en mon for intérieur – jour #25

J’ai décidé en ce vendredi particulier, jour #25 du confinement, de publier un texte achevé tout juste hier, en réponse à une proposition Ateliers de François Bon autour de Pierre Bergounioux — un atelier intitulé : temps référentiel & temps du récit.
Ou encore : « de comment rendre compte narrativement d’un morceau complexe du réel avec durée »

 

la blancheur

Un long moment elle a parcouru les endroits de sa vie récente à la recherche d’un événement cyclique, d’une circonstance, d’une simple scène qu’elle aurait observée ou à laquelle elle aurait participé et qui se serait répétée suffisamment de fois pour être saisie en écriture et restituer une sensation de temps écoulé, mais elle n’a pas trouvé. Depuis qu’elle vit par ses propres moyens, elle s’est appliquée à échapper aux traditions et aux obligations familiales. Pas de vacances dans la même maison à la mer ou à la campagne — pas de vacances du tout —, pas de lieux fétiches, pas tellement d’habitudes. Une nouvelle fois elle s’oriente vers l’enfance alors que les parents dictaient la marche à suivre et décidaient de la tournure des choses. Et dans ce monde où ils étaient tous nés, dans ce pays qui était le leur, les fêtes chrétiennes s’imposaient pareilles à des bornes immémoriales, précieuses car constituant la partition du temps et concourant à l’organisation de la société rurale, occasions d’inviter la famille, d’assister ensemble aux cérémonies et de partager un repas. Mais elle n’avait jamais aimé les messes, les banquets et tout ça. Une réaction envers sa mère qui elle au contraire se réjouissait de ces rassemblements, les entourait en rouge sur le calendrier et veillait à leur réussite. Ne lui restait plus qu’à se carrer dans sa solitude, garder ses distances tout en se demandant pourquoi il fallait être dérangé par autant de monde à la fois, faire semblant d’être content, bien se tenir quoi. Et de cet événement qui survenait au cœur d’avril et qui chamboulait les rythmes domestiques, elle se souvient à priori de peu de chose.

Elle se souvient du temps, généralement beau. Les jardins renaissaient. Les arbres fleurissaient. Oiseaux. Premiers papillons. Lumière en abondance, ce qui changeait les perceptions et la respiration.

Elle se souvient des corps abandonnant les vêtements d’hiver — un événement en soi. Du sombre on passait au clair, une mutation prévue de longue date, la mère confectionnant de nouvelles robes ou rafraîchissant celles de l’année précédente en ajoutant un col brodé ou un galon. De même pour les chapeaux sortis du dessus de l’armoire, en un tour de main parés d’un ruban en organdi ou d’un petit bouquet de fleurs sèches. L’occasion aussi d’acheter de nouvelles chaussures dans la mesure de l’argent disponible. À bien considérer les choses, l’événement commençait donc dans l’avant-printemps quand la mère installait son atelier de couture et œuvrait à leurs tenues pascales, puis s’échelonnait en petites séquences — difficiles de les lister toutes — jusqu’au grand Jour. Car, avant de profiter des vêtements neufs, il fallait accepter les privations du Carême et assister aux différentes étapes de la passion du Christ.

Elle se souvient du vendredi saint. Elle et sa mère descendaient à l’église du bourg — était-ce donc une histoire de femmes qui se jouait là, capacité à la compassion et compréhension de la douleur faisant partie de leurs savoirs innés. En tout cas chaque année l’homme martyr portait son fardeau et toute la peine du monde ce vendredi-là à travers une foule de gens excités et haineux et c’était infiniment douloureux de revivre sa terrible agonie au long des quatorze panneaux en bois peint accrochés aux murs de l’église qui racontaient toute l’histoire. L’assemblée des dévots suivait des yeux la petite procession qui déambulait en habits de circonstance et psalmodiait à chaque station. Le rite était puissant, les tableaux expressifs, les actes cruels. Et elle, l’enfant, retenait son souffle quand le supplicié tombait, quand les clous s’enfonçaient dans ses mains, quand l’éponge vinaigrée s’approchait de sa bouche. Chaque détail venait lui trouer le ventre. Au terme de quoi, Jésus sur la croix dressée mourait. Le dimanche, la pierre du tombeau avait roulé sur le côté et le corps avait disparu. Et sans doute était-ce la succession des vendredis saints et des dimanches de Pâques, alternance de souffrance et de lumière, qui lui avait parlé très tôt de la blancheur. Blancheur des robes, des fleurs de fruitier, des nuages au ciel. Blancheur du corps nu supplicié, du linge tendu par Véronique, du suaire. Blancheur de la résurrection. Ou alors était-ce quelque chose qui lui était apparu lentement au fil des séquences inlassablement répétés comme on s’aperçoit que la saison change, comme on comprend après une bonne moitié de vie qu’imperceptiblement le monde autour de soi n’est plus tout à fait le même que la veille. La blancheur avait pris beaucoup d’importance. Elle était joie après la douleur, indice de métamorphose, preuve que le temps glissait en dehors de la conscience humaine et qu’il n’y avait pas d’hier ni de demain, seulement le présent qui passait, nous entrait avec rage dans la chair, nous percutait, nous changeait autant que le décor ou le paysage.

Elle se souvient du moment où la famille débarquait en voiture le dimanche par le chemin derrière la maison, tous endimanchés, heureux des retrouvailles, s’empressant d’oublier la résurrection du sauveur pour passer à l’apéritif et profiter du festin avec plats de poisson et de viande. Il y avait alors un épisode crucial, l’instant beurre blanc, domaine dans lequel la mère avait sa réputation à défendre. Si malheureusement elle était dans ses lunes, une tante prenait le relais par crainte que la sauce tourne. Étrange croyance populaire qui allait s’inscrire dans son subconscient tel un lien établi entre le sang de femme et la sauce au beurre capable de lui donner la nausée.

Elle se souvient aussi des regards appuyés de quelques hommes sur ses jambes découvertes et le tissu blanc de la robe tendu par la pointe de ses seins naissants.

Illustration : Flagellation du Christ, Le Caravage, 1607

13 commentaires

  1. Je ne sais si ce sera un compliment pour toi, mais, pour moi, il y a des accents « proustiens » dans ton récit. Chouette!

  2. C’est tellement ça, Francoise ! J’ai descendu les lignes de ton texte, complètement hypnotisée !! Jevais prendre le temps de le relire, de le savourer ! Pour la Bretonne que tu es viscéralement, c’est le beurre blanc. Pour la Jurassienne que je suis, c’est la creme fraîche diluée dans la base citronnée du brochet accompagné des premières asperges rôties à la poêle ! Humm…

  3. elianeberthelot

    Oh oui, moi aussi je me souviens de la préparation de Pâques,avant il y a avait le dimanche des rameaux et pour les enfants, ce n’était pas un branche d’olivier que l’on bénissait mais un support enrubanné sur lequel était accroché des friandises..tradition du midi, je suppose cela ne se fait plus aujourdh’ui, peu de personnes évoquent ce dimanche là qui était toujours très venteux.
    Et bien sûr pour le dimanche de Pâques, c’était la jupe blanche plissée avec les socquettes ! et le petit gilet blanc tricoté..et souvent, je grelottais, c’était avant…..

  4. Magnifique texte. La mystique chrétienne, le faste et le mystère catholique, qu’on y croit ou pas, portent en eux une force inouïe. Vue avec des yeux d’enfant, cette force est décuplée. J’aime beaucoup comme tu soulignes le mélange des croyances, religieuses et populaires. C’est très fort, et très beau.

  5. Jacqueline Vincent

    Une journée de Pâques et la blancheur d’une nappe étalée sur la grande table où un repas de fête nous laissait repus et légèrement grisés en fin après midi… qui s’étirait comme le Rhône qui bouillonnait en blanche écume devant nos yeux éblouis de lumière.. en attendant la tarte aux pommes d’une Grand Mère que nous chantons désormais dans un poème heureux et immortalisé tel notre madeleine de Proust.
    Merci pour ces souvenirs qui me font oublier la messe trop longue…
    Jacqueline.

  6. Ah! Françoise la rebelle qui se souvient des traditions de son enfance par la blancheur des ornements de la période de Pâques. Celle des fleurs, du renouveau, des vêtements neufs.
    Texte très fort qui fait aussi remonter nos souvenirs (oui, encore) nous rappeler certains plats qu’on savourait à cette occasion et apprécier cette fin de carême de privations.

  7. magnifique! la littérature dans sa plénitude digne de :
    « les gamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient incommodés dans leurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent la première botte de leur existence), et l’on voyait à côté d eux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa première communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fille de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sœur aînée sans doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant bien peur de se salir les gants. »

    ah ! la sublime miniature érotique en point d’orgue
    puis-je vous convier ma chère au Prado à savourer ce Saint Luc alias Zurbaran en contemplation béate du périzonium immaculé engorgé de sa divine érection ?

    • Une toile sublime que j’aurais pu choisir en illustration du texte
      On peut la voir ici : https://next.liberation.fr/arts/2014/03/12/zurbaran-l-etoffe-du-baroque_986546
      L’article m’apprend que Zurbaran avait été surnommé le Caravage espagnol.

      • Nous sommes bien d’accord.
        En janvier 1988, j étais à Paris visiter une amie qui se mourait du cancer. Le grand palais présentait Zurbaran. Une petite affluence.
        Me voilà face à une grande toile ,je suis pris d un doute… mais passons. Alors j ai le sentiment d être observé avec insistance. Je tourne mon regard vers la gauche. Bien des années après, je revisite cette hallucination, unheimlichkeit plutôt pour un freudien; je vois un tissu blanc réel fiché par un clou…
        Ce BLANC-Là, dans mon esprit, encore aujourd’hui, m’interroge sur cette idée du « vera ikon »,dont la photographie deviendra un de avatars… tu penses bien qu’il y a fort à envisager (hum!)

  8. Joli synchronisme, la publication de ce texte un vendredi saint.
    Et une évocation si forte pour toutes les filles qui ont connu ces enfances catholiques !
    Bravo pour les images et la poésie.

  9. Superbe texte Françoise que j’ai lu et relu. Il me remémore les rites religieux avec le sombre vendredi saint et puis la grand-messe de Pâques et les coutumes des vêtements de circonstance. Le rituel beurre blanc n’est pas oublié -quel délice- ni la description de la nature printanière.
    Merci pour ce bon moment enrichissant.

  10. Une ode à la blancheur mais aussi à la noirceur sous-jacente, et toujours cette volonté de ne pas se laisser aller à la facilité, à la norme. C’est bien sûr très touchant de sincérité et de profondeur. J’aime aussi beaucoup ces tableaux de famille esquissés à la façon d’une peinture… Françoise ou la peintre des mots (et tu sais que ce n’est pas un mince compliment pour moi !)

  11. Le printemps qui chasse l’hiver la vie qui reprend ses droits et perce sous la trame noire de la mort. Jésus qui réssuscite et s’échappe du confinement de la tombe et comme en abyme de cette succession de tableaux vivants parcourus d’immaculées empreintes, la vie encore qui bourgeonne, frêle mais conquérante en deux pointes frémissantes sous un masque éphémère.

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