tendu, cou en torsion, derrière décollé de la chaise. Le corps à demi déployé reste en suspens longtemps, ridicule. Le bruit métallique de la chaise a fait se retourner les clients de la table d’à côté.

3
Enfin tu vois bien qu’il est occupé… mais si, il nous a vus, je t’assure que si, il ne va pas tarder… Elle a posé sa main sur son bras, en même temps elle le regarde avec intensité pour mieux l’inciter au calme. Sa main contient tout l’énervement de l’homme rien qu’avec ce mouvement minuscule, frottement sur l’avant-bras, muscles et nerfs saillants sous la peau. Un genre de caresse en fin de compte.

4
Il y a un moment où il faut qu’il se passe quelque chose parce qu’il fait très chaud et ils ont soif, soif de ces bitter campari un peu amers avec glaçons qu’on boit sur la côte napolitaine en été, parce que la chaleur est écrasante, pavé surchauffé, poussières et minuscules débris végétaux comme encollés aux corps à cause de la sueur, parce que l’ennui est insupportable, existences malmenées, destins incontrôlables, parce que seule la liqueur d’amaro saura les réconforter. Incapables de bouger — lui comme elle. Incapables de lever la main pour ébaucher un signe, un mouvement du bout des doigts. Tellement chaud. Figés dans l’attente, résignés. Ils imaginent le parfum d’écorce d’orange du cocktail, ne disent rien, pensent qu’ils auraient pu se le faire servir dans leur chambre d’hôtel climatisée. Enfin maintenant qu’ils sont installés, le garçon va bien finir par les voir. Il les connaît (des clients de l’hôtel), sait déjà ce qu’ils vont consommer. Oui, avec beaucoup de glaçons s’il-vous-plaît.

5
A peine assise, a replié une jambe sur l’autre, posé son sac sur la chaise d’à côté, a légèrement incliné le buste avec regard cherchant où était le serveur, paquet de cigarettes à portée, doigts prêts à en attraper une. Elle sait qu’il n’est pas loin, elle sait qu’il l’a vue, elle sait qu’il a remarqué qu’elle était seule et qu’elle avait des jambes de rêve. D’ailleurs il arrive presque sans bruit, léger comme un oiseau, il est là et il regarde ses jambes l’air de rien.

6
Est-ce qu’il va tenter le coup de réclamer ou est-ce qu’il patiente encore un peu ? Ça le démange d’élever la voix, mais ce serait forcément idiot de crier et de s’énerver parce qu’il finira bien par venir à un moment ou à un autre. D’ailleurs quel courage il a ce type-là pour faire des kilomètres sur place sans jamais rater la marche d’entrée dans le bar par cet temps éprouvant avec tout ce monde qui se presse, râle, rarement satisfait. Non mais c’est vrai, il faut quand même savoir se mettre à la place des autres de temps en temps. Il demeure aux aguets dans ce moment de délibération avec lui-même, partagé entre plusieurs attitudes, à la fois retenu par la nature bienveillante de ses pensées et poussé par l’envie qu’on s’occupe rapidement de lui, qu’on lui apporte ce qu’il souhaite pour passer un moment agréable — anisette et olives –, seul en terrasse à regarder les gens défiler, les types en chapeau, les jolies filles, les musiciens, les mendiants, tous pareils à des personnages de théâtre.

7
Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

8
La force de la routine. Même table, même positionnement du corps voûté légèrement de travers dans le siège de manière à obtenir une vision panoramique de la terrasse et d’aviser à tout moment où navigue celui qui inévitablement l’a vue s’installer et ne va pas tarder à s’orienter dans sa direction, plateau en équilibre au niveau de l’épaule. Pas même besoin d’un signe. Ce sera comme d’habitude madame V. ?

9
Faut toujours attendre dans cette vie, attendre pour acheter le pain ou un ticket de cinéma, attendre pour se faire arracher une dent, attendre des résultats d’examens, attendre la venue de la nuit, attendre pour se faire servir un café ou un p’tit blanc — rien de particulier à fêter. Espaces rompus et temps perdus. Est-ce qu’au moins il l’a vu arriver tout au bout là-bas ? Pas si sûr, alors se rapprocher insensiblement de l’eau, du bruit de l’eau.

10
Simple agitation des doigts à hauteur de visage pour dire que c’est par ici que ça se passe. Elle le fait bien, elle est super entraînée. Attirer l’attention de l’autre, elle s’y connaît. Un besoin qui s’enracine très loin. Tout de même une lueur de malice dans le regard qui juste après se détourne.

 

Photographie d’Ariel Agüero, Unplash

10 commentaires

  1. Morote Marie-claude

    Observatrice des moindres détails et ouverte à tous les possibles..
    On dirait une proposition de synopsis, gros plan sur scène unique, plan sur terrasse.. Un premier hep, deuxième, troisième hep, du ralenti, accélération, arrêt sur image .. Hep hop création, vapeurs d’ alcool ou pas , on entre en scène et on y croit.. Traits de crayon affûtés, esquisses imparables.. Merci Françoise pour cette virée en dix tablées

    • Merci chère Marie-Claude, pour ta lecture quasi en temps réel… merci infiniment, ça donne tellement envie de continuer…
      et tu as tout à fait raison de souligner l’aspect cinématographique de ces petites séquences… d’ailleurs ça va me permettre de préciser un peu comment ça s’est écrit.
      J’ai essayé de ne pas penser à grand-chose. J’ai choisi de laisser venir les situations, faisant l’effort de visualiser les différentes scènes et d’entendre les bruits, les soupirs.
      Ai beaucoup aimé écrire les 10 d’un coup comme des esquisses de tableau.
      Inspirée par certaines peintures de Hopper et autres solitudes. Duras très présente.

  2. brigitte celerier

    salut à ceux que je retrouve ici

    et bravo pour la photo

  3. Marie-claude Morote

    Merci pour ton petit mot auquel je suis très sensible…

  4. Je trouve ça très abouti … et très, très bien … et vachteu bon!

  5. Lecture rafraîchissante, avec même le bruit des glaçons…Du Hopper, oui, mais en noir et blanc, comme ta photo… et comme le garçon… Il est où, au fait ? Tu crois qu’il nous a vues ?
    Bisous à ta santé…

  6. conti Lydia

    Patients ou impatients, toujours dans l’attente…
    Mais c’est qu’il fait chaud et qu’ils ont très envie de se désaltérer.
    Tu t’es glissée parmi eux espérant te rafraîchir?

  7. Jacqueline Vincent

    Un retour sur des souvenirs d’étudiants en goguette dans les bars enfumés de l’époque où la vie semblait se décliner comme dans toutes les scènes que tu nous décris avec une telle précision que je me revoie à une table dans l’attente d’une « mômi-tomate » (boisson composée de Ricard et de sirop de grenadine) et de l’amoureux… Rafraîchissant !!!

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