en 4000 mots #4 | Duras quatuor à dire

Atelier Tiers Livre – hiver 2018 / 2019
recherches sur la nouvelle

Le Tiers Livre – atelier d’hiver #4, à partir de ‘La mort du jeune aviateur anglais’ de Marguerite Duras

Je n’existais pas encore au moment où ça s’est passé, mais je peux le concevoir, ce moment, redessiner le lieu à l’aune de nos brefs séjours après le long voyage dans la voiture de mon père jusqu’à ce pays éloigné du bord de la mer. Un lieu pauvre et perdu, soumis à l’empire de l’ombre, peuplé de gens affairés à la terre : semeurs, jardiniers, éleveurs de bêtes. Un lieu-dit portant un nom d’arbre. Le Noyer. Situé dans le département de la Loire Inférieure – image dégradante résonnant avec l’odeur de fumier, forte autour des fermes basses et des prés descendant jusqu’à l’eau (souvenir aussi d’un enfant retrouvé noyé, mais c’est une autre histoire). Un hameau difficile à distinguer des autres du même genre éparpillés dans cette campagne, pourtant différent ce jour-là à cause d’un mariage en train de se préparer. Enfin une certaine effervescence, le pavé lavé de frais, des chaises disposées en rang d’oignon devant la maison pour le monde qui commence à venir, des petits gâteaux et des verres sur une table pour les hommes qui voudraient un blanc sec.

Mais où est la mariée ? en train de passer sa robe, mais où et avec l’aide de qui ? Parce qu’à la regarder sur les photographies, elle n’a pas bien l’air facile à enfiler, cette robe réalisée par une couturière, ajustée au galbe des seins, empiècement satiné marquant la taille et boutonnée dans le dos — vous savez, ces petits boutons faits du même tissu que la robe difficile à passer dans les trous –, mais personne ne se souvient vraiment. S’en référer aux sœurs. Une autre fois peut-être. Enfin, il n’y a pas trente-six solutions, ça s’est forcément passé à la ferme puisque le cortège est parti du hameau pour gagner l’église au bout de la ligne droite (des images du cortège le prouvent), donc dans l’une des chambres à l’arrière qui ne voient guère le soleil. La couturière étant marraine de la mariée, c’est elle qui a dû l’assister, épingles serrées entre les dents et aiguillée de coton toute prête pour un dernier ajustement. Cette femme, morte il y a déjà des années, ne peut rien confirmer. Rien confirmer non plus du cri que la jeune fille a poussé au moment de glisser la tête dans l’encolure en mousseline blanche.

Étrange comme je l’entends crier moi aussi au seuil d’épouser l’homme qu’elle ne connaît pas ou si peu. Elle a vu quelque chose, quelque chose logé dans les plis qui l’a épouvantée : bête noire, mouton de poussière, pétale séché, papillon, quelque chose de non identifié qui s’est mué en mauvais présage. Suit la peur. De partir. De quitter sa terre et les siens. De commencer une autre vie. Peur de ce qui va arriver. Si elle le savait, elle se cacherait dans un coffre ou dans une armoire.

Aller y voir de plus près, y aller à pleines mains, ne pas se gêner, fouiller le tissu à des années de distance, soulever les plis, fourrager dans le jupon, défroisser les volants, identifier la chose qu’elle a vue (après elle n’a plus voulu bouger), la robe lâchée par terre, le temps passant, le monde s’impatientant — aujourd’hui le dire même si ça ne sert à rien — dérouler le fil des secondes pour décortiquer l’affreux pressentiment — l’écrire, lui et tout ce qui en a découlé – ce serait comme un morceau de film, une scène au ralenti avec la robe posée successivement sur le lit, puis le fauteuil, puis tombée au sol, puis habillant le corps jeune et svelte à vingt ans — écrire la peur ancrée dans la chair de ma mère, transmise à chacun de ses enfants — je la questionne au téléphone, c’est si loin, elle confond les dates, finalement elle se souvient de la chambre à l’arrière, elle dit « la chambre de maman », elle dit aussi que c’était la robe de sa sœur mariée six mois plus tôt – le film proposerait des visages, ceux des proches et des gens présents à la cérémonie, demi-souriants, la plupart silencieux, aujourd’hui disparus — se pencher sur la page – écrire le contraste entre le noir et le blanc, entre la mousseline et le corps de l’insecte, entre l’espoir et la terreur — griffer les mots pour elle – griffer comme si je brodais son intraduisible émoi — se pencher – évoquer le cri — griffer les mots – dire – dire – coudre — écrire

Photographie de Françoise Renaud (série Le cadavre dans l’escalier, 2017)
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7 commentaires

  1. mauvais présage et la peur s’installe pour longtemps sinon pour toujours…
    la fin de ton texte est déchirante : dire, coudre, écrire tout ce qui pique et gratte avec les mots qui devraient être salvateurs pour cette mère et femme qui a mal démarré sa jeune vie et dont la peur est incrustée en elle.
    Toujours les bons mots ma chère Françoise et ils font palpiter.

  2. je voulais ajouter que le visage peint exprime bien cette angoisse de la mère qui ne l’a jamais quittée

  3. eliane berthelot

    C’est très émouvant, le texte se déroule comme un film, on ressent les impressions, les sentiments, l’incertitude, la peur …
    Qu’aurait-il fallu faire pour arrêter ou modifier le cours des choses ?
    Beau texte très fort
    Eliane

  4. jacqueline Vincent

    Transmission des peurs.. C’est la première chose qui m’est venue à l’esprit en lisant ton texte qui nous parle d’effroi, de pressentiment… cette bête incontrôlable qui s’insinue dans nos vies et vont contaminer les générations à venir. C’est hier comme aujourd’hui le doute d’une prise de conscience d’un changement irréversible qui paralyse corps et âme. Jacqueline.

  5. jacqueline Vincent

    Et je voudrais rajouter… que quelques décennies plus tard , la malédiction pourra s’estomper grâce à l’ART, par la parole, la peinture et surtout par l’écriture qui met des mots sur nos peurs. C’est le rôle premier de l’Ecrivain et du Poète. Jacqueline.

  6. ô délicieux farfouillis humant la naphtaline

    araignée velue tissant son inexorable toile
    ou quelqu’insecte répugnant au mucus vénéneux
    frou-frou rosâtre de Lachesis constellé d’étoiles sombres
    Atropos–arthropode
    impitoyable
    ultime ourlet

  7. Un cri, une peur, un mauvais présage.
    Mais la peur s’installe et se répand sur son entourage, une malédiction un jour de mariage.
    Quelle idée ancienne de faire porter la robe de sa soeur à une future mariée, déjà c’était mal parti.
    On ressent sa terreur mais est-ce seulement l’intrus caché dans les plis du vêtement qui la terrorise.
    La réflexion est ouverte.
    Texte très profond donne à réfléchir

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