Vases communicants de mai, avec Christophe Sanchez

Premier vendredi de mai. Je reçois Christophe Sanchez sur Terrain fragile.

Je le connais peu – très peu. Je l’ai vu en photo les pieds dans l’eau au bord de la mer. Je fréquente son blog FUT-IL où il écrit Les gens, ses promenades, ses lectures. J’ai aimé le texte Le buffet pour sa précision, L’espingoin autour de son père d’origine étrangère. Il a l’air d’apprécier les plaisirs simples, » les pieds dans les sandalettes qui glissent sur les cailloux, l’odeur du plein printemps qui s’aligne sur nos pas. » Alors je suis contente que vous le connaissiez aussi.
Christophe Sanchez écrit en ligne depuis dix ans. Il est co-revuiste à la revue littéraire et graphique
La piscine. Nous nous sommes proposés un échange libre. Voici son texte.

 

La montre-oignon

Il avait une montre dans sa poche. Pas une vulgaire montre-bracelet, banale, avec son ornement en cuir ou en métal ; pas une montre commune, pas de celles qu’on met au poignet tous les jours – comme tout le monde. Non, il avait une montre-oignon ! Alors, ça ! C’était étrange ! Comment avait-on pu marier une montre et un oignon pour en faire un seul et même objet ? Ou plante potagère ? Parce que, finalement, de quelle espèce était sa montre-oignon ? Où la trouvait-on ? Chez l’horloger ou le primeur ? Mi-temps, mi-primeur. Une primeur du temps, sans nul doute : une fraîcheur de première qualité, une montre-oignon cueillie du matin avec la rosée qui perle sur la trotteuse. L’objet – parce qu’il s’agissait bien d’un objet, je le voyais bien, même si le doute n’arrêtait pas de tourner ses aiguilles dans ma tête – faisait onduler les heures sur sa face d’oignon, à grands coups de tics et de tacs dérobés sous un bulbe de verre.

Évidemment, j’ai compris en grandissant ce qu’était une montre-oignon. Mais mon grand-père ne m’en a jamais rien dit, soutenant le mystère avec malice, allant même jusqu’à me faire croire que dans son jardin il cultivait des plants de montres-oignons, qu’il en faisait des récoltes abondantes, de quoi assurer la pérennité de sa petite exploitation pour des générations et des générations – une descendance qui, grâce à cette culture ultramoderne, pourrait gaspiller oignons et temps comme bon lui semblerait, ad vitam æternam. Faut dire qu’elle a bien traversé le temps, cette montre. Symbole à elle seule du patriarcat et de la prédominance de mon aïeul sur toute la famille. Logée dans son bleu de travail, suspendue à une chaînette en argent qui dépassait ostensiblement de sa ceinture, il prenait un malin plaisir à la sortir à toute occasion en la serrant entre ses doigts crochus. Goguenard, il traçait sur ses joues des larmes chaudes en me souriant largement.

Bien plus tard, une fois que grand-père ne fut plus du monde des oignons comme de celui des hommes, je l’ai retrouvée dans l’armoire normande entre deux piles de gros draps brodés à ses initiales. Les aiguilles arrêtées indiquaient treize heures, l’heure habituelle de sa sieste. Ce jour-là, j’ai senti que la montre-oignon m’irritait les yeux. Je l’ai saisie avec précaution avec le pouce et l’index. Je l’ai tournée, pile, face, ai épluché quelques souvenirs, cligné des paupières pour rafraîchir la brûlure, puis je l’ai reposée dans son cocon avec un peu de mon eau pour qu’il en pousse d’autres.

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Les Vases communicants se déroulent le premier vendredi du mois depuis juillet 2009, à l’initiative de François Bon et Jérôme Denis. Marie-Noëlle Bertrand coordonne les publications et inscrit les futurs échanges sur le blog associé le rendez-vous des vases. Il existe aussi une page Facebook. Aux blogueurs de se définir un thème, d’associer des images ou du son à leur texte, l’idée étant d’aller écrire sur le blog de l’autre.

Mon texte fil bleu des lèvres est à retrouver sur son blog FUT-IL.

13 commentaires

  1. Je crois encore la voir, mais elle ne devait pas venir du même champ. C’était un peu l’ancêtre du chronomètre (sans doute tous électroniques maintenant, mais Zatopek est loin sur la cendrée…).

    • Il y a un retour à la montre « mécanique » ces derniers temps malgré les montres connectées qui ne me semblent pas avoir un succès fulgurant. M’étonnerait pas que la nostalgie marketeuse se mette à nous pondre des montres-oignons vintage, avec des coloris actuels et un écran tactile bien entendu 🙂

  2. jacqueline de Saint Jean de Maurienne.

    Deux très beaux textes pleins de sensibilité et d’amour qui me parlent de l’enfance et de tous ces regrets que l’on ressent devant le temps qui passe… de lèvres closes et des aiguilles figées d’une montre-oignon oubliée au fond d’un tiroir. Jacqueline.

  3. Très beau texte, qui me touche beaucoup !
    Elle marque à jamais l’heure des souvenirs même si les aiguilles sont arrêtées, elle se souvient de toutes les minutes de joie vécues et partagées.

  4. très beau texte… comme tu l’aimes ton père… c’est un beau personnage. J’aime aussi beaucoup le texte « la montre oignon ». Il est plein d’humour.

  5. Un sourire pour mieux cacher les larmes. Beau et touchant texte.

  6. Jean-Luc Rocher

    Difficile de communiquer avec un père qui a pour mode d’expression un quasi mutisme. Françoise nous dit son amour pour cet homme en dépit de tout justement parce qu’il est son père.
    Très beau texte de Christophe Sanchez, gai, alerte, rythmé, plein d’humour qui évoque son grand-père. Un bel hommage à cet homme malicieux, figure patriarcale d’un autre temps.

  7. Sonia Gouirand

    Joli texte sensible qui joue sur les souvenirs et les malentendus liés à l’enfance. La montre oignon devient quasiment un mot valise et suscite des représentations imaginaires à la Lewis Carroll. Mais l’émotion est là car un oignon ça fait pleurer, et on continue à filer la métaphore pour cette fois parler du chagrin de la relation disparue. J’ai été touchée par ce parallèle, et j’aime beaucoup le symbolisme des objets dans notre vécu. Merci Christophe pour ce moment de tendresse.

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