falaise sans fin (6)

Comment savoir ce qu’il y avait dans cet abri qui s’était trouvé à point nommé sur leur chemin alors qu’ils erraient, dévalant le versant recouvert de forêt, aveuglés par la lumière vive du couchant, prêts à se précipiter dans la mort, ayant perdu toute réflexion à cause de l’épuisement, et donc tout moyen de la reconnaître ?

[Ou plutôt comment puis-je décider, moi, l’auteur de cette histoire qui me dépasse et me pousse dans mes retranchements, de ce que mes personnages allaient trouver, enjambant un pan de muret effondré et repoussant le fouillis des branchages pour en atteindre l’entrée ? Y avait-il du danger ? Une bête qui avait fait de ce lieu son repaire ? Des brigands embusqués?
Je vais leur allouer une chance. Je peux au moins faire ça pour eux car j’ai grande conscience des périls vécus durant leur voyage, conscience aussi de leur état physique. Depuis qu’ils ont quitté leur pays, ils n’ont pas pris le moindre repos, ils ont gravi une falaise réputée infranchissable et ils ont combattu des oiseaux diaboliques – ils en portent les stigmates – sans compter le froid, le vent, la faim, la terreur, le désespoir.
S’étendre sur un matelas d’herbe ou de paille, s’oublier dans le trou béant du sommeil, s’oublier…
Voilà ce que je suis en mesure de leur accorder, au moins jusqu’à ce que le soleil fasse le tour de la terre et les surprenne enfouis dans le vaste giron de l’anéantissement.]

Cette cabane, des générations d’hommes y avaient trouvé refuge et l’avaient retapée au gré des transhumances et des campagnes de chasse. Il y avait de la litière propre pour se coucher, des outres en peau et une source à proximité pour les remplir, il y avait des pierres réunies en foyer et même un tas de bûches prêtes à servir. Les murs étaient imprégnés d’odeurs de lichen et de gibier grillé, aussi du suint des êtres qui avaient séjourné là, arrivés on ne sait d’où, comme eux, livrés aux violences de leur destin. Et maintenant que le jour était complètement achevé et que le rythme de leurs cœurs s’était accéléré à cause de la joie d’avoir trouvé un gîte, ils pouvaient lâcher prise, s’effondrer – leurs muscles collés aux os aussi pesants que du linge mouillé – et céder au silence des ténèbres.

Au cœur de la nuit, Clod cria.
Il rêvait. Il rêvait qu’il tombait, qu’il se faisait arracher les yeux.
Il rêvait qu’il mourait. Continue reading →

falaise sans fin (5)

Les derniers mètres leur semblèrent faciles. Ils les franchirent sans s’en apercevoir. Même s’ils étaient morts de faim et raidis par une fatigue incommensurable, ils exultaient d’avoir vaincu la falaise et leurs consciences semblaient avoir évacué d’un coup le poids des épreuves encourues : les monstres ailés, le vertige, la peur noyant le ventre.
Oui, la peur – sûrement leur pire ennemi.

Riks atteignit le premier le sommet, une sorte une vire composée de grandes dalles érodées par le gel intense, suffisamment spacieuse pour les accueillir. Il arrima sa corde solidement et aida ses compagnons à se hisser près de lui.
Tous les trois mouraient d’impatience, ils voulaient voir ce qui se tramait de l’autre côté, ils voulaient savoir à quoi ressemblait l’autre pays. Mais la lumière mordorée du couchant commençait à envahir la vallée et estompait la plupart des détails. Debout dans le vent glacé, ils n’envisageaient qu’une immense plaine qui s’enfuyait à perte de vue sous un ciel orné de nuages gris violet et rouge orangé, et d’ailleurs leurs yeux bleu pâle – une espèce d’innocence récemment révélée – étaient enflés, comme brûlés en dedans, ils ne pouvaient donc récolter qu’une impression diffuse des éléments du paysage.
Une chose est sûre, ils prirent conscience de l’espace qui s’ouvrait devant eux, ils virent la raideur de la pente, ils ne pensaient ni à la prière ni à la mort, ils ne pensaient qu’à glisser au-delà de cette ligne de crêtes pour quitter le vent, la froidure et les reflets de neige, atteindre – comment dire ? –, atteindre le paradis.
Tout retour en arrière était désormais impossible.

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falaise sans fin (4)

Les oiseaux disparurent comme ils étaient venus. Sans aucune raison apparente. Ils se dispersèrent d’un coup dans la vallée, du côté des forêts, laissant les grimpeurs frappés par le retour impressionnant du silence. La peur avait creusé un trou en eux. La peur de tomber à cause des attaques des créatures, la peur de tout perdre. Et maintenant que le danger était écarté, il leur semblait que ce trou rendait leurs sensations plus fortes, et aussi plus subtiles — sensations du monde du dehors et du monde du dedans. Il leur fallut un certain temps pour sortir de l’hébétude.
Enfin, ils osèrent relever la tête.
Lentement. Très lentement. Comme s’ils émergeaient d’un rêve torturé.

Lentement ils firent le point sur leurs blessures. Ils avaient les oreilles déchiquetées, les mains et le cou ensanglantés, et le froid les avait pénétrés à cause de l’immobilité. Il y avait aussi une sorte de bourdonnement qui tournait dans leurs crânes, une sorte d’ivresse – peut-être le mal des cimes – qui venait affûter la fatigue et la faim, exalter la magie du silence.
« Eh vous deux, est-ce que ça va ? »
Enfin, Riks avait parlé. Il avait la voix rauque.
« Vos yeux, ça va ? »
« Oui. Je crois que oui. Mais faudrait continuer, le temps compte. »
C’était Mermel qui avait répondu. Peut-être qu’il avait crié, incapable de maîtriser les sons qui sortaient de sa gorge.

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falaise sans fin (3)

Au-delà des montagnes, s’étendait un autre pays, un pays bien plus clément que celui où ils étaient nés, de cela ils étaient persuadés — voilà d’ailleurs ce qui les conduisait. Un pays différent aux conditions de vie meilleures avec des rivières qui fertilisaient les jardins, des arbres qui produisaient des fruits en quantité. Nul n’y mourait de faim et les enfants jouaient à autre chose qu’à la guerre. Peut-être qu’en arrière-plan, il y avait chez ces hommes-là qui s’affrontaient à la falaise l’envie de compter parmi les membres importants de leur communauté, de s’inscrire dans l’histoire. Oui, ça aussi ça comptait, ça les poussait à se dépasser. Avaient-ils vraiment d’autre choix alors qu’ils se trouvaient accrochés tels des pantins dans l’immensité minérale, à mi-chemin entre terre et ciel, que de repousser leurs limites, d’aller au bout d’eux-mêmes.

Près de dix jours qu’ils étaient partis.
Ils se souvenaient seulement du nombre de nuits passées dans les niches de rocher. Et un nouveau matin était en train de se lever, le temps splendide, le ciel céruléen.
Pour la première fois ils apercevaient les sommets et ils se demandaient où diable ils allaient bien pouvoir se faufiler dans cette ligne de crêtes acérées, dressées contre l’espace tel un rempart infranchissable.
Toujours se concentrer sur la grimpe.
Se laisser guider par les failles, les fissures, les lignages du rocher. Ils verraient bien ce qui se passerait.

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falaise sans fin (2)

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Ils n’étaient plus que trois désormais.
Comme ils avaient largement progressé en altitude, leur souffle se faisait plus court et leurs muscles avaient tendance à se tétaniser à cause de l’effort continu qu’ils produisaient pour se hisser. Leur mental, sérieusement entamé par la disparition de Päl et de Ernst, était chauffé à blanc. Il y avait aussi que le jour passait.
Riks, chef de troupe, estima que la lumière serait vite insuffisante et qu’il n’était donc pas raisonnable de continuer. Il proposa de se réfugier dans cette niche rocheuse en surplomb qu’ils venaient d’atteindre à la façon de certains oiseaux, accroupis, bien serrés les uns contre les autres pour résister à la baisse de la température, toujours brutale après le coucher du soleil. Il leur fallait reprendre quelques forces.

En silence ils mâchèrent un peu de viande séchée, avalèrent le reste de sirop de bouleau contenu dans ces outres en peau de chèvre qu’ils portaient accrochées à leurs ceintures. Puis ils regardèrent les masses de brouillard qui remuaient à leurs pieds. Elles se teintaient de cendre jusqu’à se confondre aux ténèbres qui semblaient venir de très loin. De là-bas, par-dessus la forêt sans limites. Ils pensaient aux familles dans l’attente — dans l’inquiétude forcément. Et ils pensaient à la falaise qui leur avait volé deux de leurs frères.
Le  cri de l’un et de l’autre — les deux étaient de même nature — avait déjà empreint la couleur de leurs rêves.
Bientôt la nuit fut totale.

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