19 mai
première sortie en ville pour quelques fragments de lecture au musée… tu prends toutes les précautions qui s’imposent — corset bleu nuage et baskets —, bien sûr tu n’es pas seule, la ville te paraît calme et ordonnée, à la fois chargée de sens et perdue dans l’espace et le siècle… au bras d’une amie tu longes la muraille qui borde le boulevard Sarrail, tu es sensible aux lignes dessinées par les micocouliers de l’esplanade et aux silhouettes qui montent au loin les marches devant l’opéra moderne, c’est dimanche et la pluie n’est pas loin
21 mai
lire un peu et puis écrire
parfois chez toi lire quelques lignes peut déclencher l’écriture, quelques lignes à visage découvert, quelques lignes qui donnent à voir des images fortes : des envols d’oiseau à travers des ciels d’Afrique, des frissons dans les branches ou des courants de vent qui ébranlent les herbes des collines d’une façon si particulière qu’ils touchent le cœur profond et large (ainsi dans La ligne rouge de Terence Malik qui fait ramper ses hommes soumis au feu des armes et donne à voir différents visages), des sillages de bateau qui tranchent le champ irisé de la mer, des horizons de brume ou de feu, des enfants qui s’amusent avec des fourmis, souvent il y a de l’émotion qui affleure à la gorge chez nous les humains et frissonne et pleure et nous rend comme personne ne veut le dire, et tu le connais ce mouvement en dedans (mouvement qui gomme les questions et prend toute la place dans le sang), tu le recherches dans chaque situation saisie par tes yeux
l’infini de la grâce et de l’amour est à portée de main — impensable —, une chose que tu te répètes le jour la nuit dans ton corps souple ou blessé, un petit corps de rien du tout qui veut montrer sa vraie nature
22 mai
le soleil est venu mordre le rideau
tu étais réveillée, tu as bougé le bras et la chatte est venue s’y frotter — éclats de vie banale, pourtant si précieuse à envisager de cette façon —
et puis une scène a surgi de ta mémoire, encore une : le père pelant son fruit au petit déjeuner avec son couteau à lame toute fine toute usée, il tournait le fruit entre ses doigts et la peau composait au fur et à mesure un ruban rouge autour de son pouce et autour de son poing, et puis sa façon de couper le fruit dans le vif et de le porter à sa bouche tout de suite après (ça se voyait qu’il avait du goût pour cette poire cueillie au jardin), et il le faisait toujours de la même manière, avec la même précision et la même cadence, seulement vers la fin il tremblait, derrière lui le décor rassurant de la cuisine avec ses placards en Formica
23 mai
longues heures dans les salles d’attente de la clinique pour obtenir un cliché de tes vertèbres (surtout la fracturée, désormais affublée de deux soutiens pneumatiques), puis pour rencontrer le neurochirurgien qui t’a opérée quatre semaines en arrière… tout peut arriver, tu ne sais pas… la rencontre va durer quelques minutes, tu franchis le seuil du bureau, il t’adresse un sourire tout en signant des papiers qu’il te tend : allez-y maintenant, rangez le corset au placard, oui tout va bien, reprendre le sport oui mais tranquillement, prenez votre temps, tout va bien, et la joie de retrouver de la liberté monte et t’inonde le cœur — et puis la gratitude —
Photographie : Haifsa Rafique, Unsplash.com
Merci à la science et Merci à l’Ecriture qui guérissent les maux du corps et de l’Âme… pour le long cheminement d’un jour ordinaire où les souvenirs se mêlent à ces petites choses de la vie qui deviennent textes et nous emportent… comme la feuille, les nuages… que le vent dessine pour moi dans le ciel de mon imaginaire. Gratitude pour ce magnifique trésor. Jacqueline.
la fluidité délicate de ce long poème que tu nous offres…
nous rassure
chair qui palpite
irrigué de vie
un corps
somptueuse orchestration
des substances éternelles de l’univers … exister
douce et sublime élégance… cadeau insensé
si fragile si précieux
sa fragilité sa grâce ses défaillances ses ressources ces ressourcements MERVEILLE
la lame du temps effiloche doucement la vie
allons savourer la saveur promesse d’une poire juteuse
La gratitude pour les hommes de science qui rassurent l’écorché. Tu l’attendais ce moment, impatiemment, tu l’as bien mérité à l’écoute de ton corps, jour après jour avec raison.
Les ressources du corps humain sont infinies, comme celles de la nature lorsqu’on la respecte.
Tous les sens en éveil, écoute le vent dans l’herbe, respire la poire du jardin et savoure ces nouveaux instants de liberté.
26 avril – 23 mai : on t’avait laissé entendre trois mois, et voilà que 4 semaines de rude patience ont trouvé leur aboutissement dans ce verdict bienveillant qui rend hommage à ta vaillance et ta réactivité. De cette parenthèse imposée que tu as si bien su nourrir de mots et d’émotions partagées, tu as émergé avec émerveillement et une fierté légitime. Nul doute que depuis, ces sentiments-là accompagnent d’une saveur nouvelle chacune de tes journées de liberté reconquise. Bravo !