la douceur des morts

Je rentre d’un voyage en Bretagne, le premier depuis le décès de mon père. Impressions, survivances qui rejoignent d’autres expériences… (texte publié la première fois en 2017)

Lors de ce dernier voyage, j’ai revu l’escalier
un escalier de rien du tout, quelques marches comme je l’ai récemment décrit, faciles à franchir, franchement pas de quoi tomber — sans doute que le sol s’était subitement dérobé sous mes pieds —
et j’ai revu son visage de cendres
nettement

ce visage des derniers jours avant l’enfouissement sous la terre alors qu’il était couché sur le lit de glace dans la petite pièce sombre prévue pour les visites, avec de quoi s’assoir confortablement mais pas trop, une tablette au chevet pour poser une bougie et une fleur dans un vase, un parfum de santal couvrant l’odeur de dégradation des chairs qui déjà avait commencé et ne ferait que se poursuivre au cours des quelques jours d’attente dans ce bâtiment prévu pour les morts et pour les vivants qui  avaient l’habitude de les côtoyer et ne pouvaient se détacher d’eux aussi vite
donc peu de lumière, l’exacte quantité qu’on s’accorde pour la prière et le recueillement
pourtant bien souvent les gens dérogeaient à la règle et parlaient assez fort, échangeant des nouvelles en dehors de ce qui venait d’arriver et au-delà même du personnage qui les réunissait en ce lieu, des nouvelles du voisinage ou de la famille du côté de ma mère, des souvenirs aussi, pas mal de souvenirs

son visage à lui indifférent désormais à ces affaires et ces rumeurs, apaisé finalement, tendu, grisâtre un peu comme un galet

à  présent je l’aperçois souvent

il existe à l’intérieur de moi, et je l’observe dans le détail pendant que tout est encore assez net — car j’imagine que ça va finir par s’estomper et que je vais enfin guérir de lui —
ses cheveux courts un peu en brosse parce qu’ils venaient d’être coupés — j’étais présente lors de la dernière venue du coiffeur peu avant dans la cuisine —, et si doux au toucher, si doux ses cheveux de vieil homme, douceur qui n’appartient qu’à nos morts, la même douceur qui m’avait un jour engendrée sans doute
et je pourrais décrire chaque centimètre carré de ses joues front paupières closes, mais ça n’en dira pas beaucoup plus, car tout se tenait serré à l’intérieur, étouffé, perché au-delà de la perception des hommes et des femmes rassemblés à tour de rôle autour de la dépouille, ce tout jadis déchaîné et brisé, ce tout défait et entêté qui l’avait isolé des autres et l’avait fait tenir longtemps dans la nuit noire et contre les assauts de la pluie auxquels rien ne résiste, ainsi j’ai revu son visage au-delà de la texture des songes, celui que je suis seule à connaître parce qu’il s’est coulé dans mes sillons intimes — et de la même façon dans ceux de mon frère — comme pour se prolonger et transmettre le mieux qu’il y avait à sauver, à nous mettre sous la dent quand nous étions en train de grandir

son visage proche désormais d’un dessin au crayon, d’une esquisse à la craie blanche mêlée de sang sur un pan de calcite, sorte d’enluminure primitive oubliée dans une cache, un repli de falaise ou d’obscures catacombes

je n’ai pas fait de photo sur son lit de glace — je me demande pourquoi —, sans doute parce que ce n’est pas une chose convenable, pourtant j’aurais dû afin de presser l’image contre moi de mes deux mains tremblantes longtemps après son départ comme un livre rare capable d’empoigner, de raconter et donner un dernier tour de vis à l’histoire qui sans lui n’aurait jamais eu lieu

au bord du bassin, le lion qu’il avait sculpté jadis à ses heures perdues, me regarde depuis son repos de pierre

Texte et photographie (Lion, créature de mon père, 2015 ), Françoise Renaud, 15 juin 2017

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26 Commentaires
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Nyiri
Nyiri
8 années il y a

Tu as, Françoise, dans ton écriture une poigne venue de ce père, une résistance aux difficultés, et sans doute une forme de contemplation-éclairée. Tu reviendras sur la côte de Jade, quelque chose de toi y réside.

jacqueline vincent
jacqueline vincent
8 années il y a

quel bel hommage d’amour pour ce Père disparu pour les yeux de chair mais dont tu fais revivre la part qui t’appartient à toi seule et qui ne s’effacera jamais… Le mystère de la transmission et du lien indélébile que nos morts nous laissent… Merci pour l’émotion exprimée qui nous livre une intimité qui nous rapproche. Ainsi, nous partageons ta peine en nous laissant pénétrer de toute la tendresse qui est la tienne pour ce Père devenu désormais irremplaçable. Jacqueline.

Philippe
8 années il y a

La photo, tu la portes en toi bien plus nettement que n’importe quelle image captée par un appareil. Certains traits s’estompent peut-être déjà, mais les lignes de force ne te quitteront pas.

bernard pechon pignero
bernard pechon pignero
8 années il y a

La pierre: solide, immuable, stable, intemporelle
Le lion: indomptable, vigoureux, juste, sage
Toi, ton écriture, ton énergie et ta sérénité

CONTI Lydia
CONTI Lydia
8 années il y a

Indélébiles, les liens du sang. Nos morts nous suivent et restent présents au fil du temps, la douleur s’atténue mais n’efface pas le souvenir.
Les mots servent à la partager et peut être aussi en diminuer l’intensité et tu as très bien réalisé que le dessin du visage de ton père restera à jamais gravé dans ta mémoire, comme la tête du lion gravé dans la pierre.

BENCHEIKH DJILALI
BENCHEIKH DJILALI
8 années il y a

intimité troublante et attendrissante avec l’absent. A donner le frisson. Tu dématérialises la roche en des fragments de mots qui te composent . Françoise, TU es Ecriture…
Djilali B

BENCHEIKH DJILALI
BENCHEIKH DJILALI
8 années il y a

Mais on n’écrit que par le manque. On écrit pour combler le trou béant de l’absence et on ne cesse de creuser. C’est comme une douleur qu’on s’amuse à entretenir et à caresser dans un geste mental délicieusement masochiste.

Christian Saltel
Christian Saltel
8 années il y a

Tu dis toutes ces choses que l’on sent en ne sachant pas les dire.
La mort de mon père m’a laissé une empreinte semblable. Cet homme si doux, passionné et curieux était, là, allongé devant moi.
Moi, sidéré que cela soit.
J’ai aussi pensé, à ce moment-là à l’obscène décomposition des chairs, je crois même que cela m’avait mis un peu en colère, un peu distrait de ma sidération.
Puis, comme toi, je me suis posé la question de faire une photo ou pas. Cela me semblait un outrage, un acte indécent et répréhensible. Mais, moi, je l’ai accompli. Sans que quiconque ne me voit, avec honte.
Je m’étais dit que l’image de mon père allait s’estomper et que je ne pouvais pas prendre un tel risque pour le futur. Je l’ai tout de suite regretté.
Je n’ai pas pu la faire entrer dans la mémoire de mon ordinateur car ça supposait de la faire venir sur l’écran, j’ai demandé à mon fils de le faire et depuis je ne l’ai jamais regardée.
C’est vrai que le souvenir est plus fort qu’une photo.

Pierre
Pierre
8 années il y a

Quelle scène inoubliable ! La pièce comme un lit de galets, le santal, la bougie et ceux qui parlent un peu fort comme si chuchoter serait finalement rendre un hommage moins fort. Et le gros galet sculpté en un lion qui n’a pas besoin de rugir.

Angogna
Angogna
8 années il y a

ma belle amie, tendresse amour et douceur que tu donnes à ce père que tu as tant aimé et que tu aimes toujours. Tu nous donnes à voir cet homme secret et taiseux, buriné par le climat et artiste, ce qui explique sans doute son silence et ses secrets.
Merci pour tes mots pour lui qui sont forts et plein de la tendresse de sa fille aimante.

Odile
Odile
8 années il y a

Bien chère Françoise,
Je découvre le lion sculpté par les mains de ton père… des heures de travail, de volonté, d’obstination, pour se faire plaisir mais aussi pour laisser une trace indélébile ; comme l’image si bien décrite que tu gardes de lui. Tu viens de lui et cela se ressent très fort.

Chantal
Chantal
8 années il y a

Merci Françoise !
C’est beau, tous ces mots pour le dire, pour te dire, tellement vrai !
Bise

Nicolas Bleusher
8 années il y a

J’ai retenu ce « grisâtre un peu comme un galet ».

Jean-Luc Rocher
Jean-Luc Rocher
8 années il y a

Tes mots Françoise sont pleins de tendresse pour ton père, ce taiseux inaccessible. Ce qu’il n’a pu dire, tu l’as fait pour lui. emporte de lui l’image des jours heureux.

René Thibaud
4 mois il y a

Vous confiez à l’écriture tout ce qui peut humainement se dire, et même plus. L’art dans l’écriture comme l’art dans la sculpture nous sont donnés à ressentir et à comprendre.

Philippe Sahuc
Philippe Sahuc
16 jours il y a

Toute la juste précision des mots et des images données qui dit pudiquement l’amour…