en 4000 mots #6 | Robert Walser : un tout petit clou

Atelier Tiers Livre – hiver 2018 / 2019
recherches sur la nouvelle

Le Tiers Livre – atelier d’hiver #6, écrire sans sujet à partir de ‘Vie de poète’ de Robert Walser
(écrire sur rien, à partir de rien, « en un seul bloc »… j’ai écrit cette variation en prolongement de #2 : écriture avec écrivain)

Il y a grande soirée à l’ambassade. Pas la peine de rêver, il ne viendra pas. Toute la semaine sans le voir – la troisième au total. Elle n’arrivera pas à travailler, encore moins à dormir : les ombres dehors, le vent, le cri déchirant des chats qui se défient. Elle va avoir la fièvre de lui. Alors se fixer sur rien ou pas grand-chose, par exemple une tache d’humidité au plafond, une rayure, un bout de carte postale qui dépasse d’un livre. Fouiller désespérément le noir pour se raccrocher à ce rien qui pourrait la sauver. Elle ne boit jamais seule d’habitude, mais là c’est différent — juste une rasade parce qu’elle ne supporte pas d’attendre. Elle cherche un clou entre deux lés de tapisserie, un élytre d’insecte dans le rideau, une carapace de coccinelle, ou alors des indices de dégradation du miroir. Vodka. Elle est perdue, elle s’obstine à chercher une petite chose inouïe qui pourrait retenir son attention, la ramener à elle-même. Peut-être que l’amant russe est un homme à femmes, qu’il a d’autres maîtresses. Tout à fait possible, elle sait comment il fait pour devenir irrésistible, elle l’a déjà vu faire… Se fixer, ne pas déraper, rester digne… Et bien sûr qu’un clou, même minuscule, ça n’est pas rien : une possibilité de suspendre un tableau, un portrait de famille, un trousseau de clés. Et une carapace de coccinelle ça n’est pas rien non plus, quelques milligrammes et sept points noirs sur le dos. Mais ni clou ni insecte dans les parages, seulement la bouteille qu’elle a achetée pour leur soirée et la page de son cahier – elle trouve pratique d’écrire dans des cahiers, au moins tout est ensemble. Quelques mots comme : L’attendre fait mal ou Je l’imagine souriant à côté de sa femme dans une robe affreuse. Trop nul. Vodka encore. Elle déambule dans le studio, regarde les moutons de poussière réfugiés au ras du plancher, en ordre de marche tel un bataillon velu, personne ne sait d’où ils viennent, comment ils se forment. Et puis là-bas une chose roulée en boule, pièce de linge oubliée, culotte en coton gris. Un de ces slips larges, propriété de l’amant, dont elle s’est souvent moquée, assez inélégant mais confortable — de fabrication moscovite elle suppose —, donc un objet qui a touché le corps adoré et même ses parties intimes. Cette façon qu’il a toujours de l’ôter, grand corps pas vraiment athlétique mais étonnamment souple à se jeter sur le lit l’attirer l’étreindre. Doux le tissu qu’elle caresse – il a été beaucoup porté, lavé —, s’en sert comme d’un mouchoir ou carré de velours. Et voilà qu’elle pleure toutes les larmes de son corps, inconsolable de solitude et d’amour. Pitoyable de pleurer comme ça à son âge pour un slip, pour un homme, rien qu’une histoire passagère – tout était clair dès le départ —, non mais à quels états cette passion la réduit. Désolée, engloutie, elle s’en fiche, étreint ce rien du tout, ce bout de chiffon, étrange témoin de ses plaisirs.

Photographie de Françoise Renaud (série Le cadavre dans l’escalier, 2017)
Ici le Tiers Livre, « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle

4 commentaires

  1. accrocher à crochets
    se raccrocher se décrocher
    musquée l odeur
    tenace
    un slip un homme
    tenace l obsession
    slibard assurément
    linceul
    périzonium
    calvaire
    accrochée

    ENCORE UNE RÉUSSITE… encore

  2. Ah, la passion ! A quoi se raccrocher, nuit blanche cerveau en éveil – tout ce qu’elle peut s’imaginer comme dérivatif à sa solitude. Vodka et caleçon – moscovite – la nuit lui semblera encore longue et va-t-elle le trouver ce clou.
    Tu m’as, une fois de plus, emmenée dans l’imaginaire, j’ai failli compter les points sur la carapace de la coccinelle. Merci Françoise.

  3. eliane berthelot

    On imagine très bien les lieux, on voit la pièce, le linge, cette femme esseulée, son attente, le besoin qu’elle a de s’accrocher à quelque chose, cet amour si puissant qui la possède et puis lui… on ne juge pas mais pas très sympa.
    Merci pour ce beau texte et bien sûr on attend la suite.

  4. jacqueline Vincent

    Hier soir justement la Grande Librairie et son thème : la passion… et des mots – dépendance, mensonge, souffrance, désir, frustration – tout ce que je retrouve aujourd’hui dans ton texte qui parle aussi du manque et du secret qui entourent les histoires d’amour clandestines et interdites… d’où les mots crus pour une relation sans lendemain… A moins que tu en décides autrement… Le pouvoir des mots n’est-ce pas ?
    Jacqueline.

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