Certains avaient eu l’intuition d’un passage à travers les montagnes, d’un col, d’un chemin de fortune qui pouvait les conduire de l’autre côté vers un pays plus facile et ils avaient décidé de se mettre en route. Les Anciens disaient que c’était inutile, que d’autres déjà avaient cherché cette voie et n’en étaient jamais revenus. Deux corps avaient été retrouvés au pied de cette falaise qui délimitait les territoires, dépecés par des mâchoires d’ours. Fallait-il qu’eux aussi s’aventurent en terrain hostile et s’offrent à des batailles sans issue, tout ça pour satisfaire leur soif de rêve ? Non, décidément ils ne souhaitaient pas les voir partir, le clan y perdrait sa jeunesse. Mais ceux qui avaient l’intuition d’un passage avaient un feu qui brûlait dans leur poitrine et ce feu s’appelait l’espoir. L’espoir d’une terre meilleure, d’une terre douce et riante. Depuis qu’ils étaient nés, ils avaient vu combien tous autour d’eux souffraient du froid et de gerçures infectées, combien il était pénible de ramasser les écorces et les tubercules en suffisance, combien les nourrissons mouraient. Le gibier était rare, décimé par des maladies étranges. Une sorte de malédiction qui durait depuis on en savait quand. Décidément, rien ne pouvait les détourner de leur projet, pas même l’avis des Anciens.

Ils étaient cinq.
Les femmes du clan leur avaient cousu des sacs faciles à porter à l’épaule et le forgeron leur avait fabriqué des pitons à planter dans les fentes. Ils avaient aussi préparé des cordages en chanvre, affûté leurs flèches et aiguisé leurs lames de couteau. Ils étaient prêts à tout affronter, même le diable.

Les trois premiers jours, ils avaient marché d’une traite à travers la forêt dense et froide pour atteindre le pied du mur infranchissable. Là, ils s’étaient accordés une halte, avaient choisi l’endroit pour installer le campement d’où ils pourraient explorer les failles, s’exercer à l’escalade, choisir les meilleures voies de grimpe.
Et c’est vrai que ce mur était incroyablement haut et abrupt. Ils n’en avaient jamais vu de pareil, sauf Riks qui une fois, lors d’une campagne de chasse avec son père, avait vu de loin la montagne. Son père lui avait dit qu’en toute saison la brume s’accumulait contre les parois et empêchait d’en distinguer le sommet. Et c’était vrai, ce mur semblait ne jamais finir. Donc ils avaient planté des pitons pour estimer le comportement de la roche – par chance elle ne semblait résister – et ils avaient planté mille fois leurs ongles dans les fissures pour se hisser et exercer à plein leurs muscles. Ils s’en sortaient plutôt bien. Le soir ils discutaient autour du feu, se chamaillaient comme le font les hommes jeunes avant de sombrer dans un sommeil profond tandis que l’un d’eux veillait sur le campement à cause des bêtes sauvages.

Quand ils eurent le sentiment de s’être acclimatés suffisamment à la paroi, à sa structure, à ses difficultés, ils tinrent conseil à la façon des Anciens et Riks prit la parole. « Vous devez vous concentrer sur vos appuis, maîtriser votre souffle. Ne vous laissez jamais distraire. Notre réussite en dépend. »
Le lendemain ils réunirent leurs affaires et attaquèrent le mur une fois le jour levé. Aucun ne parlait.
Ils gravirent sans encombre le premier pan et atteignirent une sorte de vire couverte d’herbe rase qui dominait la forêt. Un court instant la brume sembla s’effilocher, comme pour leur permettre d’éprouver la saveur du vertige à dominer comme ça la falaise. Puis ils tournèrent le dos au pays qu’ils connaissaient et s’enfilèrent dans une large faille. Une heure durant, tout se passa bien. Et puis il y eut un frisson. Un rapace, aigle ou milan noir, délogé de son aire défroissa ses ailes pour s’envoler au-dessus du vide et dans le mouvement déséquilibra Päl alors qu’il changeait de prise.
Un cri immense remplit l’espace.
Le corps de Päl chuta comme un sac de plomb.

Ses compagnons se figèrent. Pour la première fois la peur pénétra leur ventre.
Riks fut le premier à réagir : « Il faut continuer. Reprenez-vous. Il le faut. » Mais Ernst restait obsédé par le cri et le bruit du corps qui avait rebondi plusieurs fois avant de s’immobiliser, désarticulé, tout en bas. Il ne parvenait plus à se hisser. Ses jambes tremblaient et il prit beaucoup de retard sur les autres À un moment donné, il se retrouva seul. Incapable de reprendre le contrôle de ses nerfs, il s’immobilisa contre la paroi, vide de forces et de pensées. Et c’est là que ses doigts lâchèrent prise. Son cri atteignit ses compagnons alors qu’ils se hissaient sur un surplomb qui leur semblait être le dernier. En tout cas la paroi vertigineuse scintillait au-dessus de leurs têtes et il leur sembla distinguer les arêtes du sommet.

Autour d’eux, le silence vibrait telle une lumière blanche.
Soudain ils sentirent le froid et la faim.

(à suivre)

L’immuable et l’éphémère #21 – 170 x 122, acrylique sur panneau bois
de Felip Costes

Un commentaire

  1. denise miège simansky

    le texte est envoûtant et les illustrations merveilleuses

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