Comment y échapper, combien de temps ça durerait – une heure au moins, peut-être deux –, voilà ce qu’elle se disait à chaque fois qu’ils arrivaient au village dans la 2CV grise, tournaient dans l’allée en herbe pour se garer à hauteur du portail grillagé qui ouvrait sur le jardin où couraient les chiens. C’était au cours d’un après-midi de la première semaine de l’année. Son père tenait à visiter une tante à qui il devait beaucoup (elle l’avait recueilli à son adolescence, nourri, habillé durant les années difficiles au début de la guerre) et la présentation des vœux demeurait un rituel obligatoire auquel la famille se trouvait inévitablement associée. Pour les enfants, c’était une séance pénible. D’abord parce qu’elle était imposée, ensuite parce qu’ils avaient l’impression de reculer dans le temps à gagner cet endroit écarté de la petite ville et du bord de mer, à pénétrer ce pan de campagne qui leur rappelait d’où ils venaient vraiment et à rencontrer ces gens qui leur paraissaient des ancêtres. Ils détestaient ce sentiment de régression.
C’était janvier. Le jour était désolé et froid, tout le monde avait mis un manteau et même une écharpe.
Ils descendaient de la voiture, poussaient le portail et s’avançaient dans le jardin, regardaient leurs chaussures déjà boueuses alors que s’élevait une grosse voix depuis la cuisine. C’était l’oncle. Entrez donc mes petits, entrez entrez. Dame bon sang, pas chaud dehors. Et le monde pénétrait à son invitation dans la grande pièce obscure où le vieux couple mangeait dormait vivait, s’attardait un moment debout devant l’âtre, le temps de les embrasser, les deux, de leur offrir la boîte de chocolats qu’ils avaient apportée et de réciter le couplet bien huilé des vœux qui s’achevait dans la bouche des enfants par la formule consacrée : Le paradis à la fin de vos jours. Dame sacré, c’est qu’ils sont bien mignons ! s’exclamait la tante, costaude dans son sarrau gris de tous les jours, tout en leur tapotant la joue ou la tête, puis sortant de son buffet la boîte de gâteaux et le bocal de cerises à l’eau-de-vie, l’oncle invitant le père à s’assoir pour échanger les dernières nouvelles du pays, les naissances et décès, les intempéries. Ils levaient leur verre : Bon ben à la nouvelle hein ? C’est qu’elle nous rapproche du tombeau, faudrait pas oublier ! À chaque fois elle éprouvait le besoin de s’essuyer les joues suite aux embrassades forcées, l’odeur de la pièce avait tendance à l’écœurer, mélange de lait, de résine et de paille souillée. Elle restait assise gentiment au bout du banc, le temps de grignoter son biscuit. Patientait. Une poignée de minutes. Tout comme son frère. Se disait que chaque année c’était le même refrain, que ça ne servait pas à grand-chose, ces souhaits de bonne année, puisque toute une vie ne suffirait pas à les réaliser et puis personne n’y croyait vraiment. Enfin elle entraînait son frère au jardin pour aller jouer avec les chiens qui ne demandaient pas mieux. Surtout ne traversez pas la route hein ? Qu’on n’ait pas loin à vous chercher. De toute façon ils préféraient la rudesse du jardin d’hiver et la fougue des animaux noirs qui leur sautaient sur le ventre et leur léchaient le visage, aux conversations sans intérêt pour eux et à l’atmosphère irrespirable de la pièce de ferme, si basse de plafond, qui servait à la fois de cuisine et de chambre où avaient dû naître et mourir certains de leurs ascendants. D’un coup l’air froid les revigorait. Ils se mettaient à courir comme des fous, disparaissaient dans le taillis des mimosas, talonnés par les bêtes, et répétaient en riant : Bonne année, bonne santé, et patati et patata.
texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #30 : il ne s’agit pas de rituels privés, mais sociaux, ceux qui organisent la communauté — ceux (les plus solennels) qui reviennent une fois l’an, par exemple, mais pourquoi pas plus souvent ou quotidiens — et pourquoi pas en décrire un dans la parfaite équivalence du temps récit et du temps dit référentiel, celui de l’action en temps réel ?
Photographie : Françoise Renaud (Bretagne), 2016
Il y en a pas mal qui vont se reconnaître. Peut être légèrement différents les voeux du nouvel an dans les familles parmi les aînés et leur descendance, une tradition pas toujours agréable pour les plus jeunes. C’est vrai, Françoise, pourquoi pas tout au long de l’année et même tous les jours, pourquoi pas?
La visite chez les anciens, les lieux sombres, tristes, le tic-tac de l’horloge, et puis eux si contents de nous voir alors nous nous sentions ma sœur et moi un peu coupables d’avoir trainé les pieds pour venir les voir, alors nous faisions semblant…mais dès que l’occasion se présentait, nous filions jouer dans la rue du Quartier Haut de Sète qui surplombe la ville et d’où la mer s’étend à l’infini…
Rituels sacrés… qui se sont évanouis avec la venue du nouveau siècle et avec l’arrivée de l’ordinateur… Ces moments désuets qui ont marqué la venue du nouvel an de génération en génération revivront désormais dans les écrits… Ce matin, en feuilletant un vieil album de photos, j’ai retrouvé trace de ces instants que le temps a jaunis et qui me laissent un arrière goût de nostalgie… comme la lecture de tes mots. Les années passent…
Les rituels de l’enfance aujourd’hui disparu ne m’ont jamais ennuyé, je ne les ai jamais perçus comme une corvée. La visite aux oncles et tantes était au contraire un moment où nous échappions de notre village. Un moment de convivialité pour jouer avec nos cousins. Un moment de bonheur ordinaire.