Ce texte a été écrit dans le cadre des Vases Communicants en liaison avec celui de Dominique Hasselmann qu’on peut retrouver ici.
il sortait en général avant la tombée de la nuit — sans doute qu’il n’aimait pas le soleil —, il sortait de l’immeuble et se faufilait dans le flot des voitures et des passants en se faisant remarquer le moins possible — sans doute qu’il n’aimait pas se distinguer non plus, raison pour laquelle il portait des vêtements de couleur neutre, pantalon gris, gabardine d’un genre que tout le monde porte en ville et qui n’éveille aucun soupçon, jamais de chapeau ni autre fantaisie
tout de même cette façon singulière qu’il avait de se glisser entre les éléments qui encombraient son parcours : arbres, bancs, lampadaires, poussettes, fourgonnettes, laissait imaginer qu’il était suivi ou même étroitement surveillé ou qu’il pensait l’être, ce mouvement rapide du bras qui rabattait le pan du manteau tout en jetant un regard derrière lui, cette inquiétude perceptible au front, cette accélération du pas, cette réticence à dire parler sourire, même au boulanger qui lui servait quotidiennement sa baguette de campagne, voire un gâteau le samedi soir, rarement deux, ce qui laissait supposer qu’il vivait seul dans cet immeuble d’où il avait surgi comme en retard juste avant la fermeture des boutiques du quartier, certaines demeurant éclairées au-delà des horaires affichés sur la porte, chose qu’il avait bien notée et dont il profitait souvent
à vrai dire parler n’était pas nécessaire dans sa situation puisque le boulanger savait exactement ce qu’il voulait — tous les jours la même chose et même qu’il la lui mettait de côté, sa baguette —, pour ce qui était du gâteau il le lui désignait du doigt à travers la vitrine avec un pincement de lèvres et à l’épicerie il déposait sur le comptoir ce qu’il avait glané dans les rayons, d’ailleurs tout se passait dans une effervescence liée à tous ceux qui entraient et sortaient et aux conversations qui se croisaient, ce qui lui permettait d’échapper aux échanges de politesses, et il se contentait de saluer d’un signe de tête en sortant, du coup personne ne savait rien sur lui : sur son histoire, sur ce qu’il faisait comme métier, s’il avait une famille, des enfants, si même il était né ici ou s’il avait débarqué un jour de l’étranger, s’il avait été artiste ou auteur d’actes héroïques, en tout cas sa tenue était propre et soignée, là-dessus rien à dire, et il ne faisait de mal à personne, après tout c’était son droit de rester silencieux et de marcher furtivement en regardant derrière lui
en fait il était attentif au crépuscule dont les lueurs le bouleversaient — il n’aurait su dire d’où ça lui venait ni pourquoi, quelque chose d’attaché à sa petite enfance —, oui ces lueurs capables de projeter de la féérie au ciel l’impressionnaient, c’était là son ultime horizon avant le grand noir, et comme il ne voulait pas rater une opportunité de le saisir, surtout quand il avait plu ou allait pleuvoir — les palettes violettes et orangées étaient alors plus puissantes — et comme la toile se modifiait à chaque seconde, il se retournait encore et encore, et cette fois il avait bien fait, le ciel s’était embrasé d’un coup et la façade de l’immeuble était devenue rouge au point qu’il s’était arrêté net, sac de courses à bout de bras, un landau l’avait heurté et le bébé s’était mis à pleurer, forcément la mère avait grommelé, s’arrêter au milieu du trottoir comme ça brutalement, il aurait pu faire attention tout de même, tandis qu’il regardait l’univers fantastique projeté une paire de minutes au-dessus de sa tête
il ne s’était pas aperçu qu’il avait commencé à grignoter sa baguette
et quand le noir avait dominé la couleur il avait regagné son appartement, essayant de conserver en mémoire ce décor éphémère, peut-être qu’il l’avait écrit ou dessiné, allez savoir ce qui se passe dans ces chambres où les gens vivent et ressentent plus ou moins vivement leur solitude après avoir surpris et perdu la beauté, espoir proposé sitôt retiré
Texte : Françoise Renaud
Photographie : Dominique Hasselmann