C’est comme autant de vies secrètes qui se frôlent, parfois se heurtent, réagissent, crient, se faufilent tels des poissons glissants, rebondissent à l’image de bulles de savon sur les trottoirs ou contre les murs secs, empruntent les transports en commun à se toucher le bras ou l’épaule et parfois davantage aux heures bondées, se regardent, se confrontent ou s’évitent, tous en vrac dans la cité captifs du même présent se pressant dans les bus, les halls de gare, les banques, les centres commerciaux, les bâtiments administratifs, les écoles, les cinémas. Vies secrètes qui pourraient se raconter autour d’un feu de camp – il suffirait d’un rien –, se dévoiler lentement autour d’un verre dans un café ou assis sur un banc du parc à regarder les oiseaux : les mêmes maux, les mêmes petites joies, les mêmes passions et interrogations sur la vie la mort la souffrance le bonheur à des degrés divers, car l’air vibre de ces mélanges et croisements possibles dans la ville qui ne cesse de s’étendre jusqu’à rejoindre les collines, et on bien a conscience qu’on pourrait noyer son interlocuteur si toutefois une relation s’établissait et si on prenait les choses depuis le commencement, tonnes de paroles déversées sans préméditation – autour de la naissance, des parents, de l’enfance vécue dans un autre contrée, peut-être un autre pays – et certains mots reviendraient plus fréquemment que d’autres, entraînant des développements fortuits (famille, mariage, enfant, maladie, exil). Comme çà qu’on en viendrait à raconter une peine récente, un ennui, une situation compliquée à résoudre, et bien sûr ça prendrait un peu de temps parce qu’il faudrait citer les noms des intervenants dans l’affaire (mon mari, mon fils, ma mère, mon patron, mon propriétaire), les replacer les uns par rapport aux autres tout en expliquant que c’est difficile de s’en sortir, qu’il n’existe pas de solution miracle, ce qui engagerait en retour des encouragements, des élans de compassion, des confidences, échanges pareils à des ruisseaux qui affluent vers la même rivière.
Et donc ça arrive, cette fois à la boulangerie, mon chien est mort, on l’a piqué, ah c’est dur de perdre son animal de compagnie, et tout cela est si sincère qu’on pleure presque même si on n’a jamais rencontré l’animal, parce que tout simplement on a déjà vécu l’événement soi-même, et on repart dans l’autre sens en imaginant le chien, la jeune fille caressant la tête du chien, son chagrin. Une autre fois chez le coiffeur ou dans le tram : mon fils s’est fait larguer, quel malheur, ou bien j’ai perdu mon boulot. Et le type est si en colère, ses mots si agressifs qu’on n’a pas envie de l’aider, seulement s’éloigner et passer à autre chose. Fuir le routard qui traîne sur les marches du théâtre et réclame qu’on lui jette une pièce, fusiller du regard la sans-gêne qui tripote les fruits sur l’étal avant d’en choisir deux, éviter l’étudiant qui distribue des publicités ou mène une enquête pour une rétribution minime. Parfois céder à l’attraction d’un visage, acheter des bonbons à un gars qui sourit, flirter, se relier. Tant de fortunes diverses, croisements, frottements. Dans la plupart des espaces de la ville le kaléidoscope est en marche, d’un jour à l’autre presque identique avec personnages interchangeables – paroles gestes mimiques permettant de les situer sur l’échelle sociale, de peser leur besoin, la nature des liens entre eux. Le silence aussi parfois entre les mondes, le repli des corps, les barrières infranchissables, les déserts. Oui, impossible parfois de se rejoindre dans le dédale des rues, des âges et des origines.
texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture / #33 : souffler la pierre et le ciment, pour une accumulation de tous les gestes, métiers, chantiers, actions, échanges .
Photographie : Françoise Renaud, 2017
Un mot en entraîne un autre et tous se réunissent pour constituer ce très beau texte.
Comme les acrobates du cirque, l’exercice paraît facile tant il est bien accompli quant à réussir ce type de tour de force, on sent les années de métier, le travail et la concentration.
C’est toujours un plaisir de te lire, de te suivre dans les méandres de tes mots.
Merci Françoise
C’est très beau « la pierre et le ciment »… ces petits riens qui s’accumulent dans une journée, ces regards et gestes … cette connivence qui nait sur un banc ou devant un étalage au marché…que l’on souffle pour exister, communiquer ou simplement pour meubler le temps et cicatriser les plaies…Tiens, ce matin au marché justement…..La mémoire des mots qui passe par les tiens… Jacqueline.
Ces derniers temps, je me suis trouvée à Paris submergée par la foule, sur les quais de gare, le métro et c’est vrai, j’ai observé ces gens qui passaient ou qui étaient assis et je me suis posé des tas de questions, étaient-ils heureux ? j’essayais de lire sur leur visages, pour retrouver peut-être un peu de lumière, de sérénité, mais non ils étaient dans leur pensée, la plupart connecté sur un smartphone….alors échanger quelques mots, un regard, c’est difficile de nos jours, alors oui profitons du marché, de la boulangerie pour échanger et créer des liens qui font du bien même s’ils sont brefs…
Merci pour ce très beau texte qui résonne très fort pour moi