4ème cycle : route des utopies
En marchant dans la ville on ne pense qu’aux vivants, aux autres qui marchent comme soi. On ne voit que la ville des vivants. Et puis un indice : une stèle, une dalle gravée, un nom de rue, une statue, une plaque commémorative, une enceinte en pierre avec des silhouettes d’arbres, un fourgon noir. Des figures confuses surgissent tout à coup, nous étreignent la poitrine en ce jour pourtant où tout va si bien, on se retrouve assis sur un banc de l’esplanade à réfléchir et se souvenir, à suivre une rue au nom d’un musicien disparu. La ville porte trace de tous ceux qui ont crié en naissant, elle brasse les visages et bruit de multiples histoires. La ville est pareille à une entité géologique, sans cesse remaniant ses terrains, étendant ses cendres et poussant ses grondements du tréfonds des tombes à travers les fissures d’écorce. La ville est comme vivante de ses morts. Et il y a des endroits où on sent davantage la multitude passée à la trappe. Par exemple les parkings souterrains, les tunnels, les caves d’opéra ou de salle de concert. Un genre d’humidité suinte à travers les épaisseurs de ciment, pique les yeux. Sûrement l’âme du musicien adoré qui remonte ainsi que l’eau, mélodies infiltrées par tous les canaux de la terre. Personne ne sait mais il est là encore, ça vibre sous les pieds de la foule qui traverse la place au dallage glissant, ça improvise. C’est lui sûrement – comment la ville ne pourrait-elle pas se souvenir ? Assise sur le banc elle pense à lui. Elle se souvient de sa voix douce, de la façon qu’il avait de se déplacer sur la scène, d’étreindre son instrument tel un corps à faire danser. Si vite emporté. Elle se souvient de certaines nuits de musique et de poésie, du concert lorsqu’on a brûlé sa dépouille. La vie est pareille à une courbe, à une trajectoire d’étoile. Il y a aussi ce vieil ami qui aimait bavarder et arpentait la ville à bicyclette, jambes piquetées de taches rousses. Un jour son cerveau s’est vrillé. Maintenant il repose dans une case de St Lazare auprès de sa mère, un vaste lieu protégé de cyprès avec chapelle pour se recueillir. On y entre par un lourd portail rouillé, on s’y promène, on évoque les noms à haute voix, toutes ces plaques offertes au soleil dans cette extension singulière et mélancolique de la cité. Elle pense à son père enseveli il y a peu sous la terre et le ciel atlantique. La nuit d’avant le rituel, il y avait eu une tempête et le ciel au-dessus de l’église près des plages était bouleversé de nuées blanches qui couraient en travers. Plus de bâtiments, plus de tombes, rien que du ciel. Partout les traces des morts demeurent, tatouées dans le ciel et la chair de nos villes.
texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #31 : non pas mimer les allégories que déploie Italo Calvino, mais s’en appuyer comme d’une autorisation mentale à explorer ce qu’on sait, soi-même, de la mort dans ce lieu qu’on bâtit.
Photographie : Françoise Renaud, septembre 2018
La vie qui nous ramène obligatoirement vers la mort. Une marche, une errance qui apparaît alors que la ville s’agite et que soudain une cloche nous rappelle l’arrêt du temps pour l’une des âmes inconnue ou amie…Ce texte reflète exactement le ressenti de solitude qui peut nous assaillir même et surtout dans le grouillement vivant d’une cité. Il est très beau et me laisse songeuse en ce matin d’automne. Jacqueline.
C’est un très beau texte, très juste, plein d’émotion trop forte et je préfère m’en écarter, penser à la vie, à tout ce qu’elle nous donne, ce qu’elle nous permet d’offrir , de partager avec nos proches, nos amis…. mais au fond de notre cœur reste à jamais le souvenir des autres….
Que dire?… toujours ta belle plume… nos morts continuent d’exister tant qu’il y aura des gens qui se souviennent d’eux… et les petits rappels nichés un peu partout dans les villes , les odeurs les musiques, les greniers et le ciel…
nos villes sont grouillantes, ça va, ça vient dans tous les sens et chaque membre est censé être à sa place.
Tout a une durée de vie et chacun le sait mais n’y pense pas encore. Plus tard peut-être … avec les cheveux blancs.
Merci Françoise pour cette évocation mélancolique mais aussi sereine.
Odile
Comme tu l’écris si bien, la ville est vivante de ses morts, nous restons nous aussi vivants de nos morts. Une question de souvenirs car toujours présents dans nos coeurs, nos morts restent vivants et tous les endroits qui nous les rappellent ravivent leur souvenir et les gardent vivants.
Sans bâtiments, sans cimetières avec du ciel uniquement,ils sont toujours près de nous.