TERRAIN FRAGILE septembre 2025 – journal de saison

lundi 1er septembre, domaine Les Fougères
Le mot ‘septembre’ a pour moi le goût d’une autre saison, le goût de la rousseur et de la pluie. Il est aussi rattaché au moment de ma naissance. En ce premier jour, me voilà prête à tisser les fils de ce nouveau paysage qui va lentement changer de saison, y « cueillant » chaque jour quelque chose à écrire.

mardi 2 septembre
Mais où a commencé pour moi l’écriture ? Peut-être là où a commencé ma mémoire.
Il me semble que l’écriture était déjà là en arrière de la fenêtre de cette petite chambre où nous dormions, nous les enfants, avec cosy, plancher en chêne et tapisserie fleurie. Oui, déjà là dans cette atmosphère humide et sombre des jours de tempêtes, celles qui ont compté dans mon enfance en pays de mer. Déjà là dans la fureur des vagues, dans la puissance des vents de noroît, dans la silhouette de mon père secoué dans les rafales quand il traversait le jardin, dans les silhouettes d’arbres déformés violentés.
Il n’y a pas de paroles dans cette mémoire, seulement des images et des cris.

mercredi 3 septembre

plus de virées en ville
chaque jour
au silence de mes oiseaux

jeudi 4 septembre
Je me prépare à partir vers le Sud. Parfum d’attente mêlée de nostalgie.

vendredi 5 septembre, Lavérune (34)
La solitude dans le voyage réveille ma sensation de liberté. Aucun obstacle. L’immensité s’offre devant moi telle une mer de nuages très blancs contre la clarté violente. Le Massif central s’ouvre large entre ses anciens volcans. Cap plein sud comme en bateau. Le Larzac a une couleur de foin brûlé, paysage éprouvé par l’été. Pas d’oiseaux. L’atmosphère est étouffante après les escarpements du pas de l’Escalette à débarquer dans la plaine languedocienne. Le vert n’existe plus. Rien que rocher calcaire et buissons épineux de garrigue.

samedi 6 septembre, Lavérune (34)
Ils sont venus pour écrire autour de la terre, dix amis. On se tient dans l’ombre du grand parasol, protégés par des haies de lauriers. On lit Tarkos, on plonge les mains dans la terre, on malaxe, on fouille. Bien sûr on partage nos textes comme des fragments de nos vies. Belles émotions pour le final avec L’Autre Jardin, montage d’images prises chez Jacqueline à Brissac il y a quelques années qui suscite ses larmes.

dimanche 7 septembre, Villevieille (30)
Chaleur. Ciel régulièrement troublé de nuages. Je franchis le pont de Sommières et songe à Lawrence Durrell qui habitait cette vieille maison route de Saussines. Je lui avais rendu visite alors que je commençais d’écrire, je ne saurais dire l’année. Je me souviens de son sourire taquin et de sa posture à califourchon sur une chaise.

lundi 8 septembre, Villevieille
Promenade avec H. dans les prairies et petits bois aux alentours. La lumière de fin de journée éclaire les oliviers d’une manière singulière. Le vert devient gris argenté.

au coin de la table
partager une pomme
avec une amie

mardi 9 septembre, du Causse de la Selle à Montpellier
Durant la nuit, il est tombé une belle pluie d’orage. Dans le jardin d’H. le figuier est encore tout frémissant du frappé des gouttes quand je quitte sa maison et emprunte le boulevard de l’Aube pour rejoindre les gorges de l’Hérault. Un peu plus tard je regagne la grande ville surchauffée, sale et bruyante.
Cette ville, je la connais par cœur et m’y déplace facilement, mais tout y est désormais trop envahissant pour moi. Je ne reviendrai jamais y habiter même si j’y ai encore des connaissances précieuses.

minuit passé
le tram glisse dans la ville
étrangère je suis

mercredi 10 septembre, Mars (30)
Nouvelle étape en Cévennes sur Mars, petit village perdu fort en arbres et en fraîcheur. Avec Martine et Odile, nous parlons de tout, « nous parlons de vivre » — tellement réconfortant pour l’âme. Leur jardin a été récemment dévasté par une horde de sangliers. Certains murets se sont effondrés mais rien ne pourra détériorer l’ambiance de ce bord de torrent loin du monde. Je les réconforte. Finalement il n’y a guère que les amis sincères et les bouts du monde qui relancent en moi le désir.

jeudi 11 septembre , en voyage
Pensée vers le pays qui m’attend. Un autre bout du monde. Pour le rejoindre, il me faut voyager à travers les montagnes jusqu’à la Couvertoirade puis rejoindre le ruban d’autoroute qui donne accès aux vastes paysages d’Aveyron et de Lozère, et encore plus loin au Nord. On m’attend là-bas.

retour à la maison
chatte grise aux aguets
ici devenu chez moi

samedi 13 septembre
Écrire n’est pas pour soi, écrire est pour le partage. Ce qui écrit doit pouvoir être lu.
Ne pas se relâcher, ne pas se décourager

dimanche 14 septembre, Les Fougères
Je retrouve accord avec le lieu, corps en promenade s’harmonisant au décor de mieux en mieux et recevant les lumières nouvelles qui irisent la cime des arbres. Les animaux sont heureux de me revoir et ils le montrent. Enfin la pluie tombe. Les citernes sont pleines et l’eau coule dans l’auge en granite devant la maison. Les jardins revivifiés s’offrent aux regards.
Quelque chose me frappe depuis mon retour : la tranquillité dans le sommeil et la densité de chaque instant.
Mon amie d’enfance va arriver cet après-midi. Je l’attends.

lundi 15 septembre, Bénévent l’Abbaye
Nouvelle visite au jardin médiéval. Les pluies copieuses de ces deux derniers jours ont fait un bien fou et les terrasses revitalisées nous ravissent le temps de les parcourir tandis que les nuages filent à toute vitesse à travers le ciel et y dégagent des portions d’un bleu inouï.

mardi 16 septembre, Les Fougères
Je note la capacité de nombreuses plantes à refleurir en cette période charnière où la douceur est encore de mise. Les cèpes sont « sortis » m’a-t-on dit. Je ne suis pas fanatique de champignons mais je note avec bonheur cet indice de saison. Les noix attendent au pied de mes deux arbres d’être ramassées pour être mises à sécher. Quant aux raisins de la treille, ils ont été soigneusement picorés par les merles. Il faut faire vite en matière de cueillette, la concurrence est rude.

poème insolite
il était venu dans le rêve
je l’ai oublié

mercredi 17 septembre
Depuis la Bretagne, ma petite mère m’appelle avant midi. Elle évoque ma naissance, un temps désormais éloigné qui pourtant suscite chez elle une émotion indicible.

jeudi 18 septembre
Le soleil m’attire au jardin. Je nettoie un parterre pour y planter des bulbes : muscaris, ail décoratif, petits iris.

vendredi 19 septembre
Je reprends la citation que Philippe pointe du doigt dans son article Notes d’atelier #2. « La littérature n’est pas chose abstraite, elle s’adresse à l’homme tout entier. — Flaubert (notes de voyages) »
Comment s’écrit un roman ? Claude Simon parle de « tableaux détachés », Philippe de « montage photographique » pour échapper à la linéarité. Pour ma part, je m’en fie à une sorte de structure secrète qui s’inventerait alors qu’on écrit, hors conscience. Pour moi les « événements » du récit ne sont pas définis à l’avance. C’est le geste d’écrire qui les révèle.

samedi 20 septembre, Guéret
Visite en solitaire de l’exposition Ernest Pignon-Ernest autour de Pasolini et des rencontres de Chaminadour à la médiathèque de Guéret. La figure de pietà — l’artiste portant son propre cadavre — est devenue une icône. Ce qui nous fascine : corps assassiné, pigments noirs, morceaux de ville, chaos des ruelles, ombres des soupiraux, tout un réel dérobé aux hommes autour de leurs souffrances, effondrements et désarrois.
« Des corps, donc, et rien d’autre. Ou bien : ce qui arrive au corps, ses aventures, son odyssée. » écrit Michel Onfray dans Les icônes païennes (Galilée, 2003)
La visite et l’histoire se poursuivent avec les images.

rien que des corps
en extase ou souffrance
ombre et sang noir

lundi 22 septembre, Les Fougères
La chatte s’est trouvé un petit coin dans les étages. Elle s’y plaît beaucoup et y disparaît fréquemment. L’autre soir, nous sommes rentrés du restaurant dans la nuit noire. Je l’ai appelée longtemps. Je ressentais une sorte de pincement au cœur à l’imaginer attaquée par un renard ou un rat musqué. Elle a fini par resurgir toute trempée.

mardi 23 septembre

ô chuchotements
espace du vivant
s’y confondre

mercredi 24 septembre
Le poète Fred Griot écrit (ou plutôt crie) : « La poésie est un truc au trognon, aux tripes, qui mène celui qui en est habité plutôt qu’il ne la mène elle. Et pour qui en est touché, on ne peut faire autrement que de la vivre férocement. Bref, en poésie comme toujours il faut besogner sauvagement et ne pas trop se soucier du reste. »

jeudi 25 septembre
« Je m’en rends compte seulement à la fin du voyage » dit la jeune Isabelle qui danse dans les vagues d’une mer orientale. Une si belle insouciance dans une conscience que je lui envie car elle voit juste.

vendredi 26 septembre
Des souffles minuscules me reconduisent vers l’Orient dans ces pays où je voyageais avec délice quand j’étais plus jeune. Comme un recul soudain au cours duquel je comprends qu’il n’y a pas de fin.
Le voyage est un état constant, il ne s’arrête jamais. Il nous habite.

se libérer
de cette chose invisible
franchir la ligne

samedi 27 septembre
Mona, la plus âgée de mes poulettes, est tombée malade, sans doute à cause de la période trop longuement pluvieuse. Elle ne chante plus, reste prostrée sous un genêt. Je vais la voir régulièrement, je lui porter de l’eau, un petit bout de jambon qu’elle adore, mais non, elle ne veut rien. Au mieux je veille sur elle.

dimanche 28 septembre
Musique de jazz en provenance de la cuisine, pépiements d’oiseaux excités par le retour d’un soleil qui sèche la terre détrempée et active la repousse de l’herbe. État de confidence d’un matin parmi d’autres, cette chance unique de le vivre.
J’écris à ce propos à mon amie H. :  » Souvent je me demande qui lira ces fragments, qui pourra y trouver de l’intérêt. Peu importe après tout, ce journal existe en tant que trace tangible de ma présence au monde et voilà bien ce qui compte. »

lundi 29 septembre, les Fougères
Voyant Mona se reposer dans le soleil puis à l’ombre de son genêt préféré, j’ai confiance mais je vois qu’elle a encore du mal. Je décide de la soigner avec des huiles essentielles. Ne rien lâcher. Je veille sur elle.

mardi 30 septembre

la brume se lève
partages simples et heureux
juste saisir

Photographies ©Françoise Renaud, septembre 2025

19 commentaires

  1. Tableaux de vie partiellement partagés (petitement quant à la durée). Courage Mona!

    • je vais prendre de ses nouvelles très souvent, je l’appelle tout doucement, je vois où elle se trouve et comment elle remue la tête..; la dernière fois elle a répondu à ma chanson
      merci pour ton passage, Den, tu es le premier…

  2. Isabelle Vauquois

    J’écris à ce propos à mon amie H. :  » Souvent je me demande qui lira ces fragments, qui pourra y trouver de l’intérêt. Peu importe après tout, ce journal existe en tant que trace tangible de ma présence au monde et voilà bien ce qui compte. »
    oui la force de nos réseaux, la beauté de tes notes, et toujours les paysages tellement présents. Merci Françoise !

  3. Merci pour ce voyage et pour les belles traces poétiques qu il nous laisse !!! Redécouvert Tarkos . Comme pour Mona prends bien soin de toi et de tes chemins littéraires ou non.

    • oui, l’incontournable Tarkos qui nous a livré une autre approche de la langue… et il savait la porter avec la voix
      merci pour ton écho qui me touche, chère amie Maryse… merci d’avoir pris la peine de venir jusqu’à moi…

  4. Catherine SERRE

    Bonjour,
    Il est sûr que ces fragments, par leur forme, leur éclat sur ceci ou cela, un fruit, une bête aimée, un paysage entrevu, et l’écho en toi, accompagnent et démêlent nos propres aperçus, surtout s’il sont faits de fragments de ville, c’est à dire de trop. Merci

    • Peu de choses suffisent pour remplir mon jour et je suis loin de la ville désormais, tu as raison, je l’affirme en l’écrivant : je n’y retournerai pas…
      Tu m’écris aussi : »Ton voyage doux, rendu doux par tes mots, les traversées des lieux que j’aime d’Aveyron et qui sont toujours trop loin pour décider de s’y rendre – savoir qu’on s’en prive -, quand de lire leurs « simples » noms me chavirent… alors encore merci »…
      chère Cat, tu connais bien la puissance des noms propres qui dessinent en nous des horizons comme si on les avait déjà explorés…

  5. Ne te demande plus qui lira tes fragments, on est là !
    c’est toujours avec cette même envie de les parcourir qu’on y revient, on apprécie, on réfléchit et on constate que c’est toujours un réel plaisir, une parenthèse sur la vie de tous les jours, qui s’allège avec la poésie de tes mots.

  6. brigitte celerier

    je recopie Isabelle : « la beauté de tes notes, et toujours les paysages tellement présents ».
    Merci Françoise ! »

  7. Les fragments on les attend avec gourmandise, comme un évènement marquant qui brille de mille couleurs d’automne, les photos en sont témoin, j’aime beaucoup les branchages enrubannés, les pierres sèches, les châtaignes en devenir et plein d’autres…
    En parallèle à l’expo de Guéret, nous avons « Le poids de soi-même » sculpture magnifique surplombant la Saône. Merci Françoise

    • mon idée est de mêler les mots et les visuels, les deux font partie de mes jours… et j’aime observer cette avancée de la saison même si je ne cherche jamais à la photographier spécialement, les choses se font naturellement…
      ton passage toujours précieux, chère Odile

  8. Philippe Sahuc

    Je parcours grâce à toi, Françoise, ce septembre à rebours… Mais je m’y ré-enfonce avec l’idée d’y trouver les graines des Hommes du Nord… J’ai alors l’impression de les voir très vite avec : « …la fureur des vagues, dans la puissance des vents de noroît, dans la silhouette de mon père secoué dans les rafales quand il traversait le jardin, dans les silhouettes d’arbres déformés violentés. » Mais ce serait sans doute trop simple… Les largesses du jardin de septembre ne font-elles pas se tourner plutôt vers d’autres horizons ? Aux deux tiers du mois pourtant j’ai à me demander si ces Hommes du Nord ne seront pas avant tout des corps… Se détourner alors ? Vers l’orient ? Au 26 septembre la tentation est grande, apparemment… Et pourtant, au 30 septembre j’apprends que la brume se lève , peut-être tard, peut-être qu’il est déjà midi et, si on est bien au nord, passé l’équinoxe d’automne, le soleil bas sur l’horizon doit bien les faire apparaître, ces silhouettes d’hommes du nord, non ?

    • Mes hommes du Nord sont bel et bien vivants. Ils sont issus d’un texte ancien et m’accompagnent depuis longtemps déjà. Chaque jour ils m’appellent au travail, mais pas assez de temps pour m’y replonger complètement. Alors je repousse à l’hiver.
      Et voilà que tu fais de mon journal un vrai récit en continu qui donne à voir toutes les silhouettes de ma mémoire et de mon temps présent…
      Je t’en dirai plus, cher Philippe, et patience, mes hommes du Nord fomentent la révolte en pays d’Hammersoi !

  9. Jacqueline Vincent

    Il est minuit et dans ma solitude toute nouvelle tes mots Françoise et tes photographies me font oublier tous les petits tracas d’une journée ordinaire… Un vent de poésie et de couleur qui m’emporte vers ton jardin tes arbres tes poulettes ton environnement au jour le jour et qui va éclairer ma nuit et alimenter mes rêves. C’est le pouvoir des mots. Et les tiens sont magiques.
    Jacqueline.

  10. « la brume se lève
    partages simples et heureux
    juste saisir »
    Voilà tes mots de la fin du mois de septembre avec, juste avant et juste après, de belles photos de fleurs… Tout est dit et tu n’as nul besoin de te demander pourquoi tu écris : pour le partage, chère Françoise, pour le partage, tout simplement ! Merci et… continue !
    Hervé

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