à portée de corps

tout cela à portée de corps, de regard
ça coule, ça progresse, ça rebondit, ça abreuve les animaux qui vont sans entraves
on est forcément étourdi par cette course perpétuelle, cette grâce, cette musique parce qu’elle est issue du sédiment primitif, du blanc de la naissance et de la mort, de la brume qui noie les anciennes forêts poussées sur des versants vertigineux en bordure des zones habitées, parce qu’elle se moque de l’histoire, des aventures passées, ne se préoccupe que du présent

malgré l’intensité du spectacle, la fatigue n’a de cesse de nous poursuivre, le désir de plaire étroitement conjugué au besoin de consolation impossible à satisfaire tandis que le temps se déploie, ou plutôt se resserre et s’amaigrisse au point qu’on s’effraie, qu’on tressaute au moindre bruit dans les fourrés

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falaise sans fin (12)

Sunset, Caspar David Friedrich

L’attirance entre Mowglia et Mermel pourrait m’entraîner si loin que j’en ai le vertige.
Patienter pour l’écrire.
Plus tard peut-être dans une autre saison ou pourquoi pas dans un livre.
Aujourd’hui accorder de l’attention à leurs deux corps marchant hésitant s’observant, agissant l’un vers l’autre comme au ralenti – j’aime approcher cette tension des nerfs muscles sangs sèves ivresses –, se mouvant dans une atmosphère quasi liquide habitée de particules limoneuses et d’algues microscopiques au sein de laquelle se reflète par instants la multitude des visages amants depuis les prémices du monde, ce grésillement des désirs, à moins qu’il ne s’agisse simplement du frisson des ramées qui recouvrent le berceau où ils se sont couchés pour la première fois,
en alerte,
doigts dessinant d’étranges glyphes à même la peau.

Et suivre la courbe du ventre pour comprendre que l’enfant est au bord de naître. En plus d’une mère au visage tendre dans l’ombre verte, il y aura un père pour lui sur cette terre.
Après, les laisser tranquilles – ils ont tant à faire entre désir et venue de ce fils qu’ils appelleraient Pöli. Plutôt surveiller Riks du coin de l’œil.

 

Riks n’a rien oublié de son passé, de sa responsabilité de chef de cordée, des camarades perdus en chemin. Rien oublié de ce qu’il était venu chercher, poussé par la misère et les rêves insensés des siens. Mais à son tour il trébuche sur l’envie de s’installer, de faire halte dans ce giron de montagne.
Car il faut bien reconnaître que la menace s’était dissoute à force de semaines, que Yuli avait rangé son fusil. Progressivement les enfants avaient recommencé de sourire, la hardiesse était revenue dans la démarche des femmes, l’espace des possibles recomposé en dépit des différences de mœurs et de langues après tant de souffrance. Riks savait que la vie reprend son cours comme la végétation après la crue. Décidément trop tôt pour se reposer. Et il possède une chose au cœur, un murmure, qui l’incite à aller plus loin, à vouloir poursuivre la route pour ne pas oublier d’où il vient et de quoi il est fait, à descendre le torrent rivière puis fleuve jusqu’à la mer pour découvrir d’autres villages, peut-être des villes, des ports, des bords de mer, des îles.
Quand il était jeune, il avait lu dans un livre qu’il existait des îles si grandes qu’elles ressemblaient à des continents, que des animaux singuliers les habitaient, protégés des mutations génétiques et adaptés aux conditions arides ou pluvieuses au contraire. Il ne savait pas si c’était vrai. Toujours est-il qu’il voulait voir des îles, des déserts. Il voulait voir davantage.
Un matin avant le lever du soleil, c’était sûr, il partirait. Seul.

Clod, jeune homme fragile, marqué par les circonstances tragiques du voyage, semblait pourtant se remettre, sanglots et fureurs peu à peu réduits en somnolence, sa tête plus haute, son teint plus coloré. Il aidait à la préparation des farines, fabriquait les galettes de céréales et s’occupait d’alimenter le four pour les cuire. La communauté l’avait accepté. Tous louaient son pain et sa gentillesse. Riks pensait qu’il avait trouvé sa place, que son cœur serait bientôt consolé.

 

Au pli du bras des trois hommes, un motif en étoile

encre métallique, vestige de l’origine gravé tatoué qu’ils soient éveillés ou endormis qui se déformerait avec le vieillissement progressif de la peau, comme se décompose sous l’effet de la lueur descendante la ligne de nuages grumeleux visible depuis le sommet de la falaise, immobile, hostile, inhabitée.

(fin de la saison 1)

Illustration : Sunset, de Caspar David Friedrich 1830-1835 (25 × 31 cm), musée de l’Hermitage

falaise sans fin (11)

surprise view, photographie de Bona Mangangu, 2015

Mowlia la douce, Mowlia la guérisseuse, la bienveillante.

Elle garda l’œil sur le malade le jour la nuit, sa concentration était extrême. Parfois elle murmurait des mots à son attention, des phrases incantatoires, tandis qu’elle lavait sa plaie, rafraîchissait ses joues et sa poitrine, ou simplement demeurait à l’écoute. À certains moments il semblait aller mieux puis il retombait profond dans le puits. La fièvre le pétrifiait contre la couche. Les démons couraient en lui comme du feu. Pourtant elle s’obstinait, mouvements précis des mains ajustés aux impulsions du corps souple, habité du désir d’arracher cet inconnu aux limbes, coûte que coûte.
Alors que Mermel luttait, Riks et Clod avaient été installés dans une maison voisine, au-dessous d’une réserve à foin. Le chasseur qui s’appelait Yuli leur avait entravé les mains avec une corde et avait bloqué la porte.
Plusieurs nuits d’affilée, ils avaient entendu le hululement des rapaces nocturnes, le raffut des rongeurs dans les greniers, quelques pleurs d’enfant, et ils s’étaient demandés combien d’habitants comptait le village. Une question les obsédait : qui était la femme au ventre plein – fille ou femme de Yuli, comment savoir. Ils ne se confiaient rien de ce qui les tourmentait, ils attendaient simplement la montée du jour, veillant à tour de rôle comme par habitude.
Quand un nouveau soleil sortait de terre, une fillette leur portait de la soupe de légumes dans un pot et une sorte de fromage qu’ils ne connaissaient pas, fort bon d’ailleurs, qu’ils dévoraient jusqu’à la dernière miette. Le temps était devenu flou, décompte abandonné des semaines et des mois écoulés depuis leur départ, depuis la chute des compagnons dans le vide, depuis le combat contre les oiseaux noirs. Sans doute qu’ils s’en moquaient, ces données n’ayant plus de réelle incidence sur leur proche devenir. Ils ne se fiaient plus qu’à la saison, qu’à la chaleur.

 

Un matin Yuli revint. Il n’avait pas de carabine.

Il coupa la corde qui retenait leurs poignets, les fit sortir et les entraîna plus haut dans les pâturages pour l’aider à récolter le lait des brebis. Tout se passa si bien avec les animaux qu’ils eurent bientôt la liberté d’errer à leur guise en lisière de forêt. De loin, il arrivait qu’ils aperçoivent quelques hommes à cheval. Des rapaces aussi dans le champ du ciel. Leurs silhouettes et les élans de leur parade nuptiale ne leur étaient pas inconnues.
En redescendant au village, ils croisaient quelques femmes qui baissaient craintivement la tête avant de se faufiler dans les maisons. Et ils la rencontraient, elle, Mowlia. Chaque fois ils se demandaient de qui était l’enfant qu’elle portait.
Mowlia avait vu l’œil de Clod injecté de sang et elle lui avait fabriqué une pâte à humidifier et déposer sur la paupière. Elle lui avait montré comment s’y prendre.
Finalement la patience paya.
L’œil de Clod guérit et Mermel devint capable de se redresser sur la couche. La première fois qu’il se leva, il marcha jusqu’à la porte pour contempler la lumière qui glissait contre les flancs de la montagne. Il était étonné d’être là. Il avait oublié l’avant. Il était comme neuf et le regard qu’il portait sur le monde était infiniment doux, comme influencé par le corps rond de Mowlia.

 

Entre ces deux-là un lien s’était créé, pas de doute. Un lien fait de silence et de corps en fièvre.
Le soir ils se rapprochaient l’un de l’autre, insensiblement. Il n’était pas besoin qu’ils se regardent et qu’ils en fassent davantage pour que les autres sentent leur proximité – leur désir.
Riks craignait que cette connivence n’éveille les foudres du chasseur patriarche et chef de tribu. Pourtant une chose le rassurait : en l’espace d’une saison, Yuli était devenu presque amical et eux étaient passés du statut de prisonnier à celui d’homme libre. Ils étaient même devenus des membres à part entière de la communauté. Ils s’étaient taillés des bâtons pour diriger les bêtes, avaient sculpté des écuelles pour la soupe et des petits outils pour manger. Tout le monde les appelait par leurs prénoms et ils connaissaient ceux des douze enfants qui recherchaient leur présence parce qu’ils étaient différents et stimulaient leur imagination. Une langue avait commencé entre eux à s’inventer, faite des différents langages pratiqués par les peuples des deux versants – les racines communes facilitaient bien les choses.
La falaise, elle, demeurait invisible, loin vers le nord, avec son lot d’incertitudes et de créatures maléfiques.

(à suivre)

Photographie : Surprise view, de Bona Mangangu, 2015