en 4000 mots #9 | textes apocryphes

Atelier Tiers Livre – hiver 2018 / 2019
recherches sur la nouvelle

Le Tiers Livre – atelier d’hiver #9, entrer dans le texte de l’autre avec l’attention de le compléter, l’interroger, rajouter de la fiction sur la fiction, écrire un apocryphe… toujours avec bienveillance…

Source de l’apocryphe ici ( #7 de Marlen Sauvage)

Le moment viendrait où les images suffiraient à remplacer les mots, où le cerveau pourrait se reposer la nuit plutôt que de se préoccuper, mâcher et remâcher tout ce qui pourrait s’écrire et qui s’enfuit à chaque seconde. Le moment viendrait où le corps pourrait oublier cette urgence, échapper au carcan des pages et à la tyrannie des phrases. Le moment viendrait où le lit serait juste chaud pour traîner le matin tout en écoutant l’autre remuer dans la cuisine, faire le thé ou le café, où le coin de canapé serait juste là avec coussins et livres déjà écrits juste offerts au temps, où l’après-midi ne serait plus ouragan tsunami déferlante qui oblige à remanier sans cesse la matière de l’existence et le poids des mille émotions épuisantes qui hantent le roman en train de s’écrire – il vibre en soi, tourbillonne déborde possède. Le moment viendrait où on stopperait la voiture sur le pont à trois arches et on regarderait l’eau née sous le causse qui dévale de six ou sept mètres en cascade fumante certains matins de gel et anime la vallée de ses brumes silencieuses. Le moment viendrait où le carnet en moleskine rouge ne serait plus nécessaire oh non ni le dictaphone ni l’appareil photo. La solitude oui elle, toujours. Et il ne surgirait plus que du néant le désir de respirer, de se relâcher, de vivre l’instant même qu’il soit d’hiver ou d’été, de terre ou de mer, de noir ou de blanc, avec ou sans chat, avec ou sans livre à écrire, avec la peau souple et gonflée d’amour pour tout ce qui arrive autour de soi. Rien d’autre. Le rire dans la rue, la cloche de l’église toute proche, le renard à l’orée des bois et le paysage remué d’eau déchiqueté par l’hiver.

 

Source de l’apocryphe ici (#3 de Philippe Castelneau)

Il a toujours un appareil photographique sur lui, il connaît parfaitement les réglages au point qu’ils sont devenus automatiques. Il regarde le ciel, jauge la lumière et il sait. L’appareil sait. Il cadre, le doigt appuie. Rien du monde pour autant n’est changé. C’est quoi la photographie ? Il ne saurait pas très bien dire. Des instants retenus dans la mémoire de la boîte noire qu’il peut explorer à l’envie, c’est ce qu’il explique. Une histoire de liberté de mouvement à travers les planches d’images — mais est-ce bien cela ?

Il aura beau énumérer toutes les précautions à prendre avant d’appuyer : se positionner, se rapprocher – oui encore un peu –, oser, tenter, recommencer, reculer, rien n’est garanti. Il cherche l’angle, l’instant fou, l’improbable, le juste reflet. Il cherche.<

Un autre jour il parlera du voyage de l’œil, de la solitude du photographe, de la beauté fugace. Fasciné, bouleversé, un autre jour encore il aura les mains vides. La boîte noire est rivée aux os de son crâne, pas bien loin des zones primitives qui dictaient aux hommes de se relever pour marcher, de grandir, de garder la tête haute, d’observer de loin la migration des oiseaux et le mouvement des grands animaux de savane.

L’exercice quotidien de la vie se charge de fixer les choses. Il met son casque de moto, baisse la visière, fonce sur la double voie. Le vent fouette son corps à cheval sur la machine, tout défile, lignes des arbres devenues floues, vitesse, griserie, plus de réglages qui tiennent. Il vit, c’est tout.

en 4000 mots #7 | Virginia Woolf : contexte de l’écriture

Atelier Tiers Livre – hiver 2018 / 2019
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Le Tiers Livre – atelier d’hiver #7, écrire sans sujet à partir de ‘Journal’ de Virginia  Woolf
(écrire le contexte du lieu de l’écriture, les conditions matérielles, les heures, la fatigue…)

 

Mercredi 6 février

Quand est ce que ça vient et où est-ce que ça va ? trop chaud trop froid, trop vite trop tard. Peut-être dans ce moment au sortir du sommeil : cerveau en mode oubli, respiration inaudible et bruits feutrés comme s’il avait neigé. Rester dans l’abandon de la nuit une heure encore dans la chambre douce en lumière, là où les choses se disent à voix basse et où les douleurs – tous les genres de douleur – sont plus vives, les perceptions plus profondes qu’à vivre en plein soleil. Il y a cette quantité folle de mots passés en revue dans le noir avant le sommeil et dans ces interstices où l’on croit ne pas dormir. Je me souviens, alors le livre s’écrivait tout seul dans une extrême lucidité, rien de flou, chaque élément parfaitement en place, et puis cette multitude d’images traînant à la queue leu leu avant de filer loin.

Jeudi 7 février

Aujourd’hui je ne sais plus où j’en suis avec ce roman, si je suis sur la bonne voie. Je crois avancer, par petits bonds, un peu comme les oiseaux qui volètent dans les bras de l’arbre ou les écureuils. En fait non, ça n’avance pas. Il me faut tout recommencer, changer de point de vue, changer de temps pour raconter. Je m’effraie de la suite et je reste au tiède du lit pour ne pas sentir le découragement. Continue reading →

en 4000 mots #6 | Robert Walser : un tout petit clou

Atelier Tiers Livre – hiver 2018 / 2019
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Le Tiers Livre – atelier d’hiver #6, écrire sans sujet à partir de ‘Vie de poète’ de Robert Walser
(écrire sur rien, à partir de rien, « en un seul bloc »… j’ai écrit cette variation en prolongement de #2 : écriture avec écrivain)

Il y a grande soirée à l’ambassade. Pas la peine de rêver, il ne viendra pas. Toute la semaine sans le voir – la troisième au total. Elle n’arrivera pas à travailler, encore moins à dormir : les ombres dehors, le vent, le cri déchirant des chats qui se défient. Elle va avoir la fièvre de lui. Alors se fixer sur rien ou pas grand-chose, par exemple une tache d’humidité au plafond, une rayure, un bout de carte postale qui dépasse d’un livre. Fouiller désespérément le noir pour se raccrocher à ce rien qui pourrait la sauver. Elle ne boit jamais seule d’habitude, mais là c’est différent — juste une rasade parce qu’elle ne supporte pas d’attendre. Elle cherche un clou entre deux lés de tapisserie, un élytre d’insecte dans le rideau, une carapace de coccinelle, Continue reading →

en 4000 mots #5 | Sarraute : scénographie des voix

Atelier Tiers Livre – hiver 2018 / 2019
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Le Tiers Livre – atelier d’hiver #5, à partir de ‘Vous les entendez’ de Nathalie Sarraute
(tentative de dialogue et de mise en scène du dialogue « en un bloc »)

Approche voyons, n’aie pas peur, toutes les filles passent par là un jour ou l’autre, ça ne sert à rien de te faire du mouron… La voix est déformée à cause des épingles retenues entre les dents, pourtant douce, rassurante… Voilà, rentrer un peu plus le galon, ah c’est beaucoup mieux, plus élégant ; en général elles attendent toutes ce moment-là, elles piaffent, c’est comme inscrit dans leur sang… Les gens parlent toujours à tort et à travers, qu’est-ce qu’ils savent les gens de nos vrais sentiments ?… Quand même tu devrais être contente, et puis ça vaut mieux que de ne plaire à personne et de rester en rade, après on devient vite trop vieille, combien de fois je te l’ai dit… Un battement d’aile peut dévier la courbe, un simple geste orienter le destin, on sait bien : un regard appuyé ou détourné, une main qui s’approche ou refuse, mais un mari pour la vie, elle n’est pas sûre d’avoir vraiment choisi… Continue reading →