la douceur des morts

Je rentre d’un voyage en Bretagne, le premier depuis le décès de mon père. Impressions, survivances qui rejoignent d’autres expériences…

Lors de ce dernier voyage, j’ai revu l’escalier
un escalier de rien du tout, quelques marches comme je l’ai récemment décrit, faciles à franchir, franchement pas de quoi tomber — sans doute que le sol s’était subitement dérobé sous mes pieds —
et j’ai revu son visage de cendres
nettement

ce visage des derniers jours avant l’enfouissement sous la terre alors qu’il était couché sur le lit de glace dans la petite pièce sombre prévue pour les visites, avec de quoi s’assoir confortablement mais pas trop, une tablette au chevet pour poser une bougie et une fleur dans un vase, un parfum de santal couvrant l’odeur de dégradation des chairs qui déjà avait commencé et ne ferait que se poursuivre au cours des quelques jours d’attente dans ce bâtiment prévu pour les morts et pour les vivants qui  avaient l’habitude de les côtoyer et ne pouvaient se détacher d’eux aussi vite
donc peu de lumière, l’exacte quantité qu’on s’accorde pour la prière et le recueillement
pourtant bien souvent les gens dérogeaient à la règle et parlaient assez fort, échangeant des nouvelles en dehors de ce qui venait d’arriver et au-delà même du personnage qui les réunissait en ce lieu, des nouvelles du voisinage ou de la famille du côté de ma mère, des souvenirs aussi, pas mal de souvenirs

son visage à lui indifférent désormais à ces affaires et ces rumeurs, apaisé finalement, tendu, grisâtre un peu comme un galet

à  présent je l’aperçois souvent
il existe en moi, et je l’observe dans le détail pendant que tout est encore assez net — car j’imagine que ça va finir par s’estomper et que je vais enfin guérir de lui —
ses cheveux courts un peu en brosse parce qu’ils venaient d’être coupés — j’étais présente lors de la dernière venue du coiffeur peu avant dans la cuisine —, et si doux au toucher, si doux ses cheveux de vieil homme, douceur qui n’appartient qu’à nos morts, la même douceur qui m’avait un jour engendrée sans doute
et je pourrais décrire chaque centimètre carré de ses joues front paupières closes, mais ça n’en dira pas beaucoup plus, car tout se tenait serré à l’intérieur, étouffé, perché au-delà de la perception des hommes et des femmes rassemblés à tour de rôle autour de la dépouille, ce tout jadis déchaîné et brisé, ce tout défait et entêté qui l’avait isolé des autres et l’avait fait tenir longtemps dans la nuit noire et contre les assauts de la pluie auxquels rien ne résiste, ainsi j’ai revu son visage au-delà de la texture des songes, celui que je suis seule à connaître parce qu’il s’est coulé dans mes sillons intimes — et de la même façon dans ceux de mon frère — comme pour se prolonger et transmettre le mieux qu’il y avait à sauver, à nous mettre sous la dent quand nous étions en train de grandir

son visage proche désormais d’un dessin au crayon, d’une esquisse à la craie blanche mêlée de sang sur un pan de calcite, sorte d’enluminure primitive oubliée dans une cache, un repli de falaise ou d’obscures catacombes

je n’ai pas fait de photo sur son lit de glace — je me demande pourquoi —, sans doute parce que ce n’est pas une chose convenable, pourtant j’aurais dû afin de presser l’image contre moi de mes deux mains tremblantes longtemps après son départ comme un livre rare capable d’empoigner, de raconter et donner un dernier tour de vis à l’histoire qui sans lui n’aurait jamais eu lieu

au bord du bassin, le lion qu’il avait sculpté jadis à ses heures perdues, me regarde depuis son repos de pierre

Texte et photographie (Lion, créature de mon père, 2015 ) : Françoise Renaud, 15 juin 2017

22 commentaires

  1. Tu as, Françoise, dans ton écriture une poigne venue de ce père, une résistance aux difficultés, et sans doute une forme de contemplation-éclairée. Tu reviendras sur la côte de Jade, quelque chose de toi y réside.

  2. jacqueline vincent

    quel bel hommage d’amour pour ce Père disparu pour les yeux de chair mais dont tu fais revivre la part qui t’appartient à toi seule et qui ne s’effacera jamais… Le mystère de la transmission et du lien indélébile que nos morts nous laissent… Merci pour l’émotion exprimée qui nous livre une intimité qui nous rapproche. Ainsi, nous partageons ta peine en nous laissant pénétrer de toute la tendresse qui est la tienne pour ce Père devenu désormais irremplaçable. Jacqueline.

    • L’histoire du lien et de la transmission demeure toujours un mystère. De quoi héritons-nous vraiment ? Qu’est-ce qui nous façonne sinon les émotions, l’amour ou le désamour ? Peut-être que ce que nous appelons expérience – puis souvenir – compose finalement l’essentiel de notre matière personnelle…

  3. (de la part de B.)

    Bonjour et merci pour la douceur de tes mots, la lumière de tes mots, pour le visage de ton mort qui devient un peu nôtre, parce qu’il ne peut devenir que nôtre par la grâce de ton écriture,
    parce que tu nous la donnes en partage cette écriture, toute de tendresse et d’amitié… parce qu’elle ne peut être autrement que donnée en partage, parce que ce visage de ton mort – qui nous est devenu soudain familier, ce visage offert à notre connaissance – trouve son chemin du jour à chaque fois que tu nous le restitues… ce chemin de connaissance est aussi un chemin de deuil, un chemin d’appropriation de ton mort qui donne aux autres, donne au monde, un chemin de réappropriation des mots…

    Merci d’être là, tendrement là, au bord de ce qu’on appelle communement le chagrin, qui s’estompe, se reconstitue, se forme, s’éloigne, se reforme, s’éloigne encore… par le recours à l’écriture, par l’usage des mots. Que serions-nous sans eux ? les mots. Que serions-nous sans nos morts ?

  4. La photo, tu la portes en toi bien plus nettement que n’importe quelle image captée par un appareil. Certains traits s’estompent peut-être déjà, mais les lignes de force ne te quitteront pas.

  5. bernard pechon pignero

    La pierre: solide, immuable, stable, intemporelle
    Le lion: indomptable, vigoureux, juste, sage
    Toi, ton écriture, ton énergie et ta sérénité

    • Quand j’ai cherché dans mes photos quelque chose pour accompagner le texte, j’ai su tout de suite que ce serait celle-là : ce lion que je connais depuis longtemps et qui veille sur les nénuphars… et il demeurera à cette place tant que la maison vivra.

  6. CONTI Lydia

    Indélébiles, les liens du sang. Nos morts nous suivent et restent présents au fil du temps, la douleur s’atténue mais n’efface pas le souvenir.
    Les mots servent à la partager et peut être aussi en diminuer l’intensité et tu as très bien réalisé que le dessin du visage de ton père restera à jamais gravé dans ta mémoire, comme la tête du lion gravé dans la pierre.

  7. Gravure, dessin, ébauche proche du silence…
    Lancinante et grave.

  8. BENCHEIKH DJILALI

    intimité troublante et attendrissante avec l’absent. A donner le frisson. Tu dématérialises la roche en des fragments de mots qui te composent . Françoise, TU es Ecriture…
    Djilali B

  9. BENCHEIKH DJILALI

    Mais on n’écrit que par le manque. On écrit pour combler le trou béant de l’absence et on ne cesse de creuser. C’est comme une douleur qu’on s’amuse à entretenir et à caresser dans un geste mental délicieusement masochiste.

  10. Christian Saltel

    Tu dis toutes ces choses que l’on sent en ne sachant pas les dire.
    La mort de mon père m’a laissé une empreinte semblable. Cet homme si doux, passionné et curieux était, là, allongé devant moi.
    Moi, sidéré que cela soit.
    J’ai aussi pensé, à ce moment-là à l’obscène décomposition des chairs, je crois même que cela m’avait mis un peu en colère, un peu distrait de ma sidération.
    Puis, comme toi, je me suis posé la question de faire une photo ou pas. Cela me semblait un outrage, un acte indécent et répréhensible. Mais, moi, je l’ai accompli. Sans que quiconque ne me voit, avec honte.
    Je m’étais dit que l’image de mon père allait s’estomper et que je ne pouvais pas prendre un tel risque pour le futur. Je l’ai tout de suite regretté.
    Je n’ai pas pu la faire entrer dans la mémoire de mon ordinateur car ça supposait de la faire venir sur l’écran, j’ai demandé à mon fils de le faire et depuis je ne l’ai jamais regardée.
    C’est vrai que le souvenir est plus fort qu’une photo.

    • Merci pour ta douce confidence.
      Où sont les vraies images de nos disparus ? Dans le circuit de nos mémoires dans l’état où nous souhaitons les conserver, dans l’effort que nous produisons pour les raviver ou au contraire les éteindre. Comme un jardin.

  11. Quelle scène inoubliable ! La pièce comme un lit de galets, le santal, la bougie et ceux qui parlent un peu fort comme si chuchoter serait finalement rendre un hommage moins fort. Et le gros galet sculpté en un lion qui n’a pas besoin de rugir.

  12. ma belle amie, tendresse amour et douceur que tu donnes à ce père que tu as tant aimé et que tu aimes toujours. Tu nous donnes à voir cet homme secret et taiseux, buriné par le climat et artiste, ce qui explique sans doute son silence et ses secrets.
    Merci pour tes mots pour lui qui sont forts et plein de la tendresse de sa fille aimante.

  13. Bien chère Françoise,
    Je découvre le lion sculpté par les mains de ton père… des heures de travail, de volonté, d’obstination, pour se faire plaisir mais aussi pour laisser une trace indélébile ; comme l’image si bien décrite que tu gardes de lui. Tu viens de lui et cela se ressent très fort.

  14. Merci Françoise !
    C’est beau, tous ces mots pour le dire, pour te dire, tellement vrai !
    Bise

  15. J’ai retenu ce « grisâtre un peu comme un galet ».

  16. Jean-Luc Rocher

    Tes mots Françoise sont pleins de tendresse pour ton père, ce taiseux inaccessible. Ce qu’il n’a pu dire, tu l’as fait pour lui. emporte de lui l’image des jours heureux.

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