en mon for intérieur – jour #16

pour quelqu’un qui s’en va…

je reste dans le souvenir d’elle partie il y a peu de jours et je pose ces mots simples — comme une chanson — et puis j’attends pour voir s’il va se passer quelque chose
je ne veux pas céder à la tristesse ni me soumettre à la facilité d’une lamentation stérile, je veux accéder à un profond souvenir d’elle
je veux me remplir de joie à l’idée que oui, elle a tout de même eu une belle vie, elle a habité une maison à la campagne et son jardin était rempli de roses, au fond un carré de poireaux et de choux pour la soupe d’hiver, elle a eu un mari gentil et des enfants, plusieurs, ils ont fait leur vie à leur tour, l’un d’eux sur un autre continent, le hameau près de la rivière n’a pas tellement changé, on en reconnaît bien l’entrée sur la gauche en allant vers Saint Père, ensuite la petite montée jusqu’à atteindre la cour avec tracteur devant le hangar

mon père faisait souvent le détour par chez eux quand son mari vivait, un copain de régiment et de jeunesse (mon père n’en avait pas cinquante, par conséquent il y tenait, et eux l’appréciaient en dépit de son caractère grognon), sans doute que les étrangers à notre famille le supportaient mieux que nous, reconnaissaient et aimaient les traits majeurs de son tempérament : ténacité, courage, curiosité (bien des connaissances acquises sur le tas), mais aujourd’hui je ne veux pas parler de lui — le bougre vient toujours s’entortiller dans mes histoires comme un liseron résistant prêt à toutes les escalades, aussi pour une fois je l’invite à rester à sa place de visiteur dans la maison de Rolande, assis à la table de la cuisine devant une tasse de café ou un verre de blanc  — car je veux évoquer sa voix à elle, sa bonne humeur à elle, brave petite femme dans les tempêtes emportée par la puissante marée du temps, ses yeux fermés sur le lit et son corps froid, elle a abandonné la partie et je la comprends (comment trouver de l’intérêt à poursuivre dans ces conditions, privée du sourire de son fils cadet dans la dernière longueur de sa vie ? mieux vaut descendre du train), alors son cœur s’est arrêté de battre, et de cet arrêt pareil au jet d’un caillou dans un lac s’est propagée une onde ample et magnifique qui a fini par atteindre les rives et toucher ceux qui vivaient là, marchaient dans la forêt ou arpentaient de long en large leur appartement, résistant à une période difficile — disette, isolement, maladie —

je regarde l’onde progresser à la surface du lac où se reflètent les nuages mêlés à son visage, et je l’imagine petite fille, ses yeux clairs, son petit visage mutin

Illustration : Autoportrait du 6ème anniversaire de mariage, Paula Modersohn-Becker, 1906

7 commentaires

  1. Douce et réconfortante évocation d’une « discrète « que tu as approchée et connue, poésie sous-jacente de l’onde qui communique une vision bienfaisante pour le cœur attristé, un très joli texte, Françoise !
    Et ce tableau qui donne vie à la petite fille juste ébauchée… T’embrasse.

  2. Très beau texte, bel hommage à cette disparue.
    Découvrir une partie de sa vie sans l’avoir connue et la deviner dans l’onde qui progresse à la surface de l’eau.
    Quelle douceur dans ces paroles

  3. elianeberthelot

    Dans ce texte, beaucoup de sensibilité, de douceur comme le personnage si attachant qui s’en est allée discrètement mais laissant un profond souvenir dans le coeur de ceux qui l’ont aimée.

  4. Elle est descendue du train car le sourire de son fils était vital pour elle. Sous son apparence insensible ton père serait atteint lui aussi par l’onde ample mais amère qui nous touche tous en ce moment.

  5. C’est magnifique Françoise, très émouvant.

  6. Jacqueline Vincent

    D’une rive à l’autre… Un texte qui va au-delà de Rolande, tant il est profondément émouvant et poétique, illustré par cette juste interrogation d’un regard mélancolique qui, comme toute l’œuvre de Paula Modersohn-Becker, elle aussi disparue trop vite, nous laisse un goût d’infinitude devant la vacuité de la vie…
    pourtant si ample dans une nature toujours présente derrière la mélancolie.
    Jacqueline

  7. Pudique hommage à une vie parmi tant d’autres, mais importante puisque c’était elle. J’aime cette façon que tu as de « voir » les gens, en dehors du vernis, des convenances et de la futilité du monde. Et merci de nous rappeler que oui, même quand on est âgé, on a été (et on reste) un enfant.

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