falaise sans fin (12)

Sunset, Caspar David Friedrich

L’attirance entre Mowglia et Mermel pourrait m’entraîner si loin que j’en ai le vertige.
Patienter pour l’écrire.
Plus tard peut-être dans une autre saison ou pourquoi pas dans un livre.
Aujourd’hui accorder de l’attention à leurs deux corps marchant hésitant s’observant, agissant l’un vers l’autre comme au ralenti – j’aime approcher cette tension des nerfs muscles sangs sèves ivresses –, se mouvant dans une atmosphère quasi liquide habitée de particules limoneuses et d’algues microscopiques au sein de laquelle se reflète par instants la multitude des visages amants depuis les prémices du monde, ce grésillement des désirs, à moins qu’il ne s’agisse simplement du frisson des ramées qui recouvrent le berceau où ils se sont couchés pour la première fois,
en alerte,
doigts dessinant d’étranges glyphes à même la peau.

Et suivre la courbe du ventre pour comprendre que l’enfant est au bord de naître. En plus d’une mère au visage tendre dans l’ombre verte, il y aura un père pour lui sur cette terre.
Après, les laisser tranquilles – ils ont tant à faire entre désir et venue de ce fils qu’ils appelleraient Pöli. Plutôt surveiller Riks du coin de l’œil.

 

Riks n’a rien oublié de son passé, de sa responsabilité de chef de cordée, des camarades perdus en chemin. Rien oublié de ce qu’il était venu chercher, poussé par la misère et les rêves insensés des siens. Mais à son tour il trébuche sur l’envie de s’installer, de faire halte dans ce giron de montagne.
Car il faut bien reconnaître que la menace s’était dissoute à force de semaines, que Yuli avait rangé son fusil. Progressivement les enfants avaient recommencé de sourire, la hardiesse était revenue dans la démarche des femmes, l’espace des possibles recomposé en dépit des différences de mœurs et de langues après tant de souffrance. Riks savait que la vie reprend son cours comme la végétation après la crue. Décidément trop tôt pour se reposer. Et il possède une chose au cœur, un murmure, qui l’incite à aller plus loin, à vouloir poursuivre la route pour ne pas oublier d’où il vient et de quoi il est fait, à descendre le torrent rivière puis fleuve jusqu’à la mer pour découvrir d’autres villages, peut-être des villes, des ports, des bords de mer, des îles.
Quand il était jeune, il avait lu dans un livre qu’il existait des îles si grandes qu’elles ressemblaient à des continents, que des animaux singuliers les habitaient, protégés des mutations génétiques et adaptés aux conditions arides ou pluvieuses au contraire. Il ne savait pas si c’était vrai. Toujours est-il qu’il voulait voir des îles, des déserts. Il voulait voir davantage.
Un matin avant le lever du soleil, c’était sûr, il partirait. Seul.

Clod, jeune homme fragile, marqué par les circonstances tragiques du voyage, semblait pourtant se remettre, sanglots et fureurs peu à peu réduits en somnolence, sa tête plus haute, son teint plus coloré. Il aidait à la préparation des farines, fabriquait les galettes de céréales et s’occupait d’alimenter le four pour les cuire. La communauté l’avait accepté. Tous louaient son pain et sa gentillesse. Riks pensait qu’il avait trouvé sa place, que son cœur serait bientôt consolé.

 

Au pli du bras des trois hommes, un motif en étoile

encre métallique, vestige de l’origine gravé tatoué qu’ils soient éveillés ou endormis qui se déformerait avec le vieillissement progressif de la peau, comme se décompose sous l’effet de la lueur descendante la ligne de nuages grumeleux visible depuis le sommet de la falaise, immobile, hostile, inhabitée.

(fin de la saison 1)

Illustration : Sunset, de Caspar David Friedrich 1830-1835 (25 × 31 cm), musée de l’Hermitage

falaise sans fin (11)

surprise view, photographie de Bona Mangangu, 2015

Mowlia la douce, Mowlia la guérisseuse, la bienveillante.

Elle garda l’œil sur le malade le jour la nuit, sa concentration était extrême. Parfois elle murmurait des mots à son attention, des phrases incantatoires, tandis qu’elle lavait sa plaie, rafraîchissait ses joues et sa poitrine, ou simplement demeurait à l’écoute. À certains moments il semblait aller mieux puis il retombait profond dans le puits. La fièvre le pétrifiait contre la couche. Les démons couraient en lui comme du feu. Pourtant elle s’obstinait, mouvements précis des mains ajustés aux impulsions du corps souple, habité du désir d’arracher cet inconnu aux limbes, coûte que coûte.
Alors que Mermel luttait, Riks et Clod avaient été installés dans une maison voisine, au-dessous d’une réserve à foin. Le chasseur qui s’appelait Yuli leur avait entravé les mains avec une corde et avait bloqué la porte.
Plusieurs nuits d’affilée, ils avaient entendu le hululement des rapaces nocturnes, le raffut des rongeurs dans les greniers, quelques pleurs d’enfant, et ils s’étaient demandés combien d’habitants comptait le village. Une question les obsédait : qui était la femme au ventre plein – fille ou femme de Yuli, comment savoir. Ils ne se confiaient rien de ce qui les tourmentait, ils attendaient simplement la montée du jour, veillant à tour de rôle comme par habitude.
Quand un nouveau soleil sortait de terre, une fillette leur portait de la soupe de légumes dans un pot et une sorte de fromage qu’ils ne connaissaient pas, fort bon d’ailleurs, qu’ils dévoraient jusqu’à la dernière miette. Le temps était devenu flou, décompte abandonné des semaines et des mois écoulés depuis leur départ, depuis la chute des compagnons dans le vide, depuis le combat contre les oiseaux noirs. Sans doute qu’ils s’en moquaient, ces données n’ayant plus de réelle incidence sur leur proche devenir. Ils ne se fiaient plus qu’à la saison, qu’à la chaleur.

 

Un matin Yuli revint. Il n’avait pas de carabine.

Il coupa la corde qui retenait leurs poignets, les fit sortir et les entraîna plus haut dans les pâturages pour l’aider à récolter le lait des brebis. Tout se passa si bien avec les animaux qu’ils eurent bientôt la liberté d’errer à leur guise en lisière de forêt. De loin, il arrivait qu’ils aperçoivent quelques hommes à cheval. Des rapaces aussi dans le champ du ciel. Leurs silhouettes et les élans de leur parade nuptiale ne leur étaient pas inconnues.
En redescendant au village, ils croisaient quelques femmes qui baissaient craintivement la tête avant de se faufiler dans les maisons. Et ils la rencontraient, elle, Mowlia. Chaque fois ils se demandaient de qui était l’enfant qu’elle portait.
Mowlia avait vu l’œil de Clod injecté de sang et elle lui avait fabriqué une pâte à humidifier et déposer sur la paupière. Elle lui avait montré comment s’y prendre.
Finalement la patience paya.
L’œil de Clod guérit et Mermel devint capable de se redresser sur la couche. La première fois qu’il se leva, il marcha jusqu’à la porte pour contempler la lumière qui glissait contre les flancs de la montagne. Il était étonné d’être là. Il avait oublié l’avant. Il était comme neuf et le regard qu’il portait sur le monde était infiniment doux, comme influencé par le corps rond de Mowlia.

 

Entre ces deux-là un lien s’était créé, pas de doute. Un lien fait de silence et de corps en fièvre.
Le soir ils se rapprochaient l’un de l’autre, insensiblement. Il n’était pas besoin qu’ils se regardent et qu’ils en fassent davantage pour que les autres sentent leur proximité – leur désir.
Riks craignait que cette connivence n’éveille les foudres du chasseur patriarche et chef de tribu. Pourtant une chose le rassurait : en l’espace d’une saison, Yuli était devenu presque amical et eux étaient passés du statut de prisonnier à celui d’homme libre. Ils étaient même devenus des membres à part entière de la communauté. Ils s’étaient taillés des bâtons pour diriger les bêtes, avaient sculpté des écuelles pour la soupe et des petits outils pour manger. Tout le monde les appelait par leurs prénoms et ils connaissaient ceux des douze enfants qui recherchaient leur présence parce qu’ils étaient différents et stimulaient leur imagination. Une langue avait commencé entre eux à s’inventer, faite des différents langages pratiqués par les peuples des deux versants – les racines communes facilitaient bien les choses.
La falaise, elle, demeurait invisible, loin vers le nord, avec son lot d’incertitudes et de créatures maléfiques.

(à suivre)

Photographie : Surprise view, de Bona Mangangu, 2015

falaise sans fin (10)

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Ils empruntèrent une passerelle branlante sur un bras de torrent, puis un raidillon suivi d’une descente bordée d’arbres aux feuillages vernissés. Le soleil s’amenuisait, habillant les cimes d’un ruissellement doré. Toujours sous la menace de l’arme et portant le corps geignant de Mermel, ils abordèrent bientôt un vallon qu’on ne pouvait soupçonner en cheminant le long des rives.
Là, quelques maisons regroupées sur la pente offerte au sud. Des animaux en pâture, un peu plus haut.
Accroupie près d’un banc de pierre, une femme semblait guetter leur venue.

Elle était vêtue d’une robe en cuir, pièces cousues et consolidées par endroits avec des lanières. Jeune, yeux clairs. Dans l’échancrure de la robe, on devinait la beauté de sa peau.
Elle semblait trier des graines dans un bol. Ou alors des petites baies noires.

 

C’était si étonnant de la voir là, dans cet état nonchalant, adonnée à une activité paisible, qu’ils en avaient oublié le chasseur et le fusil. Ils avaient aussi oublié leur fatigue et ils continuaient à avancer vers elle comme aspirés par l’aimant de ses yeux et le velouté de ses bras pareil à une promesse de résurrection. L’espoir les fouettait au visage.
L’espoir d’être bien traités. Nourriture et repos.
L’espoir d’être soignés. De retrouver une vie normale.
Car s’il y avait des femmes, ça voulait dire qu’il y aurait moins de violence et davantage de compassion. Ça voulait dire aussi que le village pouvait abriter des familles avec des enfants, des jeux, des rires. Un peu comme chez eux, dans ce pays du nord qu’ils avaient quitté depuis de nombreux jours, quand la douceur de l’air revenait après les longs hivers ou le soir quand ils se réunissaient autour des feux. Et s’il y avait des troupeaux, ça voulait dire qu’il y aurait de quoi manger et que les hommes qui gardent les bêtes sont toujours plus humains que les autres.
Là-dessus le chasseur cria quelque chose – sans doute le nom de la femme. Et elle se leva, fine et majestueuse, sans effort – en cet instant ils surent qu’elle portait un petit – et disparut dans la maison proche.

Riks et Clod voulurent déposer leur fardeau sur le seuil, mais ils comprirent aux petits coups répétés contre leurs nuques qu’il leur fallait la suivre, entrer à leur tour. Le chasseur resta dehors, assis sur le banc. Continue reading →

falaise sans fin (8)

On aurait dit que leur souhait avait été exaucé.
Enfin quelque chose arrivait, un événement qui venait percuter le cours de leur voyage. Mais ce quelque chose était une menace, un coup de semonce qui avait entraîné l’évanouissement du corps de Mermel, et bien sûr ils n’avaient rien souhaité d’aussi extrême. Sans doute un projectile qui l’avait percuté en pleine poitrine pour qu’il s’effondre comme ça. D’un bloc.
Ou alors à la gorge.
Une flèche, un boulet, une poignée de grenaille.
Et cette agression inattendue — souvent ils avaient repensé à l’attaque des oiseaux noirs — les poussait à déguerpir à travers cet espace qui leur avait paru jusque là inhabité, tous les deux debout encore, devenus fous, comme poursuivis par un essaim de guêpes ou un mastodonte en colère, tandis que le troisième n’était plus qu’une masse abattue sur le sol.
Cela se passait à environ 1h de l’après-midi. Ordinairement une bonne heure pour forcer le pas.
Mais cette fois ce n’était pas la lumière qui les exhortait, c’était la peur d’être tirés comme des lapins par un snipeur.

Pas de bruit.
Pas de mouvement sinon de brefs vols d’oiseau.
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falaise sans fin (7)

Ils s’étaient accordés trois jours, trois jours pour manger, dormir – pas question de poésie, seulement de récupération –, trois jours au terme desquels ils avaient prévu de se remettre en route, de traverser les forêts pour atteindre les vallées où des hommes avaient dû se regrouper et s’installer en hameaux, en villages. Enfin, c’est ce qu’ils supposaient. Ils rêvaient de la rencontre, proche à présent. Et ils étaient confiants, remplis de cette croyance naïve qui les avait poussés à quitter leur pays hostile pour trouver mieux.

Clod, toujours fragile, lança un dernier regard vers la cabane comme s’il en regrettait la protection tandis que les autres déjà s’étaient engagés dans les sous-bois pentus, peuplés de brume et de chaos granitiques. Difficile de s’y déplacer, le sol était limoneux et glissant, il fallait se cramponner aux arbres, aux lianes, à tout ce qui se trouvait sur le passage pour ne pas déraper.
Au fil de la descente, la végétation devenait de plus en plus luxuriante. Souvent des amorces de torrent cavalaient à la faveur de pans rocheux puis se regroupaient à la faveur des replats en petites nappes d’eau turbulente avant de repartir dans la pente. L’eau était si claire qu’on voyait l’ondulation floue des herbes accrochées au fond et aux courtes berges. Parfois ils entendaient des bruits de branches. Ils s’immobilisaient, craignant – ou désirant – qu’il s’agisse d’un trappeur ou d’une troupe de chasseurs. Mais non, rien. Seulement des bouquetins en fuite en train de s’abreuver qui s’étaient effrayés de leurs foulées. Ou un ours à ses affaires.
Bientôt, et sans avertissement, ils débarquèrent sur une plateforme plus dégagée qui bordait un canyon.
Et ce fut là un spectacle incroyable. Continue reading →

falaise sans fin (6)

Comment savoir ce qu’il y avait dans cet abri qui s’était trouvé à point nommé sur leur chemin alors qu’ils erraient, dévalant le versant recouvert de forêt, aveuglés par la lumière vive du couchant, prêts à se précipiter dans la mort, ayant perdu toute réflexion à cause de l’épuisement, et donc tout moyen de la reconnaître ?

[Ou plutôt comment puis-je décider, moi, l’auteur de cette histoire qui me dépasse et me pousse dans mes retranchements, de ce que mes personnages allaient trouver, enjambant un pan de muret effondré et repoussant le fouillis des branchages pour en atteindre l’entrée ? Y avait-il du danger ? Une bête qui avait fait de ce lieu son repaire ? Des brigands embusqués?
Je vais leur allouer une chance. Je peux au moins faire ça pour eux car j’ai grande conscience des périls vécus durant leur voyage, conscience aussi de leur état physique. Depuis qu’ils ont quitté leur pays, ils n’ont pas pris le moindre repos, ils ont gravi une falaise réputée infranchissable et ils ont combattu des oiseaux diaboliques – ils en portent les stigmates – sans compter le froid, le vent, la faim, la terreur, le désespoir.
S’étendre sur un matelas d’herbe ou de paille, s’oublier dans le trou béant du sommeil, s’oublier…
Voilà ce que je suis en mesure de leur accorder, au moins jusqu’à ce que le soleil fasse le tour de la terre et les surprenne enfouis dans le vaste giron de l’anéantissement.]

Cette cabane, des générations d’hommes y avaient trouvé refuge et l’avaient retapée au gré des transhumances et des campagnes de chasse. Il y avait de la litière propre pour se coucher, des outres en peau et une source à proximité pour les remplir, il y avait des pierres réunies en foyer et même un tas de bûches prêtes à servir. Les murs étaient imprégnés d’odeurs de lichen et de gibier grillé, aussi du suint des êtres qui avaient séjourné là, arrivés on ne sait d’où, comme eux, livrés aux violences de leur destin. Et maintenant que le jour était complètement achevé et que le rythme de leurs cœurs s’était accéléré à cause de la joie d’avoir trouvé un gîte, ils pouvaient lâcher prise, s’effondrer – leurs muscles collés aux os aussi pesants que du linge mouillé – et céder au silence des ténèbres.

Au cœur de la nuit, Clod cria.
Il rêvait. Il rêvait qu’il tombait, qu’il se faisait arracher les yeux.
Il rêvait qu’il mourait. Continue reading →

falaise sans fin (5)

Les derniers mètres leur semblèrent faciles. Ils les franchirent sans s’en apercevoir. Même s’ils étaient morts de faim et raidis par une fatigue incommensurable, ils exultaient d’avoir vaincu la falaise et leurs consciences semblaient avoir évacué d’un coup le poids des épreuves encourues : les monstres ailés, le vertige, la peur noyant le ventre.
Oui, la peur – sûrement leur pire ennemi.

Riks atteignit le premier le sommet, une sorte une vire composée de grandes dalles érodées par le gel intense, suffisamment spacieuse pour les accueillir. Il arrima sa corde solidement et aida ses compagnons à se hisser près de lui.
Tous les trois mouraient d’impatience, ils voulaient voir ce qui se tramait de l’autre côté, ils voulaient savoir à quoi ressemblait l’autre pays. Mais la lumière mordorée du couchant commençait à envahir la vallée et estompait la plupart des détails. Debout dans le vent glacé, ils n’envisageaient qu’une immense plaine qui s’enfuyait à perte de vue sous un ciel orné de nuages gris violet et rouge orangé, et d’ailleurs leurs yeux bleu pâle – une espèce d’innocence récemment révélée – étaient enflés, comme brûlés en dedans, ils ne pouvaient donc récolter qu’une impression diffuse des éléments du paysage.
Une chose est sûre, ils prirent conscience de l’espace qui s’ouvrait devant eux, ils virent la raideur de la pente, ils ne pensaient ni à la prière ni à la mort, ils ne pensaient qu’à glisser au-delà de cette ligne de crêtes pour quitter le vent, la froidure et les reflets de neige, atteindre – comment dire ? –, atteindre le paradis.
Tout retour en arrière était désormais impossible.

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falaise sans fin (4)

Les oiseaux disparurent comme ils étaient venus. Sans aucune raison apparente. Ils se dispersèrent d’un coup dans la vallée, du côté des forêts, laissant les grimpeurs frappés par le retour impressionnant du silence. La peur avait creusé un trou en eux. La peur de tomber à cause des attaques des créatures, la peur de tout perdre. Et maintenant que le danger était écarté, il leur semblait que ce trou rendait leurs sensations plus fortes, et aussi plus subtiles — sensations du monde du dehors et du monde du dedans. Il leur fallut un certain temps pour sortir de l’hébétude.
Enfin, ils osèrent relever la tête.
Lentement. Très lentement. Comme s’ils émergeaient d’un rêve torturé.

Lentement ils firent le point sur leurs blessures. Ils avaient les oreilles déchiquetées, les mains et le cou ensanglantés, et le froid les avait pénétrés à cause de l’immobilité. Il y avait aussi une sorte de bourdonnement qui tournait dans leurs crânes, une sorte d’ivresse – peut-être le mal des cimes – qui venait affûter la fatigue et la faim, exalter la magie du silence.
« Eh vous deux, est-ce que ça va ? »
Enfin, Riks avait parlé. Il avait la voix rauque.
« Vos yeux, ça va ? »
« Oui. Je crois que oui. Mais faudrait continuer, le temps compte. »
C’était Mermel qui avait répondu. Peut-être qu’il avait crié, incapable de maîtriser les sons qui sortaient de sa gorge.

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falaise sans fin (2)

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Ils n’étaient plus que trois désormais.
Comme ils avaient largement progressé en altitude, leur souffle se faisait plus court et leurs muscles avaient tendance à se tétaniser à cause de l’effort continu qu’ils produisaient pour se hisser. Leur mental, sérieusement entamé par la disparition de Päl et de Ernst, était chauffé à blanc. Il y avait aussi que le jour passait.
Riks, chef de troupe, estima que la lumière serait vite insuffisante et qu’il n’était donc pas raisonnable de continuer. Il proposa de se réfugier dans cette niche rocheuse en surplomb qu’ils venaient d’atteindre à la façon de certains oiseaux, accroupis, bien serrés les uns contre les autres pour résister à la baisse de la température, toujours brutale après le coucher du soleil. Il leur fallait reprendre quelques forces.

En silence ils mâchèrent un peu de viande séchée, avalèrent le reste de sirop de bouleau contenu dans ces outres en peau de chèvre qu’ils portaient accrochées à leurs ceintures. Puis ils regardèrent les masses de brouillard qui remuaient à leurs pieds. Elles se teintaient de cendre jusqu’à se confondre aux ténèbres qui semblaient venir de très loin. De là-bas, par-dessus la forêt sans limites. Ils pensaient aux familles dans l’attente — dans l’inquiétude forcément. Et ils pensaient à la falaise qui leur avait volé deux de leurs frères.
Le  cri de l’un et de l’autre — les deux étaient de même nature — avait déjà empreint la couleur de leurs rêves.
Bientôt la nuit fut totale.

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falaise sans fin (1)

L'immuable et l'éphémère, Felip Costes

Certains avaient eu l’intuition d’un passage à travers les montagnes, d’un col, d’un chemin de fortune qui pouvait les conduire de l’autre côté vers un pays plus facile et ils avaient décidé de se mettre en route. Les Anciens disaient que c’était inutile, que d’autres déjà avaient cherché cette voie et n’en étaient jamais revenus. Deux corps avaient été retrouvés au pied de cette falaise qui délimitait les territoires, dépecés par des mâchoires d’ours. Fallait-il qu’eux aussi s’aventurent en terrain hostile et s’offrent à des batailles sans issue, tout ça pour satisfaire leur soif de rêve ? Non, décidément ils ne souhaitaient pas les voir partir, le clan y perdrait sa jeunesse. Mais ceux qui avaient l’intuition d’un passage avaient un feu qui brûlait dans leur poitrine et ce feu s’appelait l’espoir. L’espoir d’une terre meilleure, d’une terre douce et riante. Depuis qu’ils étaient nés, ils avaient vu combien tous autour d’eux souffraient du froid et de gerçures infectées, combien il était pénible de ramasser les écorces et les tubercules en suffisance, combien les nourrissons mouraient. Le gibier était rare, décimé par des maladies étranges. Une sorte de malédiction qui durait depuis on en savait quand. Décidément, rien ne pouvait les détourner de leur projet, pas même l’avis des Anciens.

Ils étaient cinq.
Les femmes du clan leur avaient cousu des sacs faciles à porter à l’épaule et le forgeron leur avait fabriqué des pitons à planter dans les fentes. Ils avaient aussi préparé des cordages en chanvre, affûté leurs flèches et aiguisé leurs lames de couteau. Ils étaient prêts à tout affronter, même le diable.

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