expérimentation

écrire à l’intérieur de cet espace ouvert — espace accessible aux autres et de n’importe quel endroit du monde — pour donner idée du travail permanent qui à la fois ronge et réjouit : fragments éclatés souvent, impressions, images dérobées au quotidien et au voyage, le passage des heures se chargeant de les nouer ensemble, de les arrimer solidement au navire égaré au milieu d’une mer sans horizons, indistincte, tempétueuse… juste une question de désir et de concentration, d’attention portée aux bruits autour de soi… un peu comme une sédimentation désorganisée qui, si soumise à la gravité, obéirait à bien d’autres facteurs comme la couleur de l’esprit ou la pression atmosphérique, plus ou moins saisissables

parfois un imprévu, petits événements d’hiver, visite de Pascal ou incursion animale au jardin

parfois longs silences accordés entre nuages mutant rapidement du menaçant au cotonneux, ménageant entre deux chaos quelques trouées de bleu

des interrogations interrompent l’écriture, la remettent en cause, ça sourd du fond, ça mine, le travail d’une année balayé d’un revers de main (décidément ça ne tient pas, tout à revoir, c’était inévitable ) et quoi dire vraiment ? quoi partager ? comment agencer tout cela en quelque chose qui ressemblerait à un roman et qui pourrait intéresser les gens ? et toujours ce lancinant « à quoi bon écrire ? », malgré tout je tiens bon — que ferais-je d’autre si je cessais ? quelles perspectives ? –, obligée de composer avec le désir et la difficulté, le temps et la contrainte, la pureté de la langue et la nécessité du récit

là où je vis, les éléments du monde sont à portée des sens : toucher l’eau de la source, inspecter le renflement rose des bourgeons, suivre le chat dans sa promenade, lever les yeux vers l’horizon là-bas, tenter de décrire le rideau de pluie derrière la fenêtre, observer les poissons qui reviennent à la surface tels des survivants, replanter un cerisier Montmorency et des petits lilas qu’un voisin m’a donnés, tasser la terre avec le talon, épier le silence, juste après s’alerter à cause des grues qui s’en reviennent vers le Nord en criant, là où je vis le souffle vient du noir de la terre et de son dialogue avec les roches qui la soutiennent, certaines montés en murs ou dressées en stèles, d’autres enfouies soumises à toutes espèces de métamorphoses

Photographie françoise renaud, février 2024

19 commentaires

  1. juliette derimay

    La maladie du à quoi bon, pour quoi et pour qui, de tout jeter et d’aller s’occuper du dehors plutôt que du dedans, aussi à cause du temps, une fois de plus trop petit…
    Elle pousse donc par chez toi aussi, cette maladie ?

  2. On est sans aucun doute plusieurs à murmurer cet « à quoi bon »… et à continuer malgré…
    « là où je vis le souffle vient du noir de la terre et de son dialogue avec les roches qui la soutiennent, certaines montés en murs ou dressées en stèles, d’autres enfouies soumises à toutes espèces de métamorphoses »: cette phrase s’est insufflée en moi …Merci!

  3. brigitte celerier

    courageux lui, courageuse toi – et nous en attente (sourire mais vrai)

  4. Brando Alibert jocelyne

    Chère Françoise, tu ne vas certainement pas arrêter d’écrire, maintenant que tu as déménagé loin de chez moi, il ne me reste plus que tes écris pour être près de toi. Lorsque je te lis j’ai l’impression que du fond du jardin je vais t’entendre m’appeler pour que je vienne faire un tour dans ton jardin et boire un café. Oh j’espère que c’est juste un coup de blues et que tu vas vite retrouver l’envie.

  5. À quoi bon ? À soi bon. Sinon stop. Non nocere.
    Tu nous donnes des nouvelles des confins qui manquent terriblement là où l’on étouffe.

  6. très touchée par vos messages…
    merci à vous toutes, femmes amies d’écriture qui connaissez aussi ces phases de découragement qui précèdent des sursauts d’énergie
    les mots s’échappent mais ils finiront par faire frissonner les étendues d’eau sauvage et les plumages des échassiers de retour sur leurs territoires de la saison chaude

  7. Un ami écrivain Emmanuel VENET me disait lundi jour qu’il écrivait parce qu’il en avait enfin le temps après une longue carrière médicale. Pour lui l’aquabonisme n’a pas de sens. Ses livres publiés chez VERDIER se vendent. Sa position sociale lui ouvre des portes qui restent fermées à bien d’autres et il en profite. Il ne se croit pas génial, il trifouille lui aussi dans ses motivations. A mon sens, on ne peut pas écrire pour « intéresser quelqu’un.e » , mais pour s’intéresser « sérieusement » à ce qu’on peut extraire de son propre fond au contact de l’extérieur. Pour toi c’est la Nature, mais c’est surtout le sentiment du temps qui passe et que l’on ne peut pas immmobiliser comme un animal dans un pré clôturé. D’où le sentiment de découragement et parfois de doute sur l’utilité de taper sur les touches d’un clavier d’ordinateur. C’est peut-être un signal d’alarme pour se remettre aux notes de carnet au fil des heures, attraper des idées au vol, les ranger astucieusement. Pour moi les contenants comptent lorsque je flotte mentalement, c’est comme des bidons arrimés sur un radeau. Je ne veux pas trop pousser la métaphore ce soir, j’ai eu une journée difficile moralement. Dois-je écrire par dessus ? Je crois que non ! Et je suis soulagée de savoir dire : « Non ! Pas aujourd’hui ! Les mots encolérés sont les plus laids… Tant de choses vont bien à côté, il ne faut pas que je me laisse embrumer…

    • Les femmes du collectif Tiers Livre sont là les unes pour les autres… chaleur bonheur…
      et toi Marie Thérèse, attentive et juste…
      Je note ta belle invitation à retrouver le carnet au fil des heures, et c’est un peu ça que mon nouveau chapitre « Au jour le jour » ouvert sur mon blog depuis janvier, champ libre aux événements et aux interrogations en tout genre
      il ne s’agit pas de crise particulière, juste le chemin normal de l’écriture qui parfois nous pousse à bout…

    • Chère Marie-Thérèse, merci pour cette phrase que je note, tant elle me semble essentielle pour moi : « à mon sens, on ne peut pas écrire pour intéresser quelqu’un.e, mais pour s’intéresser sérieusement à ce qu’on peut extraire de son propre fond au contact de l’extérieur. » Et quelle chance tu as de connaître l’auteur de « Marcher droit, tourner en rond ». J’ai adoré ce livre, qui m’est arrivé je ne sais plus comment. Et dont bizarrement j’ai retenu le nom de l’auteur dont je ne sais rien. Juste en passant.

      • « S’intéresser à ce qui se trame en son for intérieur, ce qui nous constitue et nous forge » forcément ! En arrière-plan tout de même, la question de l’édition.
        Travailler pour soi, oui bien sûr. Par exemple tenir un carnet au fil de jours et des saisons, écrire dans un collectif, publier des fragments régulièrement, oui. Mais ce temps investi dans le travail des textes n’est satisfaisant en soi que lorsqu’il se concrétise et qu’un livre paraît, peut trouver des lecteurs, participe d’une œuvre…
        Aucun ego là-dedans, juste se répéter encore et encore qu’il ne faut rien attendre, tenter de trouver du bonheur dans chaque instant qui s’écoule autour des mots et de la vie réelle.

  8. IMMMOBILISER avec trois M , va peut-être m’inspirer pour l’Atelier Grâce à Qui ?

  9. Marie - Claude Morote

    Toi qui es habitée par des mots à livrer au plus juste de leurs sens à donner, pourrais tu échapper à cette question terrible du « à quoi bon ? » poison qui s’infiltre dans le sang jusqu’au cœur. Passages à vide, sentiment de solitude extrême, remise en question fondamentale du sens de sa vie.. Ça fait mal, très mal.. Pour autant ça bouillonne dans les sédiments, les émotions contraires nourrissant un feu de création à revenir. S’accrocher et lâcher prise..
    Tu portes en toi un souci d’excellence. Ce ne peut être sans douleur et tu le traduis si bien que chacun-e en reçoit des échos vibrants..
    La sève remonte, partout, en tout et là où y voyait des symptômes d’agonie, reviennent les fleurs, les couleurs en temps voulu..

  10. Véronique m’a écrit elle aussi.
    Elle disait : « tiens bon, tiens le coup, persévère, laisse passer un temps de rien, de repos… l’oreille tendue vers ce qui se tait, ce qui ne se dit pas encore, ce qui cherche son chemin, sa manière… tu as déménagé, tu as changé, tout à l’intérieur a bougé aussi. le monde bouge très fort aussi. cela va retomber. tu es encore dans l’effort des grands travaux. l’écriture aussi va changer. »
    Grands travaux sur tous les fronts alors que l’hiver est encore là…
    Merci à vous toutes…

  11. Conti Lydia

    changement de lieu, changement de vie, changement d’écriture, rien que de normal. Ainsi va la vie, heureusement pas linéaire mais cabossée et parfois chaotique. Un horizon nouveau et de nouvelles perspectives font nécessairement un petit pas de côté dans la rédaction , pas plus mal d’ailleurs, toujours bon à lire, toujours attendu. On attend, Françoise.

  12. Muriel Boussarie

    Chère Françoise, ces questionnements inévitables (peut-être nécessaires ?), on sent bien qu’ils sont ici particulièrement profonds et douloureux… malgré la force de ton écriture poétique, organique, à bras le corps et la terre. Je ne sais pas si « le travail d’une année » dont tu parles est le chantier des mille taillis. Si c’est le cas, sache combien il m’intéressait, me captivait (et bien sûr je n’étais pas la seule). Mais je sais aussi ce qu’il coûte d’être « obligée de composer avec le désir et la difficulté, le temps et la contrainte, la pureté de la langue et la nécessité du récit. » Bien à toi.

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