TERRAIN FRAGILE novembre 2025 – journal de saison

samedi 1er novembre, Les Fougères
Nous sommes quelques-uns à écrire chaque jour trois vers, un projet haïkus de Philippe qui nous porte ensemble depuis le 1er janvier, bien qu’habitant différents continents. Une sorte de voyage à cinq sans se connaître. Ces poèmes ont fabriqué une sorte de trame qui encadre mes fragments écrits au présent. Mais comment ferons-nous lorsque l’année sera finie ?

un an de haïkus
dixième mois bouclé
qui eût cru tenir ?

dimanche 2 novembre
Encore cette sensation de continuité d’un jour à l’autre, d’une nuit à l’autre. Un balancement subtil alors que des recoins s’éclairent et se dévoilent à l’intérieur de soi rien qu’en respirant. Et il y a vraiment comme un regain de puissance des sensations avec l’éclatement coloré des dernières floraisons et la musique des tissus végétaux qui se fragmentent sous le pied.

énergie des feuilles
feux, langueurs et brumes
la saison nous conduit

mardi 4 novembre
On ne sait plus de quoi les jours sont faits et quoi attendre d’eux dans cette alternance rapide et contrastée des ciels. On passe d’une lumière intense à une brume qui enveloppe les petites forêts. C’est le plein moment de l’automne, ça flamboie vraiment par ici, l’orange rugueux des bois soutenu par le roux intense des fougères comme brûlées.
Au cours de mes petits voyages, je voudrais m’arrêter à chaque virage pour saisir le décor en mille morceaux comme autant de minuscules tableaux.

mercredi 5 novembre
Je passe une grande partie de la journée à écrire un texte sur le thème « Conversions » pour une revue franco-portugaise. J’y réfléchissais depuis quelques temps. Une piste s’est annoncée. Rester au plus près du sujet, user du « je », des passés simple et composé. J’y raconte comment j’ai abandonné l’étude de la musique au profit de l’écriture — une conversion en somme — à cause du visage de mon père.

jeudi 6 novembre

à l’entour si vibrants
qu’on les croit liés à un secret
oiseaux, plantes et bois

J’ai rentré quelques pots dans la serre, balayé les feuilles. Demain il faudra recommencer. Les salades mises en terre il y a deux jours se sont bien redressées, une trentaine de plants de trois espèces qui supportent l’hiver (trente parce qu’il faut compter avec les limaces).
En fin de journée, relire le dernier post de Philippe à propos de la patience et de la lenteur :
Revenir inlassablement sur les mêmes lieux, les mêmes visages, les mêmes objets, jusqu’à saisir une vérité que l’instantané ne livre jamais et qui toujours se dérobe au simple coup d’œil.

vendredi 7 novembre
Des grues cendrées ont tourné longtemps dans les vallons de l’Est avant de s’organiser en un vaste demi-cercle criant et ondulant en route vers le Sud-Ouest. Je me suis demandé si elles avaient perdu leur cap ou si elles attendaient des retardataires. Peut-être étaient-elles tout simplement en train de dessiner de vastes figures éloignées de la compréhension des humains. C’était émouvant. Rapidement je les ai perdues de vue.
J’aurais aimé les voir de près.

dimanche 9 novembre
Rien noté à la date d’hier.
Quelque chose serait-il arrivé qui aurait valu la peine d’être raconté ? Seul un mauvais rêve me revient. Je le chasse et sors au jardin pour observer les longues tiges de la sauge ananas qui déploie ses hampes élégantes en fin de saison. Les fleurs sont d’un rouge intense et transparent avec une légère pointe de violet, fort contre le vert soutenu de l’herbe. Chez elle on peut tout manger, feuilles et fleurs.

brume en horizon
douce lumière sur le jardin
juste exister là

lundi 10 novembre
Une première lecture d’Helena m’incite à retravailler le texte que j’ai prévu de soumettre à la revue Sigila. J »en cherche le titre : Mots & concerto. Ou bien : Du son au silence. Ou encore : En bois de grenadille . Après tout, ils décideront si jamais ils en veulent.

mardi 11 novembre
Réveil avec soleil montant au ras du jardin, irisant la rosée et déployant des palettes fortes et fragiles à la fois. C’est un jour off, un jour qui donne le sentiment que le temps sera plus long. Alors travailler, mettre de la force dans les mots, rejoindre la montagne d’Hammersøil où mes hommes du Nord se battent contre les aigles. Lydia attend ce roman depuis longtemps, je ne dois pas la décevoir.

suivre la saison
comme le cours d’une rivière
écouter l’eau

jeudi 13 novembre
Les brebis profitent de la prairie grasse. Elles vont le faire jusqu’aux gelées. Quant à Mona, elle a renouvelé son manteau de plumes. Les rémiges de sa queue sont désormais longues et frisées, espèce de houppette soulignant son regain de jeunesse. Là-dessus on m’avertit qu’un renard a été tué dimanche un peu plus haut dans les bois, plusieurs autres débusqués. Ils saccageaient les poulaillers.
Oui, c’est sûrement vrai, malgré tout cette chasse me remue le cœur.

jour à peine commencé
distinct du précédent
mon souffle identique

samedi 15 novembre
Une nouvelle pensionnaire est arrivée aux Fougères. Elle vient de Corrèze. Elle est blanche avec un mouchetis d’ocre cendré sur la tête et les ailes — espèce Leghorn qu’on dit bonnes pondeuses. Je l’ai baptisée Alba. Peu importe l’espèce, mes deux rousses voient son arrivée d’un mauvais œil. Tentatives d’intimidation inévitables. Au moment du coucher, je dois veiller à ce que chacune dispose de son espace. J’ai dû ajouter une caisse remplie de paille à l’opposé des nichoirs pour qu’Alba puisse dormir sans menace.

dimanche 16 novembre
Je surveille Alba, remplis les mangeoires d’un beau grain doré. En fait je digère encore ma déception de vendredi. Bien peu de présents à la rencontre autour de Carnet de Murmures à la grande médiathèque voisine. Si difficile de rassembler autour de la poésie. Les gens préfèrent aller manger une entrecôte ou écouter du mauvais stand-up.

lundi 17 novembre
Du froid est annoncé. Peut-être même de la neige. Penser à protéger les plantes sensibles au gel, récolter les dernières figues en vue d’une confiture, cueillir un bouquet de persil pour les salades et les plats de légumes à venir.

mardi 18 novembre, Les Fougères
Alba a offert son premier œuf. Il est beau, blanc, tandis que tout se dépouille autour de nous.

mercredi 19 novembre
Je regarde pour la deuxième fois le montage de Christine Jeanney « J’aime beaucoup les images d’archives » , en particulier la deuxième partie où elle parle des images elles-mêmes. Le montage bancal, les irrégularités, les rayures de la pellicule, « le film de poussière qui palpite un instant », en bref « les maladresses », en font tout le charme. Je reprends en main l’album de famille, contemple le visage des miens, le constate moi aussi.

jeudi 20 novembre
Les rencontres nouvelles et inattendues font du bien. Au départ on ne voit que le teint, l’enveloppe. Ensuite on voit la nature du cœur comme on découvre la chair d’un fruit.

vendredi 21 novembre

fine pellicule
pareille à du sucre glace
ourlant le fossé

samedi 22 novembre, Les Quatre-Routes-du-Lot
J’ai voyagé entre neige et pluie sous des cieux bouleversés. Les paysages austères semblaient contrariés à cause de quelque chose qui se préparait au-dessus des bois, quelque chose de plus puissant que le fauve de l’automne, quelque chose de l’ordre de la tempête et du gel. Une fois dépassé le seuil critique du zéro, le décor végétal souffre, se met au ralenti.
J’arrive au seuil de la nuit. Maryse m’accueille avec toute la douceur qu’il faut entre ses bras — si contente de la revoir. Je suis épuisée.

dimanche 23 novembre, fête du livre, Le Vignon en Quercy
Toitures et bas-côtés enneigés au réveil. Peu de lecteurs au rendez-vous à cause de la pluie incessante. La gorge me fait mal, et aussi les muscles du dos et des jambes. Tenir le coup jusqu’au soir. Je retrouve quelques compagnons auteurs rencontrés il y a deux ans, Michel l’avocat et Francesco de Calabre. Au déjeuner, une soupe délicieuse au potimarron nous requinque. Francesco, désormais élu à la mairie de Cahors et au conseil départemental, défend l’écologie. Je le trouve courageux et suis en accord avec ce qu’il dit.

lundi 24 novembre, autoroute A 20 en direction de Limoges
Épisodes de pluie forte alternant avec un brouillard dense. La voiture semble avancer toute seule en liaison avec les événements au ciel.

mardi 25 novembre, Les Fougères
Prise par la fatigue, je renonce à lutter, accepte le chaud du lit pour calmer ma gorge enflammée.

au chevet de la terre
sitôt qu’on quitte la ville,
ensevelie de neige

mercredi 26 novembre, Les Fougères
J’écoute un entretien avec Bruno Lecat, ami artiste écrivain. Ses mots me parlent : « Il suffit de regarder un petit peu mieux, et on voit ». De l’invention par le regard. Bruno parle aussi du verbe « braconner », aller puiser sur d’autres terres, et ça aussi ça me parle, ça me bouge, la voix humaine soudain si proche du toucher comme si les mots avaient la capacité d’aller frôler la peau, de procurer du frisson.
Écrire serait se rapprocher de la zone du silence.

jeudi 27 novembre
Il ne reste plus rien du flamboiement des forêts et campagnes de novembre. Le froid et la neige ont gommé la magie rousse.

ça tressaille
parcourt terres et gorges
une histoire d’hiver

vendredi 28 novembre
Pas encore guérie. Travailler malgré tout. Et je m’interroge sur mes difficultés à progresser sur mes chantiers depuis plusieurs mois.
Le 13 février 1916, Katherin Masfield qui traversait une période difficile, écrivait dans son journal : « N’est-ce que de la paresse ou un manque de volonté ? » Chez moi, ce serait comme une crainte qui me fige, crainte de ne pas dessiner dès le premier élan une langue parfaite, ni trop empesée ni trop explicative, une langue au sens précis avec la quantité de poésie qu’il faut dedans. Insatisfaite, je tourne et vire, je rôde sans parvenir à avancer.

samedi 29 novembre
Bordure du quai, le livre de Xavier Georgin, me retient au bord de la page. Envie de rester avec ses personnages en solitude ou en rupture. Envie de rester dans le pré de Bruno pour ramasser les pommes avec les autres et les porter au moulin pour faire du cidre. Envie de rassembler autant de pierres que d’amis disparus pour célébrer les vivants.

dimanche 30 novembre
Quelques nouvelles d’Alba, la petite blanche à la queue en panache comme une tourterelle. Elle s’habitue doucement à ma voix, navigue toujours un peu en arrière des autres plus gaillardes qui la chassent si elle vient picorer trop près. Moi aussi je m’habitue à elle, à ses mouvements de tête saccadés, à sa large crête qui lui tombe sur l’œil et dont elle semble s’accommoder. Comme ses compagnes, elle aime fouiller sous le figuier désormais dénudé.

grands cieux changeants
eau dans la roche infiltrée
douce pour les oiseaux

Photographies ©Françoise Renaud, novembre 2025

9 commentaires

  1. A la quête d’un texte, finalement à la quête d’une vie bonne, malgré tout….
    Merci Françoise pour ton journal.
    P

  2. MERCIER-FOURNIER

    Françoise, à ton partage voici le partage d’un écho à tes fragments.
    « Jour après jour, chaque jour, quotidiennement déposer une trace journalière . Ces traces donnent à lire et à voir ces « petits riens », évènements de la « vie quotidienne/vie cachée ». Avec des mots tisser lentement, patiemment une continuité qui fasse trame. Le banal et l’extraordinaire dans la vie quotidienne en sont les fils de chaîne. »
    Merci.
    Elisabeth.

    • en effet il s’agit de fragments issus d’observations, de sensations et d’émotions éprouvées dans le réel du quotidien, chaque chose dans son temps, sa lumière et son cadre…
      autant d’éléments cachés qui ne se révèlent que dans cette démarche d’écrire

      merci Élisabeth pour ton écho qui fait résonance avec ce travail patient et ardent

  3. J’ai compris que tu avais subtilisé une des plumes d’Alba pour former ton merveilleux journal. Tu lui diras « merci » de ma part.

  4. Hortensias, roses, branchages, dahlias, tapis de feuilles mortes, mousse tendre, soupçon de neige …
    Je suis toujours admirative des tes photos, elles sont si expressives, elles me parlent et j’ai envie de disserter avec elles, toute leur vie à nous raconter…
    l’automne nous gratifie de tant de formes et de couleurs, sans parler des figures offertes par les grues.
    Bienvenue Alba. Merci Françoise

    • Tellement de bonheur, chère Odile, à te voir apprécier ces photos pour ce qu’elles donnent à éprouver
      je dis souvent combien elles sont très importantes pour moi puisqu’elles me révèlent ce qui est caché, ce qu’on ne voit pas tout de suite, ce qui surprend et paraît dans le cadre. En l’occurrence, elles révèlent aussi toute ta capacité à sentir.
      Et tu as raison, elles ont tant à raconter…

  5. Bien venue à Alba et longue vie!!! J’aime bien ce nom que tu lui a trouvé…..Alba blanche comme l’albâtre….ça lui va bien……
    J’espère que tu vas bien maintenant après cet épisode rhume- fatigue…bisous!

  6. Ma chère Françoise

    Toujours autant de plaisir à te lire et partager tes journées, ressentir tes émotions. L’automne est bien là avec ses couleurs chatoyantes et cédera bientôt sa place au blanc manteau.
    Merci
    je t’embrasse
    odile

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