monter aux Falguières

Grand vent dehors. Sans doute lui qui chasse les pensées mauvaises qui m’ont agitée cette nuit et ranime certaines images prises à la belle saison il y a quatre ou cinq ans déjà.

Rendez-vous était pris avec Jean pour monter aux Falguières, un hameau abandonné là-haut sur le plateau au-dessus du village. Le temps était beau, le versant couvert de châtaigniers très abrupt. Jean souffre d’une maladie qui le ronge et limite ses forces, et il s’était donné pour challenge de le grimper pendant qu’il le pouvait encore. Une course à se fabriquer des souvenirs, à raviver dans ses muscles une tension du vivre. On avait pris le temps qu’il fallait, pas à pas, nous ménageant de fréquentes pauses pour éponger la sueur. Le paysage avait été récompense. On avait visité les maisons presque toutes en ruine, mangé des petits sandwiches au jambon cru et donné une part au chat noir et blanc qui nous avait tenu compagnie. On avait regardé autour de nous cette magie non dénuée de candeur comme une évidence. Puis nous étions redescendus par l’autre bord sous les pins dans la lumière majestueuse.

On évoque assez souvent cette promenade. Jean dit qu’elle réclamerait trop d’effort pour lui aujourd’hui.

en mon for intérieur – jour d’après #3

Temps humide, tourmenté. Il a beaucoup plu ces derniers jours et la rivière a pris ses aises, bousculant ses rives.

Dans ma solitude habitée d’arbres et de rivière, je pense aux autres, ceux que j’ai appelés régulièrement ces deux derniers mois, ceux qui ont eu du mal, ceux qui vivent seuls et ont traversé des jours maussades, ceux qui ont perdu quelqu’un, ceux dont la voix pouvait un court instant me rendre joyeuse, ceux qui n’en pouvaient plus de tourner en rond, ceux qui avaient quelque chose à partager, ceux à qui je donnais un bout de lecture, ceux qui prenaient les choses du bon côté.  Aujourd’hui on croit que c’est fini alors que tout se poursuit avec la même tension, la même cadence. Je sens le monde se cabrer et se rétracter sous l’effet de la multitude qui veut recommencer à dépenser posséder hurler festoyer prendre le métro ou le train. Qui va tirer leçon de tout ce qui est arrivé ?

Ici rien ne bouge.

Ici rien ne change en dehors des plantes potagères qui profitent, des arbres en fruits, des fleurs qui passent et de celles qui s’annoncent. La lumière est si douce. J’ai cueilli les toutes premières fraises, tout à l’heure je ramasserai les toutes premières cerises. Je n’ai toujours pas repris mon roman en cours, ça ne vient pas, ça ne veut pas. Je me consacre à poser des petites choses sans beaucoup d’importance, à faire des bilans qui ne servent à rien. Je ne sais pas où conduire mon combat, sur quelle terre à nouveau créer. L’impression d’une attente sourde, d’un loup tapi dans le bois.

J’ai arrêté de relever le nombre de morts par pays, d’écouter les blablas irritants sur les chinois, les soit-disant vieux, les écoliers, les déconfinés. J’essaie de repérer ce qui est en vie, le souffle interne à toute chose, au ciel et à l’eau. À l’intérieur de moi aussi. Je cherche le silence de mes veines, le cliquetis de mon usine biologique interne. Je cherche mon feu, mon énergie mentale, mon désir de faire, ma soif.

Tout à l’heure je vais appeler celle qui vit seule dans un coin de Bretagne, qui tient le coup et marche sans soutien à 91 ans. Ma petite mère. Elle va me raconter sa journée, à qui elle a parlé, ce qu’elle a mangé au déjeuner. Elle a perdu plusieurs personnes proches ces dernières semaines et n’a pas pu les enterrer. Même pas de messe pour Pâques. Tu te rends compte ! ça n’était jamais arrivé, même pendant la guerre. Elle se contente de peu, lit la rubrique nécrologique sur Ouest-France, tricote pour un bébé annoncé. La vie lui réserve encore quelques douces perspectives.
Sa voix me fait du bien, me rassure – lointaines réminiscences de berceuse ou comptine quand elle se penchait sur moi pour me consoler d’un cauchemar ou me soigner quand j’étais malade.

Ici. Maintenant.
Loin des villes, loin des tumultes.
Déjà songer à la saison prochaine, rentrer du bois pour qu’il sèche aux canicules d’été, garnir l’étagère aux confitures dès que les fraisiers donneront à plein, plus tard d’autres fruits juteux et colorés. Est-ce donc cela, vivre : ambitionner de marcher entre soi, de suivre deux lignes parallèles qui s’inventent entre rue et ruisseau, entre gestes quotidiens et acte d’écrire, entre soleil et corps contenu dans sa peau ? Car nous avons à vivre, écrivait un ami ces jours-ci et il faudra bien trouver sa manière en arrière du mur qui isole des bruits, composer avec l’herbe en désordre et les murmures de l’eau et de l’âme.

Photographies : Françoise Renaud, 12 mai 2020

balade dans l’hiver

Se moque pas mal du jour ou de l’année, le pays brut, juste proposé au regard de celui qui va, suit le sentier ou la piste sans laisser de trace — ou presque pas de traces. La promenade était belle, grand soleil traversant l’espace bleu. Peu d’animaux. On croit que tout sommeille, en fait tout continue à vivre sous les brindilles, les écorces. Et on sent l’étonnante musique de la terre qui parle à nos cellules, efface la peur. On a envie d’y aller. On y va.

 

 

de l’effet des orages

Nous vivons désormais sous régime tropical.
Matinées somptueuses, soleil perçant à travers une brume lourde finissant par réjouir la terre. Et puis ça vient du nord ou du sud-ouest, on ne le voit pas se dessiner, ça surgit presque, ça pèse, ça gronde, ça s’obscurcit, et puis dans l’après-midi ça lâche.
Jamais en continu. Parfois toute petite pluie juste fraîche à la peau — on peut continuer à jardiner, cueillir des fraises, répartir le paillage au pied des aubergines —, parfois comme une poche qui crève, frappant les cerises presque mûres.
On voudrait tellement les préserver au seuil de les cueillir.
Les salades, elles, s’en moquent : petite mâche, roquette, sucrine, romaine.  Encore quelques reines des glaces qu’il est temps de manger. Partout le végétal exulte. Je n’ai pas assez de mains ni de temps pour couper l’herbe qui monte et se répand sitôt que j’ai le dos tourné.

rite de passage

elle observe les flancs de forêt déchiquetés, les affleurements de roche visibles entre le peu de végétation rogné par l’hiver, brûlé, décomposé, sinon les arbres forts capables de tenir encore du temps et les bosquets épineux coriaces
et pour la première fois elle éprouve le sentiment que la saison froide est pareille à un rite de passage, un rite épuisant qui condamne les corps d’homme à la retraite et à l’enfouissement sous les vêtements, les animaux à courir à perdre haleine à travers les versants pour dénicher des racines maigres ou à se blottir dans des recoins discrets protégés des prédateurs, si possible un peu confortables pour attendre attendre, attendre que les flux s’activent à nouveau dans l’air et sur la terre

et c’est vrai qu’elle rechigne à se soumettre à l’inclinaison du temps comme au mal ou à la douleur, pourtant elle mesure bien ce qu’il faut de patience pour que tout se reconstitue de la matière des fleurs et de la pulpe des fruits, bien plus tard alors qu’on a oublié le pincement du gel et les étendues blanches figées au lever du soleil dans les mois les plus rudes, et elle connaît le bonheur de croquer une cerise bien ventrue ou de mordre dans une pêche de vigne — elle a connu plusieurs cycles complets entre anéantissement et renaissance depuis qu’elle vit en territoire sauvage —, mais elle rechigne quand même, c’est difficile pour elle ce passage austère, ce parcours obligé, cette phase incontournable avec soleil bas et brume flottant au-dessus des ruisseaux, ramures de châtaignier presque mauves dans la subtile palette des montagnes cévenoles

le monde est persévérant et si confiant dans ses affaires, elle le sait, il semble pas mal se débrouiller en dépit de ce qui l’abîme ou le détruit

en cet hiver qui rogne et endort son île, elle espère l’émergence de l’herbe et des premiers pissenlits, mais il n’est pas encore question de cela

au loin elle observe les masses humides portées par d’invisibles ascendances qui remontent de la mer pour abreuver plaine et montagne, courants complexes reliées aux mécanismes des océans et aux circulations des vents — car il faut bien remplir les nappes phréatiques et rasséréner les plantes éprouvées par les canicules répétées —, alors elle pèse combien elle aussi a besoin de repos, rien d’autre à faire en ces mois ternes sinon sentir son point d’ancrage, son point d’équilibre, activer sa respiration la plus douce possible lorsqu’on marche sous la pluie au sein du paysage en train de se reconstituer — finalement irréel qu’il soit saturé d’eau ou enneigé ou gelé —, en train de chuinter grogner murmurer, passage largo d’un mouvement symphonique dont l’ampleur nous échappe, où les âmes de nos disparus se promènent seules au long des rivages immobiles

Photographie Françoise Renaud, 2017 

 

après la pluie

La pluie d’hier était douce et bienfaisante après des jours de brûlure. Le jardin semblait s’ouvrir.
Envie de saisir l’instant avec les moyens du bord. Au plus simple. Saisir ce qui était là au dehors près de moi. Perles au creux des feuilles, corolles vives, formes multiples. Ne pas se demander comment faire pour renforcer la profondeur ou la couleur. Seulement regarder. Tout pousse et se transforme. Accroupie dans la terre mouillée, je me suis laissée conduire.
La nature et son observation quotidienne me remplissent de force.

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Photographies ©Françoise Renaud, août 2016