Il y a tout juste un an, les choses avaient basculé,
brusquement les choses avaient basculé, je veux dire que plus rien n’avait été tout à fait pareil, un changement d’un jour à l’autre, et presque d’une seconde à l’autre, un corps qu’on connaissait depuis longtemps avait perdu la possibilité de crier ou de murmurer, un corps s’était absenté, vidé de son souffle, d’une seconde à l’autre un corps était passé sur l’autre versant, derrière cette frontière lumineuse d’où l’on ne revient jamais,
et ce corps était celui de mon père.
Son ombre est restée dans la maison de Bretagne — encore aujourd’hui — du côté du fauteuil où il s’asseyait, du lit où il dormait, de la place à table qu’il occupait, une ombre géante et puissante qu’aucune personne étrangère n’aurait pu percevoir, invisible mais toute puissante, et aussi l’odeur de son bleu de travail imprégnée dans le coussin et le dossier du siège qui lui était réservé — terre, paille, cendre, sève d’osier, limaille, sciure de bois, laine mouillée —, odeur à laquelle s’était mêlée celle du chien dont il s’était épris et occupé comme un tout petit enfant, et le chien le lui avait rendu comme nulle autre créature, odeur que j’ai bien connue dans sa 2CV les lundis avant l’aube quand il me conduisait à l’arrêt du car pour gagner l’internat à la ville, une sorte de souvenir sensuel parfait qui me reliait durant toute la semaine à la famille et à la maison, même si j’avais un peu honte de venir de la campagne et de porter des chaussettes tricotées (détail qui ne passait pas inaperçu dans cet établissement fréquenté par des filles de la haute qui m’avaient reléguée d’emblée au rang d’élève de peu d’intérêt mais je m’étais durci le cœur pour ne pas en souffrir).
Je me revois d’ailleurs à cette époque, si jeune et volontaire, pleurant mon père et ma mère le soir en secret dans mon oreiller, alors que les lumières du dortoir avaient été éteintes et que la solitude étreignait ma poitrine.
L’ombre de mon père plane sur ce territoire insondable et ombreux de ma mémoire à cause du temps qui terrasse, à cause de tout ce qui s’est échangé des regards et de ce qui s’est accumulé des non-dits pendant des décennies — il a tout de même vécu très vieux et on aurait pu espérer un relâchement de la tension, un aveu, un signe d’amour de mortel, quelque chose. La certitude de savoir que tout avait été entrepris de mon côté (et aussi du côté de mon frère) pour infiltrer suffisamment de tendresse dans le lien qui nous unissait, m’étreint alors que son image pâlit sous l’assaut de l’hiver tout comme les fleurs déposées sur la pierre dans le cimetière de Sainte Marie. Au fond cet homme était bien meilleur qu’il ne l’avait laissé paraître mais il avait refusé d’avancer en pays inconnu et il s’était contenté d’assommer ceux qui acceptaient de l’écouter, avec le récit réchauffé de ses actes soi-disant héroïques. Sans doute qu’il avait commencé à mourir au moment où il avait rétréci son regard à son seul espace et à sa seule souffrance, lentement, s’étouffant sans que personne ne pût lui venir en aide sous son masque de douleur.
Quelques jours, quelques heures, une seconde encore puis une autre, le souffle s’était arrêté. C’était pleine nuit. Alors son corps physique en voie de refroidir dans la chambre funéraire était devenu pour la première fois accessible à mes mains et à mon chagrin suite à mon dernier long voyage vers lui. Ainsi l’aimer encore aujourd’hui, un an plus tard, malgré lui, malgré tout, en dépit de la décomposition de la chair.
Photographie : Françoise Renaud, 2016
Les parents exemplaires n’existent pas; nous sommes tous fiers et devons gardez le souvenir du positif que nous avons recu.
Pense à cette force qui te permet d’écrire
gros bisous depuis ton cher sainte marie sur mer évidemment…
Une plaie qui ne se referme pas encore. Des questions qui resteront sans réponses.
Ne garder que le meilleur et essayer d’oublier ce qui fait encore mal.
Pour conserver la force de dire, d’écrire les mots qui consolent tout en pensant toujours à lui et respirer son odeur quand tu retournes dans la maison de Ste Marie.
Tout simplement ne pas oublier, c’est toujours aimer.
et le souvenir devint douceur…
Photo et texte magnifiques qui réveillent en écho notre propre douleur de ce temps définitivement clos, qu’à l’infini nous creusons pour l’ensemencer de cette tendresse que la pudeur aura retenue au bord des lèvres
Ce texte venu de tes entrailles laisse un écho profond dans chacun des commentaires particulièrement émouvants que je relie à cette perte douloureuse parce qu’elle te touche dans l’essence de ton manque où rien ne pourra être jamais résolu… Mais le temps et cet Amour présent malgré tout feront leur travail d’apaisement … Tu sais, la douleur intime partagée avec ces mots là ne peut engendrer que de l’AMOUR en retour. Jacqueline.
Ton père vit à travers toi, il t’accompagnera quoique tu fasses où que tu ailles. Il guidera tes pas d’une manière inconsciente. Ton texte est une déclaration d’amour où perce la douleur et la douceur vers cet être unique que tu as aimé et que tu continuera à aimer en dépit de tout.
1 an déjà.
Quel plus bel hommage pouvais-tu rendre à ton père que celui de lui offrir ce beau texte plein de nostalgie et de douceur !
Tes mots laissent libre cours à tes souvenirs, tes sensations et ainsi t’ouvrent la voie de la vie.
Les mois, les années passent et ils nous quittent chacun leur
tour. Mais ils continuent d’être présents, surtout quand on pense à
eux.
Je termine le livre de JJ Charbonnier « cette chose » et je viens de regarder le film « l’intelligence des arbres » ; Merveilleux.
Tout est bien vivant, il n’y a pas de mort, juste une transformation !
La nature est entrain de ressusciter, profite bien de ta belle région !
Je t’embrasse.
Tout en marchant, entre deux grosses averses, avec mon homme, je lui évoque ton beau texte sur ton père.
Ce qui est resté dur, inflexible.
Christophe me glisse « pourtant ses paniers étaient tout en rondeur »… Il a manié pendant des heures un matériau souple, qui s’est laissé faire entre ses doigts d’habile artisan… d’artiste…
Ses œuvres sont disséminées dans de nombreuses maisons qui lui rendent hommage maintenant qu’il n’est plus dans son atelier.
Je t’embrasse, belle artiste des mots.
« Cette ombre géante et puissante » vit en toi maintenant. Je le crois sincèrement. C’est un autre dialogue qui commence. Une conversation bienveillante, libre de toute entrave.
Tu portes ton père en toi, désormais. Mais ça n’est pas un fardeau : c’est une chance.
Merci Françoise pour ce texte qui résonne si fort.
Vos magnifiques échos montrent l’importance du sujet abordé là… que reste t il d’eux ? (et de nous par ricochet)… Comment notre substance s’infiltre dans la chair des autres comme l’eau dans la montagne jusqu’à constituer des nappes et des lacs et des fleuves et des mers…
Merci pour vos lectures et votre affection.
L’amour silencieux entre vous deux a laissé des traces en toi, mais cet amour a existé, a eu lieu, même si c’était dans le silence des êtres et des âmes.
Aujourd’hui il est toujours près de toi et peut-être encore mieux qu’avant, plus proche et protecteur parce qu’il sait tout de vous et a compris.
Tu exprimes avec des mots très justes la présence qui perdure et le lien indeffectible qui vous lie au delà de la mort. Laisse maintenant venir le temps des bons souvenirs et de la douce nostalgie.
Magnifique texte et quel bel hommage à ton papa, le temps n’efface pas l’absence de celui qui s’en est allé, il n’est plus là, mais toujours présent, chaque jour, dans nos pensées, et les mots qu’on aurait voulu dire restent là….en interrogation.
Il faut se souvenir des belles choses mais comme ça fait mal aussi….
Quel beau texte , et quel bel hommage rendu à ton père
La personne disparue est toujours présente dans nos cœurs, dans nos pensées cha
que jour avec ses interrogations, les mots qu’on aurait voulu dire….Il faut se souvenir des « belles choses » mais cela fait mal aussi…puis vient « dit-on » après l’apaisement, je le cherche encore moi aussi.