tout un été d’écriture #17 | notion d’obstacle

[attendre de savoir ce qui va revenir de l’arrière, ce qui va remonter de la mémoire qui brûle d’instants graves — obstacles, fissures, échardes, incidents, anicroches qui ont enrayé le mécanisme du présent — avec la curiosité qui pousse à explorer cette masse effrayante de temps pareille à l’océan en tourmente]

par exemple elle avait un amant qui s’appelait Josh, jeune et trop amoureux, il aimait le rock, Pati Smith, Brian Eno, les batteurs de folie, il achetait des disques presque tous les jours et il fumait des Marlboro, il étudiait dans la même branche qu’elle et il ne la quittait pas d’une semelle, venait dormir au numéro 9 toutes les nuits si bien qu’elle lui avait prêté un trousseau de clés, mais au bout d’un moment elle a commencé à étouffer vraiment et elle a ébauché un pas de côté, elle l’a renvoyé dans sa piaule en lui réclamant les clés du numéro 9, il n’a pas supporté, c’était affreux pour lui, sa bouche se tordait de douleur, il a commencé à sillonner la ville pour savoir où elle sortait le soir, avec quels amis, à quel concert elle assistait, il était comme fou, il roulait sur les boulevards à la même vitesse que sur une autoroute, toute la ville était devenue un labyrinthe complexe où elle se cachait et où il courait pour la rattraper, et Josh prenait des substances illicites, tout son corps était rouge et rempli de colère mais elle demeurait intraitable, ne voulait plus de lui, il lui arrivait de rester dans la ruelle à épier sa fenêtre jusqu’à cette nuit terrible où elle s’était réveillée et l’avait découvert debout à côté du lit, il l’insultait, il avait un tesson de bouteille dans la main, il était ivre et noir, il voulait savoir avec qui elle couchait, il était ivre, hors de lui-même (il avait dû faire un double des clés pour rentrer comme ça ou alors s’était introduit par les toits et les courettes), il avait tant de violence en lui qu’il l’avait agressée avec le verre (elle avait failli perdre un œil), une fois rentré à sa piaule il s’était ouvert les veines, une crise de délire avaient dit les médecins qui l’avaient convoquée pour en savoir davantage sur le garçon et mieux le soigner, lui conseillant de ne plus jamais lui ouvrir la porte du numéro 9 (ce qu’elle avait fait), l’été suivant il était parti à Katmandou pour montrer qu’il pouvait se débrouiller sans elle, il lui avait envoyé un aérogramme où il racontait la ville singulière aux mille stupas, disait qu’il se sentait seul dans l’auberge de Freak Street, et lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien), ensuite plus rien

par exemple ce chat qui s’appelait Loup et qui logeait dans un appartement voisin, il était très beau, pelage angora blanc avec des rayures grises, ventre absolument blanc et doux, il venait sur sa terrasse l’après-midi s’étendre, il aimait l’ombre changeante de la treille et le mouvement des insectes mais il demeurait craintif à son égard quand bien même il connaissait bien son pas et ses gestes, du coup elle n’essayait pas trop de l’approcher parce qu’elle voyait qu’il avait tendance à s’effrayer sitôt que quelque chose bougeait rapidement à son voisinage, Loup connaissait par cœur l’enchevêtrement des toits du quartier, les pans inclinés, les antennes, les gouttières, les morceaux de jardin, les recoins de muret, les escaliers, il faisait partie de cette ville qu’il avait amadouée à sa manière, tout de même elle voyait bien qu’il ne ressemblait pas tout à fait aux autres chats, il avait du mal à s’abandonner, à fermer les paupières, sûrement qu’il s’était habitué aux rumeurs de son appartement puisqu’il venait souvent jusqu’au seuil et quand il disparaissait de plusieurs jours il lui manquait jusqu’au moment où il avait vraiment disparu, elle avait dû attendre de croiser son maître, un type rustique qui empruntait une passerelle entre deux escaliers à portée de voix de sa terrasse pour rentrer chez lui, qui lui avait expliqué que Loup s’était fait happé par une voiture parce qu’il était sourd, un chat magnifique qu’elle n’a jamais oublié

par exemple cet accident arrivé dans le gymnase au bout de la rue de la Garenne par une journée d’hiver : entraînement avec l’équipe de filles de volleyball, retombée de smatch, ligaments de cheville rompus (souvenir de l’eau glaciale qui coulait sur son pied gonflé dans le lavabo du vestiaire, bientôt violet, impuissant à bouger), une intervention avait été décidée pour le lendemain, en attendant nuit avec antiinflammatoires au numéro 9, on viendrait la chercher à 8 heures, oui mais il avait neigé une grande partie de la nuit (ce qui est très rare dans cette ville), un fait exprès pour compliquer sa position, si bien qu’il avait fallu sculpter les marches de l’escalier enseveli, une par une, ménager des niches suffisamment confortables pour y poser son pied valide, et elle avait sauté en se tenant ferme à la rampe avec la peur de se ramasser, drôle de périple, douleur froid neige petits jardins blancs

textes écrits dans le cadre de l’atelier d’été 2018 Tiers Livre « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (en 20 minutes) / #17 : jusqu’ici, le narrateur n’a jamais interagi avec le réel dont il fait récit : et si on retrouvait trois épines, fissures, cassures, événements hors de sa volonté propre, trois fois où ce réel a littéralement fait obstacle au narrateur ? –- une autre manière alors d’enter en rapport avec le fragment de ville à la source du récit

Photographie Françoise Renaud, 2018

4 commentaires

  1. Effectivement, laisser d’abord à la mémoire le temps de faire surgir trois épisodes liés à la ville illustrant ce thème de l’obstacle. Exercice auquel nous pouvons bien, tous, par jeu, nous soumettre, mais exercice voué à l’à peu près sans le talent pour la mise en narration que tu possèdes si bien : en soi, un vérifiable… obstacle !

  2. Tes textes évocateurs, raviveurs de mémoire, sont si rafraîchissants !
    Merci d’enchanter mon été…

  3. jacqueline Vincent

    Trois épisodes d’une vie qui remontent à la surface et qu’il ne te reste qu’à développer pour nous faire un Roman, celui d’une Ville et d’une revenante au N° 9 … Un bonheur d’écriture pour une lectrice inconditionnelle qui attend l’épisode suivant… Il ne faudra peut être pas nous donner le dénouement pour ménager le suspens que tu devrais vraiment envisager pour un prochain ouvrage. Jacqueline.

  4. Un film . Car on voit le décor et l’action, les actions.
    Les fissures, très souvent présentes quel que soit le sujet.
    Et le chat, qui ressemble très fort à la mienne, oui les parties blanches de son corps sont très douces.
    Il ne manque pas grand chose pour en faire un bon roman.

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