Il fallait bien partir pour arriver quelque part, partir d’un lieu pour arriver dans un autre — d’une ville dans une autre — si bien que l’arrivée commençait bien en amont, commençait au cœur même du long voyage qui la ramenait chez elle — comme çà qu’elle nommait son pays d’origine où elle ne vivait plus mais où sa maison d’enfance était toujours habitée par l’un de ses parents — et c’était un voyage qui traversait le pays en travers, du sud au nord-ouest, qui nécessitait plusieurs moyens de transport et un certain nombre d’heures en tenant compte des délais et des aléas. Du coup elle n’en finissait pas d’arriver. À chaque étape du parcours elle y pensait, déjà lorsqu’elle garait sa voiture dans le parking de l’aéroport de la ville du sud, prenait son ticket et marchait en roulant sa petite valise sur les trottoirs verts jusqu’au hall, passait la police, attendait dans la salle d’embarquement. Elle s’était levée bien avant le soleil, avait contourné la ville endormie — elle connaissait par cœur le chemin, l’enfilade des feux pour s’extirper des quartiers construits depuis l’implantation du tramway, les zones commerciales interminables, le vaste carrefour où prenait l’autoroute.
L’aéroport était calme à cette heure, voyageurs débarquant à la limite de l’heure imposée par la compagnie. Une fois dans l’avion, elle se retrouvait seule comme démunie, décollage imminent. Rien ne se voyait de ses pensées, de son cœur prêt à se fendre à l’idée du lieu où elle était en train de se rendre. Elle ouvrait un journal pendant le décollage, frissonnait dans l’instant où l’avion s’arrachait à la piste puis plongeait les yeux par le hublot pour observer les découpures du littoral, la ville couchée dans la plaine, les autoroutes avenues rivières qui ondulaient à la surface ainsi que des longs corps d’animaux. Il fallait donc partir pour arriver, s’arracher à une terre pour en atteindre une autre — une autre familière et aimée —, et dans cette transportation il semblait s’ouvrir en elle comme une loge secrète uniquement sensible à cette idée, à cette image de l’arrivée qui n’en finissait pas de se dessiner.
À présent il fallait atterrir, récupérer son bagage au pied de l’avion, avancer anonyme dans la file des passagers jusqu’aux bâtiments, faire vite, se presser, doubler les gens qui bavardaient ou traînaient, une sorte d’urgence la prenait soudain à sentir proche de ce qu’elle cherchait (il y a quelques temps son père l’attendait dans le hall des arrivées et elle cherchait sa silhouette, le cœur au bord des lèvres, une époque désormais révolue). Elle filait dehors, gagnait les bâtiments de location de voitures, faisait la queue au guichet en évitant de regarder les gens. L’impatience la gagnait s’il y avait trop de lenteur. Enfin elle avait les clés en main et récupérait son véhicule. Une épreuve encore que de quitter l’ensemble aéroportuaire en lisière de ville, échapper à la circulation intense de la double-voie, bifurquer sans faire d’erreur sous peine d’embarquer sur le pont (ensuite demi-tour impossible), bien lire les panneaux routiers, noter au passage certains changements, par exemple l’amplification du trafic ou l’élargissement de certaines voies. Ouf ça y était, la grande ville de l’ouest était dans son dos. Encore cinquante kilomètres. Longue traversée d’épaisseurs de campagne avec hameaux regroupant des fermes et des maisons neuves, terres cultivées, mares bordées de peupliers, prés où paissaient des troupeaux. Le manque de sommeil se manifestait à cause de la vitesse constante et du ronronnement du moteur. Elle s’arrêtait cinq minutes pour respirer, songeait à ce que ça lui faisait de revoir ce pays, sentiment vif et profond qui la troublait et soulevait dans sa gorge des ondes singulières. Le moment était proche désormais — celui qu’elle préférait — où la route allait commencer à descendre vers la ria. Alors l’air changeait, la nature des oiseaux, l’allure des arbres, l’océan tout proche brusquement. Combien de fois avait-elle visionné le film de cette arrivée sur le port exactement niché dans le creux, sa gare à un seul quai, les rues avec belles boutiques, le môle principal, les bateaux, la halle au poisson, le château, plus loin les plages et quelques bourgs dont celui où se trouvait la maison familiale. Et ça se déroulait toujours de la même façon (même si sa dernière visite était lointaine, ses envies demeuraient les mêmes). Comme un mécanisme bien rôdé qui recélait toujours quelques surprises : eau ou vase dans le port, force ou douceur du vent, qualité de la lumière — généralement les nuages remontaient du cœur de la mer pour envahir les terres, ainsi le littoral demeurait lumineux, vierge bien qu’habité, unique. Elle regardait reconnaissait. C’était comme un élargissement. Elle passait par le môle jusqu’au château, longeait la côte en observant la mer sur sa gauche, faisait une pause à hauteur des Petites Vallées pour retrouver l’odeur de l’algue. Enfin rejoignait la vieille église noire, bifurquait pour lentement remonter la rue jusqu’à atteindre son but. Restait à garer sans bruit la voiture dans le chemin derrière la maison, à pousser le portillon au claquement singulier. Une silhouette apparaissait sur le seuil et levait les bras vers elle.
texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2018 proposé par François Bon « Construire une ville avec des mots
La proposition d’écriture (toujours en 20 minutes) / #27 : gares, aéroports, parkings : la ville on l’associe toujours à comment on y arrive, comment on y entre — d’ailleurs des textes comme ça il y en a plein la littérature..
Photographie : Françoise Renaud (Bretagne), 2016
Toujours ces mots justes pour nous faire participer à ton voyage, celui qu’on fait avec toi par la force des mots.
Il me semble que ça sent un peu l’écurie, l’envie de retrouver ces bras levés vers toi qui précèdent un serrement de coeurs, l’un contre l’autre.
Sans doute l’occasion de si bien l’exprimer.
Ce soir je suis parti .. J’ai décollé… Traversé la France et en levant les yeux un avion a traversé l’espace laissant un long panache blanc qui s’effiloche tandis que je t’envoie ces mots… Dans quelques instants, je serai à bon port où tu m’attendras peut être les bras levés… Jacqueline.
Je me souviens aussi, il y a quelques années, la route était longue lorsque nous « descendions dans le midi », défilement des paysages, lumière différente, parfums de la garrigue , la joie de retrouver les siens, mais comment vont ils être ? mais ils étaient là, un peu plus vieux chaque fois, mais toujours heureux de nous retrouver et c’était bon..
Retourner vers la maison de l’enfance, c’est retrouver les odeurs, les paysages et les visages aimés. C’est une sorte de régression parfois douloureuse, parfois jubilatoire mais jamais neutre avec l’impression d’être d’ici alors qu’on vit ailleurs. Très belle évocation de ce voyage à la fois intérieur et concret.