Les derniers mètres leur semblèrent faciles. Ils les franchirent sans s’en apercevoir. Même s’ils étaient morts de faim et raidis par une fatigue incommensurable, ils exultaient d’avoir vaincu la falaise et leurs consciences semblaient avoir évacué d’un coup le poids des épreuves encourues : les monstres ailés, le vertige, la peur noyant le ventre.
Oui, la peur – sûrement leur pire ennemi.
Riks atteignit le premier le sommet, une sorte une vire composée de grandes dalles érodées par le gel intense, suffisamment spacieuse pour les accueillir. Il arrima sa corde solidement et aida ses compagnons à se hisser près de lui.
Tous les trois mouraient d’impatience, ils voulaient voir ce qui se tramait de l’autre côté, ils voulaient savoir à quoi ressemblait l’autre pays. Mais la lumière mordorée du couchant commençait à envahir la vallée et estompait la plupart des détails. Debout dans le vent glacé, ils n’envisageaient qu’une immense plaine qui s’enfuyait à perte de vue sous un ciel orné de nuages gris violet et rouge orangé, et d’ailleurs leurs yeux bleu pâle – une espèce d’innocence récemment révélée – étaient enflés, comme brûlés en dedans, ils ne pouvaient donc récolter qu’une impression diffuse des éléments du paysage.
Une chose est sûre, ils prirent conscience de l’espace qui s’ouvrait devant eux, ils virent la raideur de la pente, ils ne pensaient ni à la prière ni à la mort, ils ne pensaient qu’à glisser au-delà de cette ligne de crêtes pour quitter le vent, la froidure et les reflets de neige, atteindre – comment dire ? –, atteindre le paradis.
Tout retour en arrière était désormais impossible.
Riks indiqua qu’ils ne devaient pas traîner. D’une part à cause de la nuit proche, d’autre part à cause du froid qui les paralyserait s’ils s’arrêtaient trop longtemps de bouger.
– On tient le bon bout. Ne vous en faîtes pas, on va s’en sortir. Allez, on ne lâche rien.
– Oui, répondit Mermel, on fait du mieux qu’on peut.
Riks désigna la sente pierreuse qui se faufilait entre les crocs de la montagne pour s’engager sur l’autre versant. Sûrement par là qu’il fallait prendre. Mais auparavant, il se pencha vers le sol, composa un édifice avec les pierres qui se trouvaient là, sortit son couteau et grava sur l’une d’elles deux prénoms : Päl et Ernst. Dessous il coinça une lanière arrachée à sa chemise de façon à la laisser en prise au vent.
Les gens de sa tribu pensaient que le vent était capable de diriger l’âme des défunts vers le monde véritable afin qu’elle y trouve sa juste place.
Un instant ils regardèrent le fragile bout de tissu remuer à la façon d’un ruban. Puis ils lui tournèrent le dos brusquement.
Un nouveau monde les attendait.
Le flanc sud était doux, souple et ventru – l’exact opposé du flanc nord. La lumière féérique contribuait sans doute à cette impression.
Mermel se lança à corps perdu dans les longues pentes d’éboulis tandis que Riks se chargeait d’attendre Clod, désorienté, parfois gémissant, qui semblait beaucoup souffrir. Il s’efforçait de le diriger, le stimulait avec la voix, en bref l’accompagnait au mieux.
Bientôt le terrain se stabilisa. Il présentait une végétation rase, pelouse, mousses et plantes rampantes minuscules, ce qui facilita leur progression. Dans le moment où le soleil bascula derrière l’horizon dans son berceau flamboyant, ils atteignaient les premiers couverts forestiers.
S’ils n’étaient pas capables d’identifier la nature des arbres qui le composaient, ils savaient qu’ils y dénicheraient un abri pour la nuit. Bien sûr, il leur faudrait rester vigilants à cause des dangers, en particulier à cause des bêtes sauvages, mais ils auraient bien moins froid qu’au cours de ces dernières nuits, suspendus à la falaise sans fin.
Maintenant ils avançaient de front dans le taillis tels des somnambules.
La lumière avait considérablement baissé quand ils virent au loin un mur en pierre tapi contre un rideau d’arbres courts et touffus. Une cabane.
Oui, sûrement une cabane.
De celles qu’utilisent les chasseurs ou les bergers, rustique, tressage de branches en guise de toiture. C’était une chose inespérée après de si longues journées d’effort, ce havre, ce gîte, ce lieu propice au repos alors qu’ils se demandaient à chaque seconde comment s’orienter à travers ces espaces sauvages pour gagner les terres basses avec l’obscurcissement inéluctable, la faim, l’inquiétude, l’immense fatigue prête à leur rompre les os. C’était tout simplement magnifique.
Et ils se laissèrent porter vers cet espoir, cabane toute pareille à un îlot, à un canot égaré au milieu des eaux sombres.
(à suivre)
Illustration : Abend (détail), Caspar David Friedrich, 1824