Est-ce qu’elle est toujours devant le numéro 9 à se demander si elle va sonner à la porte pour voir ce que c’est devenu ou au contraire a-t-elle renoncé à la visite à la redécouverte de ce quartier qui a été le sien resserré au cours du temps à cause des constructions nouvelles et de la circulation toujours plus dense. A-t-elle renoncé à pénétrer les lieux pour prendre mesure des années constater leur emprise peser les transformations irrémédiables avec technologie incorporée désormais dans les murs les antennes paraboliques les jardins devenus simples terrasses avec chaises longues et plantes en pots qui ne réclament pas trop d’entretien de toute façon pas le temps. Pourquoi ne pas avoir laissé un peu de respiration dans tout ça. Maintenant ça presse ça coince et même sur les placettes cernées de bornes métalliques les carrefours encombrés les boutiques qui ressemblent à des couloirs, les boulangeries qui ne désemplissent pas les enfants énervés qui crient et en font voir de toutes les couleurs aux grandes personnes.
Pourquoi pourquoi a-t-elle du mal avec ce monde agglutiné dans les lieux de déambulation esplanades trottoirs tramways centres de commerce toujours plus de monde sur la planète. Alors comme une tranchée une fracture dans le sol de la place centrale au revêtement glissant où tout s’engloutirait de la foule. Mais à quel moment avait-elle imaginé revenir en vrai jusqu’à la maison et puis elle ne l’a pas fait n’est-ce pas parce qu’elle a peur sans doute peur de la ville qui pourrait se rebeller en révélant trop profond trop loin ce qui composait sa vie tout le temps à cette époque est-ce que c’est ça. Est-ce qu’elle a fini par fermer les yeux par oublier les promenades au cours desquelles elle observait la ville et la mer et l’aqueduc et les martinets et le chuchotement des parcs. Où est-elle passée pendant tout ce temps. Temps temps temps tout ce temps mais il y a si longtemps finalement est-ce que le temps ravage ou ranime ou améliore ou efface ou polit simplement les aspérités les lichens implantés dans les fissures les rires incrustés dans la peau sous les yeux les baisers échangés au cours des nuits caniculaires. Qu’a-t-elle fait pendant tout ce temps alors que la ville changeait c’est dit comme ça simplement pour résumer espaces creusés et passés à la trappe sans que personne ne s’en soit rendu compte de seconde en seconde respirations transformations mutations circulations. Tout de même les histoires qui ont le plus compté pour elle ne finiraient-elles pas par se dessiner maintenant une par une se découpant dans l’entrebâillement de la porte du numéro 9 qui n’était alors qu’un hangar à matériel agricole un foutoir un bazar qu’elle devait traverser pour gagner l’appartement. Est-ce que ça s’est inscrit comme ça creusé en elle souvenir par souvenir aussi déterminants que les éléments du paysage urbain par exemple la neige qui noyait l’escalier les premiers épisodes cévenols l’amant éconduit douloureux et violent. Et cette tendresse à son endroit ne surgit-elle pas soudain comme une réminiscence jamais révélée et aussi son visage brusquement éclairé son corps d’homme jeune et solide ses fesses un peu trop serrées dans les jeans. Ville quartier rue ruelle de garenne avec clapier déglingué dans un coin du jardin visages des copains de fac de passage pour un café sofa en cuir défoncé cuisine très sommaire chat au pelage doux qu’elle aimait mais que faisait elle alors vraiment. Avait-elle commencé à écrire des choses sur des papiers volants des histoires vraies par exemple des histoires récoltées au cours de ses fréquents voyages sous les tropiques avec la moiteur des immenses capitales Mexico Bangkok Jakarta intimement mêlée après coup à la brûlure méridionale pierres calcaires crissement d’insectes nichés en nombre dans les micocouliers. Avait-elle peur à chaque fois du retour à la vie normale du retour dans la ville repère repaire avec ce goût immodéré des horizons lointains et odorants ancrés en elle comme des sources nouvelles juxtaposées au temps souvent bleu qui battait autour. Alors est-ce qu’elle écrivait dans la tiédeur de l’automne près de la fenêtre avant l’arrivée des pluies diluviennes d’ailleurs elle aurait dû le faire plus assidument avant que les souvenirs ne ternissent avant que la vieille qui logeait de l’autre côté du jardinet ne casse sa pipe et entraîne la vente du bloc de bâtiments dont l’appartement qui avait été le sien pendant une décennie au moins et par conséquent son déménagement tout un problème de dénicher un lieu pas cher un lieu bien à soi. Probablement qu’il était temps oui temps de le faire en tout cas de commencer à le faire n’est-ce pas avant que le réel tourne en passé avant que le bazar soit expédié aux ordures et que la porte cochère se retrouve transformée en porte avec digicode et alarme de sécurité. Au fait est-ce qu’elle porte encore dans son pied la douleur des semaines après l’opération de cheville qui l’avait immobilisée si longtemps longtemps et dans son cœur la douleur de la rupture avec Josh et d’autres après lui et la tension du corps qui rêve. Ce temps fichu temps est-ce qu’il grignote en nous ronge blesse avec en parallèle l’image précise des lieux où les pensées nous sont venues comme des trouées des déchirures au milieu des cités qu’on habite de façon anonyme et faut-il se résoudre à retourner là-bas dans cette impasse ou simplement regarder sur Internet à quoi ça ressemble parce qu’on a peur de ne plus rien reconnaître. Enfin pourquoi ne le fait-elle pas elle devrait car finalement ça n’a pas autant changé qu’elle l’imagine non pas autant que sa peau sa jeunesse car toujours là le figuier juste avant le garage de Marco avec ses larges feuilles un peu collantes qui dépassent du portail au numéro 12 oui c’est incroyable ces arbres sans cesse renaissants. Est-ce donc si difficile à accepter ah cette ville ce faubourg cette ruelle au cœur du quartier qu’on dirait pareille à une fente une fenêtre découpée dans un papier de couleur où se serait évanouie une vaste portion de temps où se serait finalement dessinée la nature de ses cris de ses faims de ses émotions à elle rien qu’à elle où se serait ébauchée son absence d’illusions à propos de l’issue en dépit des frissons de joie traversant tout son corps le matin ou le soir.
texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #25 : de l’accumulation de questions sans réponse comme sauter au travers du réel et lui donner porosité… seul le point est autorisé pour la ponctuation !
Photographie : Françoise Renaud, 2018
Oh ce texte comme un coup de poing venu des entrailles qui laisse pantois sans respiration et d’une telle charge émotionnelle… Je l’ai lu d’une seule traite me laissant un goût d’infini devant le temps qui passe et de vide aussi par les lieux, les choses et les êtres qui disparaissent et s’effacent de nos vies. Que vient-on chercher dans cette quête teintée de regrets ?… un oubli peut-être mais aussi et surtout ces mots écrits si forts qui nous font vibrer et que tu nous transmets comme un cadeau. Jacqueline.
Très beau texte, long, je l’ai lu moi aussi d’un seul jet. Le temps qui passe et toujours les sentiments, les émotions qui ressurgissent, et les questions qui nous reviennent sans réponse….merci encore pour ce doux moment.
l’oubli agrippé à la mémoire
rêve déchirant la nuit
les murs les fleurs les odeurs douces et fluides comme chat qui ronronne
et les doutes les douleurs
et les pleurs
souffle sublime
fragile
éphémère
une vie
mystérieuse merveille qui habite l’âme-même des lieux
inaltérable
indestructible
le tendre murmure de la vague caressant le rivage
ton texte est bouleversant
Tumulte des pensées qui s’entrechoquent à travers les interrogations suscitées, mais remarquablement maîtrisées, dans ce jeu littéraire de haute-voltige qui ébaubit ! (Comme tu le vois, moi, je ne peux pas me passer des merveilleuses diversités de la ponctuation !).
La restriction imposée dans le cadre de cet exercice ajoute au formidable impact de ton texte.
Très admirative…
Commentaires qui soulagent…
Non mais c’est vrai ! car on ne sait vraiment pas ce qu’on trafique dans le noir, on suit le fil, on essaie, on essaie de répondre aux contraintes qui vont presser la lie tout au fond, on essaie de ne pas penser en pataugeant. Et voilà que des choses surgissent et elles parlent.. merveille…
Merci pour cette fidélité tellement vraie…
Quel texte! Tout l’art d’écrire dans cet exercice difficile car sans ponctuation et pourtant, on le lit d’une traite, presque sans respirer, vite pour arriver à la fin et savoir.
Que de souvenirs qui remontent, de questions sans réponses, de suggestions et aussi de conclusions.
Cela ressemble à l’inconscient qui s’exprime mais s’exprime si bien que j’en suis bouleversée.
Merci Françoise, c’est du grand art.