Il n’est pas d’ici, il ne parle pas la langue, la plupart du temps il se cache. Non pas parce qu’il a honte mais parce qu’il a peur. Elle l’a rencontré une fois dans sa ville, ou peut être une autre ville dans un autre pays. Il ressemble à beaucoup d’autres venus de loin, cette expression perdue sur le visage qui parle de l’origine, de la difficulté, de la peur que tout en lui évoque : la voussure du dos bien qu’il soit jeune, les bras rabattus sur le ventre, le regard qui fuit, se réfugie dans un recoin du sol, fixe un tas de poussière, un carreau de dallage, une poubelle, un papier qui vole à chaque rafale de vent. La peur tue l’envie de révolte. Il s’organise du mieux qu’il peut avec ses menues possessions, elle le voit même si elle ne veut pas montrer trop d’insistance, rester trop longtemps à proximité de l’endroit où il campe. Elle voit combien il prend soin des objets qu’il possède, combien il les protège. Elle sait que le soir il s’associe avec quelques autres comme lui – sans doute viennent-ils du même endroit de la terre –, à plusieurs on assure mieux la surveillance des affaires car s’ils les perdaient, ce serait encore plus difficile à cause de la pluie et du froid ou au contraire de la chaleur. Demain n’existe pas. Ils espèrent.
Comment savoir ce qu’il faut faire.
Rester caché pour échapper au réseau, prier pour une issue. C’est donc dans une espèce de niche entre deux bâtiments sur le boulevard qu’ils ont fait étape, entre centre et zones périphériques pas bien loin de la gare avec des tas de véhicules qui circulent, un coin où il leur paraît moins difficile de survivre qu’en plein ville ou en pleine campagne. Quelques commerces de proximité. Le primeur laisse des caisses devant sa grille le soir, il a une conscience, pas des mauvais bougres il le dit souvent, c’est seulement qu’ils n’ont plus de pays et que c’est une chose terrible, alors il fait ce qu’il peut à son échelle. Il ajoute sur la caisse une ou deux baguettes avant de fermer sa boutique. Un paquet de bonbons. Une veste dont il ne se sert plus. Les habitants du quartier ont dû voir la caisse et le pain en évidence et la veste en rentrant chez eux – après comment trouver la paix dans leur logement bien équipé et devant leur dîner. Mais ils oublient vite, ou alors ils ne voient pas — une réelle capacité chez certains à décaler les yeux au moment opportun. Elle vient guetter à la fermeture des magasins d’alimentation, attend qu’il vienne, lui seul ou avec un autre — ils quittent leur refuge quand les rues se vident. Elle tend une couverture, un thermos de thé, dit quelques mots, ébauche un sourire. Ce n’est pas grand-chose de la part de quelqu’un qui a une histoire, un endroit de naissance où il peut retourner s’il veut, et même une maison de famille pour passer des vacances, un pays, en tout cas c’est mieux que l’indifférence. Le béton est dur aux épaules, les murs sont des frontières, la ville est un étouffoir, la ville est un désert avec des hommes qui détournent les yeux et s’essuient le visage.
texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots »
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #29 : dans ces lieux que nos descriptions construisent, des personnages qui sont autant d’énigmes – dans les fiches, voir la façon dont Danielle Collobert les fait apparaître, en leur laissant cette capacité d’augmenter encore l’énigme plus que la résoudre –
Photographie : Françoise Renaud, 2017
il y a ceux qui ont de l’empathie et puis il y a les autres, comment peut-on être indifférent à tant de misère ?
Je me permets de glisser l’écho de mon ami Bona revenu de sa terre africaine.
Un écho aux mots écrits. Juste les entendre une fois encore :
« Le béton est dur aux épaules, les murs sont des frontières, la ville est un étouffoir, la ville est un désert avec des hommes qui détournent les yeux et s’essuient le visage. »
L’indifférence est le pire des sentiments, si on peut appeler cela un sentiment, car je pense qu’un sentiment est quelque chose qu’on « sent » et les indifférents ne sentent rien.
Oui, on passe devant des êtres humains sans pays et peut-être aussi sans raison de vivre, de survivre. La moindre des choses serait de leur accorder un regard, commençons par là !
Tu as trouvé les mots justes pour ouvrir les cœurs.
Analyse très juste qui monte à la gorge et la serre.
L’indifférence !!! ces êtres sont des objets qu’on ne veut pas voir, ni accepter …
Et pourtant, avec quelle force et motivation, ils ont tout bravé pour être là.
Bien sûr, l’indifférence est la pire attitude…. Mais qui n’a jamais accéléré le pas à la sortie d’un magasin ou d’une gare ? Qui ne s’est pas senti coupable d’avoir un foyer où nous attendent chaleur et tendresse ? Qui, même en donnant une pièce ou un regard, n’a pas oublié le soir venu ce vagabond si dérangeant, resté seul sur le coin du trottoir ?… Je n’ai toujours pas de bonnes réponses à cette honte engendrée par la société moderne qui frappent les plus démunis dans l »indifférence générale. Merci pour la piqure de rappel.. Jacqueline.
Ils on traversé tant de pays, d’épreuves en espérant trouver « l’eldorado » et que leur offre t-on ? un trottoir, un abri sous un pont….chacun a conscience de ce désespoir, et chacun peut les aider par un regard, un soutien , un petit rien , mais leur montrer de l’indifférence non, on ne doit pas.
Beaucoup de compassion dans ce texte, de tendresse pour l’autre, celui venu d’ailleurs qui a peur, qui a faim, qui n’a ni toit ni travail. Sans doute vient-il d’arriver ou alors fait-il étape pour poursuivre sa migration. Celui dont par lâcheté beaucoup détournent les yeux de peur d’être ému.