L’année de ses douze ans peut-être, loin en arrière, sorte de niche au sortir de l’enfance. En fait il y a plusieurs instants de même nature dont elle pourrait s’emparer et fouiller. L’un avec la grand-tante, l’autre avec le frère, l’autre avec les chiens, tous assemblés en cette même heure, durée d’une visite en ce village où son père a été recueilli à la fin de la guerre. Le village se situe dans l’arrière-pays maritime fait de bocage, champs de pommiers et prés riches en herbe pour les gros animaux. Le père reconnaissant souhaite entretenir le lien avec ceux qui lui avaient proposé leur chambre à patates pour gîte et l’avaient nourri en des circonstances difficiles. Sans doute veut-il aussi donner à voir ses enfants, fille et garçon, qui grandissent si bien. De beaux enfants en somme.  

C’est en hiver, le jardin semble mort, les bâtiments de la ferme tassés et bien alignés le long du chemin. Elle aime les reconnaître dans l’instant où la voiture dépasse l’étang, bifurque à droite et se range sur le terre-plein. Tout de suite les chiens alertés se précipitent, leur lèchent les mains sitôt qu’ils descendent. Les enfants n’ont que faire des adultes qui échangent des nouvelles un moment au jardin puis s’installent dans la cuisine pour partager une cerise à l’eau-de-vie ou un blanc sec — elle a déjà évoqué ces conversations autour de la table au bois noir griffé par l’usage et a déjà décrit les objets posés sur le buffet devant le miroir déformant. Venez donc par ici, je vais vous donner un gâteau. La tante qui vivra bien au-delà des cent ans, a la voix bourrue. Gentille. Sa face grimace, lèvres fendillées, poils au menton. Franchement elle n’aime pas trop l’embrasser, cette tante-là, elle n’aime pas l’odeur de son sarrau pas lavé. Mais ce regard affûté qu’elle a, comme l’œil noir d’une poule qui secoue la tête d’un bord sur l’autre. Mais cette pogne aussi qu’elle a, solide et intraitable pareille à un vérin de pressoir. Mais oui vous pouvez en prendre deux. Allez mes petits ! Un dans la bouche, un dans la poche. Ils se servent et repartent en courant vers le fond du jardin avec les chiens. Là, un drôle d’appentis entouré de broussailles. Porte déglinguée qui ne tient qu’avec un pauvre crochet. Curieux qu’ils ne l’aient jamais remarqué. Ils entrent, la porte se referme brusquement derrière eux à cause d’une rafale de vent, c’est sombre et sale et encombré. Dehors les chiens gémissent. Elle retient le bras de son frère. On ne devrait pas, on va se faire gronder. Pourtant elle ouvre grand les yeux, s’accroupit, il y a des craquements de planches et de tôle, pas de fenêtres sinon un trou dans le mur du fond, il fait froid, elle pose les mains sur les formes autour d’elle pour essayer de les reconnaître, cageots, meubles remisés, toiles d’araignée, vieux sacs de jute, elle ne sait plus où est son frère, ça sent le vieux, la fumée, le cafard, la pomme pourrie, le légume fermenté, toute la pénombre chargée d’histoires effrayantes. Un des chiens aboie dehors. Elle voudrait savoir pourquoi, elle voudrait les rejoindre. Hiver. Une forme a bougé dans le recoin contre le mur. Elle recule, porte la main vers sa poche où elle a rangé le biscuit.

3 commentaires

  1. Jacqueline Vincent

    Magnifique avec cette résonnance aux matières… Merci pour ce partage qui me sert dans la foulée à fabriquer le premier texte de mon journal. Jacqueline.

  2. Marie-claude Morote

    Tu as l’art de me rendre à des souvenirs enfouis. Ton œil, caméra qui n’arrête pas de tourner, qui zoome sur ce qui éveille les sens, sur l’essentiel du moment présent . Les premières sensations marquent une empreinte indélébile en part d’enfance.. Les bonnes, les mauvaises, terreau du devenir. Il suffit de peu de choses pour tout réactiver avec la même intensité… Merci

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