Temps humide, tourmenté. Il a beaucoup plu ces derniers jours et la rivière a pris ses aises, bousculant ses rives.
Dans ma solitude habitée d’arbres et de rivière, je pense aux autres, ceux que j’ai appelés régulièrement ces deux derniers mois, ceux qui ont eu du mal, ceux qui vivent seuls et ont traversé des jours maussades, ceux qui ont perdu quelqu’un, ceux dont la voix pouvait un court instant me rendre joyeuse, ceux qui n’en pouvaient plus de tourner en rond, ceux qui avaient quelque chose à partager, ceux à qui je donnais un bout de lecture, ceux qui prenaient les choses du bon côté. Aujourd’hui on croit que c’est fini alors que tout se poursuit avec la même tension, la même cadence. Je sens le monde se cabrer et se rétracter sous l’effet de la multitude qui veut recommencer à dépenser posséder hurler festoyer prendre le métro ou le train. Qui va tirer leçon de tout ce qui est arrivé ?
Ici rien ne bouge.
Ici rien ne change en dehors des plantes potagères qui profitent, des arbres en fruits, des fleurs qui passent et de celles qui s’annoncent. La lumière est si douce. J’ai cueilli les toutes premières fraises, tout à l’heure je ramasserai les toutes premières cerises. Je n’ai toujours pas repris mon roman en cours, ça ne vient pas, ça ne veut pas. Je me consacre à poser des petites choses sans beaucoup d’importance, à faire des bilans qui ne servent à rien. Je ne sais pas où conduire mon combat, sur quelle terre à nouveau créer. L’impression d’une attente sourde, d’un loup tapi dans le bois.

J’ai arrêté de relever le nombre de morts par pays, d’écouter les blablas irritants sur les chinois, les soit-disant vieux, les écoliers, les déconfinés. J’essaie de repérer ce qui est en vie, le souffle interne à toute chose, au ciel et à l’eau. À l’intérieur de moi aussi. Je cherche le silence de mes veines, le cliquetis de mon usine biologique interne. Je cherche mon feu, mon énergie mentale, mon désir de faire, ma soif.
Tout à l’heure je vais appeler celle qui vit seule dans un coin de Bretagne, qui tient le coup et marche sans soutien à 91 ans. Ma petite mère. Elle va me raconter sa journée, à qui elle a parlé, ce qu’elle a mangé au déjeuner. Elle a perdu plusieurs personnes proches ces dernières semaines et n’a pas pu les enterrer. Même pas de messe pour Pâques. Tu te rends compte ! ça n’était jamais arrivé, même pendant la guerre. Elle se contente de peu, lit la rubrique nécrologique sur Ouest-France, tricote pour un bébé annoncé. La vie lui réserve encore quelques douces perspectives.
Sa voix me fait du bien, me rassure – lointaines réminiscences de berceuse ou comptine quand elle se penchait sur moi pour me consoler d’un cauchemar ou me soigner quand j’étais malade.

Ici. Maintenant.
Loin des villes, loin des tumultes.
Déjà songer à la saison prochaine, rentrer du bois pour qu’il sèche aux canicules d’été, garnir l’étagère aux confitures dès que les fraisiers donneront à plein, plus tard d’autres fruits juteux et colorés. Est-ce donc cela, vivre : ambitionner de marcher entre soi, de suivre deux lignes parallèles qui s’inventent entre rue et ruisseau, entre gestes quotidiens et acte d’écrire, entre soleil et corps contenu dans sa peau ? Car nous avons à vivre, écrivait un ami ces jours-ci et il faudra bien trouver sa manière en arrière du mur qui isole des bruits, composer avec l’herbe en désordre et les murmures de l’eau et de l’âme.

Photographies : Françoise Renaud, 12 mai 2020