et qu’est-ce qu’il aurait dit lui s’il avait su s’il avait vu ? qu’est-ce qu’il aurait pensé de ce domaine de campagne vite trouvé vite acquis pour échapper aux canicules et aux conditions de vie dégradées dans le Sud ? il aurait dit
enfin pourquoi changer mais pour quoi faire c’est tellement grand bien trop grand après faut entretenir et ça coûte on s’y ruine les reins les mains quelque chose dont la vie se charge toute seule enfin quelle idée bien trop grand tu vas en faire quoi de tout ça ? c’est bon rien qu’à mettre des brebis oui mais les brebis faut s’en occuper après c’est bien beau mais ça sert à rien sinon qu’à se fabriquer des embrouilles…
aujourd’hui parler de lui au passé revoir son visage bouffi ruiné usé décomposé enflé jauni poil rude blanchi au seuil de partir pour de bon mais qu’est ce qu’il aurait dit lui le père s’il avait vu là où j’en suis maintenant jamais content pour les autres rien que pour sa pomme et son orgueil par-dessus surtout pas de bonté surtout pas de larmes ne rien laisser transparaître surtout jamais un compliment…
mais qu’est ce que tu vas faire de tout ça de toute cette herbe et pas rien que l’herbe il y a les ronces les lierres les salsepareilles les clématites des saloperies qui à force font des taillis si épais qu’on ne peut plus pénétrer sinon à la machette ta vie que tu aurais pu réussir en épousant un notable et en ayant des descendants comme tout le monde et puis gagnant de l’argent pour être à l’aise mais non de non qu’est ce qui t’est passé par la tête d’écrire des livres et le rien que ça rapporte ah non ça jamais rien et ça ne me sortira pas du crâne que c’était pas une bonne idée enfin toi qui avais réussi à l’université…
sûr qu’il aurait continué de la même façon longtemps grognant maugréant bougeant à peine les lèvres tant les mots auraient écorché et torturé sa chair une litanie rien que pour lui une suite de railleries que je réinvente comme une prise de notes sans trop savoir si c’est le bon moment de le faire et ce qu’il aurait pensé vraiment de tout ça lui dans son monde à lui avec un avis bien tranché sur les choses mais qu’est-ce qu’il aurait dit lui s’il avait su ? qu’est-ce qu’il aurait pensé des horizons qui sont les miens et des arbres que je contemple tous les jours les visitant comme des amis ? qu’est-ce qu’il aurait pensé aussi de la destruction programmée de la maison une maison qu’il avait construite de ses mains dame bon sang pas imaginable un événement pareil une mise à bas un anéantissement comme un bombardement ciblé alors c’est tellement mieux qu’il n’en ait rien su parce que ça lui aurait coupé la respiration et il serait mort peut-être à cause de ça et nous ici maintenant il faut tout accepter garder les dernières images de son corps usé églingué de sa figure bouffie fermée ne plus jamais retourner là-bas le monde au dehors magnifié dans la lumière de fin de jour avec le soleil qui s’enfonce dans la mer infinie…

17 commentaires

  1. J’aime beaucoup ce texte qui évoque le constat et le ressentiment du père … mais ça c’était lui, (si bien décrite) sa façon de voir les choses qui ne lui conviennent pas avec son tempérament secret, mesuré, suffisant. Sans contempler son potager il appréciait son jardin, c’était utile en son temps.
    Merci Françoise.

  2. Bordon Marie-Claire

    Ce texte est magnifique. Il m’émeut car je vis des choses difficiles en ce moment et je me demande aussi ce qu’aurait pensé mon père. Je n’ose plus passer devant la maison familiale où habite ma sœur. La maison de son enfance quand en plus on habite pas loin, c’est dur.
    Tu décris très bien ton père. Le mien aurait pu dire pareil. Mais tu as réussi Françoise ! C’est toi qui a choisi. J’aimerais tellement connaître ton nouveau domaine que tu sais si bien embellir.
    Bravo Françoise.
    Bisous de la Savoie où tu nous manques. Tes nouveaux livres réchaufferaient nos froids hivers.

    • un texte doit porter du profond pour toucher l’autre car c’est bien de partage qu’il s’agit, et je suis touchée que mon texte te parle
      oui, nous partageons ce fardeau, tu écris : « le mien aurait pu dire pareil »
      écris-le toi aussi, tente de l’écrire, et tu seras la bienvenue par ici quand tu auras envie de voyager et j’espère proposer bientôt quelque chose en Maurienne
      en attendant, écrivons- nous et merci pour ton doux écho…

  3. Merci Françoise, belle évocation très touchante, de vérité et d’écriture.

  4. Jacqueline Vincent

    Ce texte est comme un cri, une souffrance toujours présente… il résonne dans le froid d’un petit matin d’hiver mauriennais et dans mon cœur qui voudrait te consoler…

    • recherche d’une forme dans ce texte qui se fait oublier ou profit du contenu, un contenu évidemment explosif ! mais tout ça revient si fort en ce moment… alors en faire ma matière… continuer, écrire un livre entier qui contiendrait tout cela…

  5. ça, c’est du tout beau, du dense, du rude, du fort et dans une forme parfaite. Jamais sensation d’avoir été volé de son temps à soi quand je lis tes textes, parce qu’ils me touchent, pour reprendre la pensée d’Emaz dans Cambouis. Merci, Françoise.

  6. Et peut être aussi qu’il aurait aimé venir donner un coup de main… plus jeune comme il l’avait déjà fait beaucoup plus tôt. Mais détruire la maison qu’l avait bâtie de ses mains, l’aurait certainement entrainé là où il est désormais. Belle réflexion Françoise, il est quand même toujours très présent.

  7. Jocelyne Brando Alibert

    Très beau texte qui me parle au plus profond de moi même. Merci pour tes partages ❓

  8. Sicard falconetti

    Encore un très beau texte merci ma chère Françoise je t embrasse bien fort martine

  9. Marie-Thérèse Peyrin

    Quel soulagement cela doit être de pouvoir formuler tout cela même à distance. Et pourtant les arguments de cet homme ne sont pas dépourvus de sagesse. Il lui a simplement manqué de posséder une capacité de rêve, peut-être l’a -t- il perdu un jour, on ne saura pas pourquoi… Écrire des livres, c’est labourer aussi… c’est aussi astreignant pour le corps et l’esprit… Beaucoup à dire sur ton texte. Mais c’est toi qui écris…

    • tu vois juste pour la capacité à rêver, et oui écrire, labourer, une exigence à remettre sur le tapis sans cesse
      te dire ce qu’un ami me renvoyait aujourd’hui à propos de ce texte :
      « Et ces mots évocateurs, cette trame de souvenirs sans amnésie associative, et si ce questionnement, cette réponse sans véritables réponses, vide de toute violence, vide de tout ressentiment n’étaient que la manifestation de l’amour dans ce soleil de bout du monde qui s’enfonce dans l’infini ? »
      et il soulignait combien « ce visage dur bouffi jauni » ne quittait pas mon écriture et hélait l’apaisement… alors il me faut continuer
      merci à toi pour ton passage et tes mots

  10. Une belle histoire, ou plutôt une belle parole qui se déroule, pleine d’une longue histoire qui maintient en haleine parce qu’elle est chargée d’une certaine tension, d’émotions non surexposées, et qui finit dans un assez radical « meurtre du père ».

    • l’histoire ne demande qu’à être dépliée encore une fois, une fois de plus, tant de fois remise sur la table de travail et creusée délimitée cisaillée… elle ne finit jamais
      ceci n’est qu’une piste, un fragment en suspens…
      (merci René de me surprendre ici, en terrain fragile…)

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